2.1.2. Ouvriers de la première heure

La mission de Beni considère le 24 septembre 1906 comme la date anniversaire de sa fondation. En réalité, l'origine de cette mission est antérieure, vers la fin du XIX° siècle. Le christianisme apparaît dans les contrées de Beni et de Lubero vers les années 1896/1897. Ces dates évoquent immédiatement, pour les autochtones, la période de l’État Indépendant du Congo, issu de la Conférence internationale de Berlin (1885). D’une manière particulière, le territoire administratif de Beni connut, en 1894, l’occupation européenne coloniale avec l’établissement du poste d’État. En ce qui concerne la date précise du contact des Nande avec le christianisme, les données des archives à notre portée sont peu éloquentes.

Néanmoins, avant l’occupation coloniale, les Nande reçoivent l’influence des missionnaires du cardinal Lavigerie, établis en Ouganda depuis 1893. La première notification de Beni dans la correspondance du Père Achte date du 3 décembre 1889. C’est elle aussi qui donne des renseignements sur le passage de l’explorateur Stanley et d’Emin Paccha (1889/1890) dans la contrée 333 . Elle nous renseigne enfin sur le fait que le Père Auguste Achte s’était mis à l’apprentissage du swahili 334 , auprès du Père Guillermain. Cette langue n’est pas parlée dans cette partie de l’Ouganda, mais plutôt à ses frontières avec le Congo.

Un second écrit sur la contrée de Beni et de Lubero provient, une fois de plus, du Père Auguste Achte. Ce missionnaire décrit à son Supérieur général, en juillet 1896, ses relations avec un des chefs des villages du Congo en ces mots : « Kalijyangira, un des grands chefs d’au-delà de la Semliki, apporte au Fort deux ivoires pris aux gens de Kasagoma, qui les avaient troqués contre la poudre prohibée. Nous faisons connaissance et amitié avec ce Kalijyangira qui promet d’accepter des catéchistes 335  ». L’année suivante, le Père Auguste Achte, dans une lettre manuscrite du 5 mai 1897 adressée à son Supérieur général, raconte qu’il visita :

‘« quelques catéchumènes d’au-delà de la Semliki qui attendaient avec impatience leurs missionnaires car des Révérends Anglicans depuis quatre ans y arrivaient pour encourager le chef et leurs adeptes. Ce pays d’au-delà de la Semliki était encore dans la sphère anglaise qui, depuis dix mois, des soldats du poste belge de Kibali, se permettent des excursions et des razzias qui inquiètent fort nos timides indigènes vivant dans une quinzaine de villages 336  ».’

Ces données soulèvent un double problème : le lieu de provenance du christianisme chez les Nande, et celui de leur « immigration » au Congo. En réalité, il ne s’agit pas de deux problèmes mais d’un unique problème lié au découpage colonial des pays africains. La correspondance qui s’établit de 1889 à 1897 entre le Père Auguste Acte avec son Supérieur général explique ce fait. Elle nous pousse à affirmer que les Nande reçurent les premiers éléments du christianisme en Ouganda dans leur propre contrée.

Dans cette perspective, « la question de l’immigration au Congo » vers la fin du XVIIe siècle demande un ajustement. Conformément aux données du Père Lieven, que nous avons déjà évoquées, les Nande traversèrent la Semliki à partir de l’Ouganda. Ils fuyaient la domination des Babito, la famine, et les querelles entre frères. Ils conquirent alors la contrée « au-delà de la Semliki » et en prirent possession grâce à l’alliance avec les premiers habitants de la contrée, et au don du sel qui servit à l’achat des terres des populations rencontrées 337 . Ces alliances sont à l’origine des tribus appelées Banyandandu 338 .

Cependant, selon le rapport de Mutsawerya, émissaire du chef Maherere des Bashu résidant dans le Ntoro en Ouganda, d’autres terres des flancs des montagnes de la Ruwenzori furent découvertes. Ce rapport recueilli 339 par le Père assomptionniste Lieven Bergmans raconte avec un style africain :

‘« Le plus grand danger provient du Nord de la plaine de la Semliki. Il y a là des étrangers peu commodes. Peut-être un jour, vont-ils s’amener ici et il se peut qu’ils nous chassent des terres que nous avons découvertes ici. Si des hommes de chez nous voulaient venir, nous serions plus forts et ces étrangers n’oseraient pas nous attaquer. Au-delà de la plaine derrière la Semliki, sur les montagnes que vous voyez quand le ciel est dégagé, il y a un bon nombre de vasoki (notables), il y a également beaucoup d’autres gens qui parlent notre langue, il y a des Batangi, des Bakira, des Bahambo. Tous ceux-ci s’attendent à merveille avec nous. Vers le Sud, il y un de vos frères (Mukumwa) qui se rend maître de toute la région et on lui prête l’intention de prendre le pouvoir. Si vous ne faites pas attention, il se peut que bientôt il ne vous vous paie même plus le muhako (tribut annuel). Plus vers l’ouest, votre frère occupe également toute une région. Il a repoussé des étrangers, les Bapakombe, et veut toujours aller vers l’Ouest. Il y a beaucoup de Bayira avec lui. Lui, aussi, va bientôt ne plus vous reconnaître comme vrai chef. Aussi je vous conjure : ne restez pas dans la région où vous êtes. Il est encore temps 340  ».’

La conquête des contrées de Beni et de Lubero par les Nande fut une extension de leur royaume à tel point que de part et d’autre de la rivière Semliki ils se désignent comme avaghalavetu avengambo ou avanya yisirya c’est-à-dire « nos frères de l’autre côté de la rivière ». Dans le cas où cette conquête serait considérée comme une « immigration » à l’intérieur d’une même contrée 341 , il faudra alors dire que les contrées qui constituent les territoires administratifs de Beni et de Lubero furent « annexées au Congo en 1915 » lors de la délimitation géographique entre le Congo et l’Ouganda

Carte n° 6 : Carte du Congo (1915)
Carte n° 6 : Carte du Congo (1915)

Carte n°15 dans l’ouvrage d’Isidore NDAYWEL è NZIEM, Histoire général du Congo.
(Limites imprécises entre les frontières du Congo et l’Ouganda)

Par conséquent, le dialogue entre le chef Kalijyangira, en 1896, sa promesse de recevoir des catéchistes dans ses villages « au-delà de la Semliki », et la visite du Père Auguste Achte, en 1897, se situent dans le contexte d’une expansion pastorale des missionnaires dans une même contrée étendue sur les deux rives de la rivière Semliki.

Image n° 1: La Rivière Semuliki (Beni)
Image n° 1: La Rivière Semuliki (Beni)

Site internet de Beni-Lubero

C’est pourquoi, on peut considérer les catéchistes, le Père Auguste Achte et son collaborateur, le Père Verangot, comme les « ouvriers de la première heure » lors de la christianisation des contrées qui devinrent, en 1915, les territoires de Beni et de Lubero au Congo-Léopoldville (Kinshasa).

Ce fait nous entraîne aussi à relativiser la date du 24 septembre 1906, jour où le Père Gabriel Grison, en provenance Stanleyville (Kisangani), établit sa tente dans la mission de Beni saint Gustave. Cette inauguration du poste de mission de Beni devint, à vrai dire, le couronnement du labeur apostolique du Père Auguste Achte et de son collaborateur Verangot. Le Père Gabriel, lui-même, envoyait ses premiers catéchistes dans la paroisse voisine des Pères Blancs en Ouganda. Des chrétiens réclamaient des instructions religieuses dans leur langue vernaculaire. Serait-ce la raison pour laquelle la mission de Beni allait devenir une préfecture dépendant des Pères Blancs oeuvrant au Nord, dans le Vicariat du Lac Albert à Bunia 342  ?

Le contexte politique du début du XXe siècle fit que cette œuvre des missionnaires du cardinal Lavigerie est presque méconnue. L’implantation des postes d’État (1894) et de la mission à Beni (1906) avait pour but de faire parade à l’influence de l’islam et à l’influence anglaise, et d’améliorer les conditions morales et sociales des populations. Selon Jean Stengers, ce but signifiait dans la politique coloniale belge « civiliser 343  ». Le mot « civilisation » impliquait pour le colonisateur belge des aspects politiques, religieux, et économiques.

Ces aspects se rejoignaient dans un unique désir : « attirer vers la Belgique seule toute la fidélité et tout l’attachement sentimental des Congolais». Le Congo était devenu une œuvre nationale qui « appartenait à la Belgique. Ses affaires ne concernaient donc que les Belges ». Même les membres des « missions étrangères », c’est-à-dire protestantes, devaient, à partir de 1946, recevoir des cours à l’Ecole coloniale de Bruxelles. « On leur donnait ainsi une certaine empreinte belge afin qu’ils puissent la transmettre à leurs élèves 344  » ? C’est alors qu’ils pouvaient bénéficier des subsides du Gouvernement pour leurs œuvres scolaires.

Dans ce contexte d’exclusion d’autres nationalités au Congo, l’option pour la date du 24 septembre 1906 correspond seulement à la prise de possession de la mission de Beni par les Déhoniens, envoyés par le Gouvernement de l’État léopoldien au Congo. Elle est aussi fonction de la relative autonomie juridictionnelle d’un poste de mission dépendant de la Préfecture de Stanleyville, car Beni n’a été reconnu comme une missio sui juris en 1934.

Quoi qu’il en soit, avant l’arrivée des Déhoniens en 1906, les contrées « au-delà de la Semliki » recevaient des missionnaires en provenance de l’Ouganda. Ce fut dans ce contexte que le Père Auguste Achte, dans sa lettre du 5 mai 1897 adressée à Mgr Levinhac, relata que « ce pays au-delà de la Semliki était encore dans la sphère anglaise », qu’il signala, lors de sa visite du 19 avril 1897, la présence de soldats belges établis à Kibali et celle d’un Européen qui avait hissé son drapeau en haut de sa tente dans les parages. Il rencontra aussi à Mutega trente soldats belges qui lui présentèrent leur drapeau et lui déclarèrent qu’ils étaient envoyés pour s’enquérir de la route qui mène au poste belge de l’Usongora 345 .

Cependant, la nuit du 19 avril 1897, le Père Auguste Achte et ses onze néophytes furent conduits au camp constitué d’environ cinquante noirs en habit d’officiers avec deux ou trois galons d’or, des képis et avec un revolver. Violenté et pillé, jusqu’au chapeau, au rosaire, au chapelet, à la montre, à la gourde, le Père fut menacé de mort. Mais ceux qui l’entouraient craignant d’être eux aussi atteints par les balles demandèrent qu’on ligote le père et qu’ensuite on le tue !

Le Père Auguste Achte raconte, dans la même lettre 346 , que son salut fut un miracle grâce à sa prière : « Sainte Vierge Marie, à mon secours ». Puis, s’adressant aux militaires, il cria en swahili: Niko mtu wa Mungu, muniache (je suis un homme de Dieu, laissez moi) ! « Dieu qui tient dans ses mains le cœur des hommes changea subitement le cœur du plus acharné à ma perte ». Il fut aussitôt tiraillé dans tous les sens par ceux qui réclamaient sa mort et ceux qui voulaient le défendre. À coups de bâtons, les chefs (nyambara) militaires libérèrent le père !

Le lendemain, devant Mulamba, le roi des militaires et Kandolo, son premier nyambara, le père essaya de décliner son identité et ses activités. L’unique réponse qu’il reçut était cette déclaration de revanche : « Nous avons tué des Belges qui nous appelaient des animaux (nyama) et qui tuaient nos chefs et nos frères comme on tue des chèvres ».

Quand il eut déclaré qu’il n’était Belge, mais un « padri français », c’est-à-dire un Père de nationalité française), les mutins pouvaient lui témoigner une certaine amitié en lui offrant du café et surtout en lui racontant les injustices subies des Belges : la cruauté, les kiboko (chicote 347 prononcée comme sikote) pour la moindre faute, les pendaisons, la fusillade avec une foule de victimes dont plus de quarante grands chefs et des nyambara pendus pour des peccadilles.

Il comprit mieux ces rancœurs quand un des lieutenants de la mutinerie déclara : « nous avons trop tué », avec cette connotation que des Noirs avaient été utilisés pour tuer leurs congénères. En effet, un officier surnommé kichwa mukubwa (grosse ou grande tête) avait fusillé en un jour soixante soldats et Kibonge, leur nyambara, pour avoir refusé de travailler la terre le dimanche. De même, Loshaire, à Malela, tua plusieurs chefs et Nyambara, et jeta vivantes plusieurs victimes de sa cruauté dans une fosse commune.

Un autre commandant surnommé Kambakamba parce qu’il avait toujours une corde à la main pour fouetter les personnes, à Nangwe, administra des coups de chicotes à plusieurs personnes jusqu’à ce qu’elles aient des blessures. De ses propres mains, il versa du sel et du poivre sur les plaies saignantes. Il fit aussi jeter dans le fleuve Lualaba les malades du poste avouant qu’il ne voulait pas que quelqu’un tombe malade. Dans la même perspective, enfin, des centaines des Manyema allèrent auprès du baron Dhanis pour demander leur paie mensuelle. Cette paie ne fut jamais donnée mais au contraire il réduisit ses personnes, déportées de leur région, au travail manuel durant douze heures par jour, du matin au soir.

Ces témoignages furent vite compris par le Père Auguste Achte quand il conclut :

‘« Ils m’ont raconté de la part des Belges des injustices incroyables, comme de servir et de travailler au Congo mais sans récompense aucune malgré les promesses et des cruautés inouïes, ainsi pour la moindre faute le kiboko (sikoti), la pendaison, la fusillade. La récompense que nous avons pour avoir aidé les Belges à vaincre les Arabes, les Wangowana et les tribus des Wasehenzi, et quand nous réclamions, on nous répondait que nous étions des esclaves, des nyama (animaux), des sales bêtes (sic), cochons (sic). De plus, ils nous défendaient de manger de la viande et on nous enlevait les chèvres que nous pouvions nous procurer (…). Je crois plus sage de laisser à ces terribles enfants de la nature déverser le trop plein de leur cœur contre les Belges 348 ».’

Ce récit déclencha les mots clés de la révolte : « échapper au Dieu des riches, échapper au bâton et à la corde des Belges, et se venger et venger leurs compatriotes battus, pendus, fusillés depuis des années ». Ces affirmations culminèrent au moment du châtiment : deux blancs frappés au cœur tombèrent de leur chaise, cinq furent fusillés, d’autres s’attendaient « à la faveur des ténèbres », et à être pillés.

Le baron Dhanis poursuivit les révoltés avec une armée d’environ cinq mille soldats commandés par plusieurs Blancs et atteignit les révoltés sur les rives de l’Ituri. Les principaux nyambara du Manyema, Mulamba et Alamisi, en connivence avec les soldats réguliers, à 2 h 30 du matin semèrent la débandade : des centaines des Houssa gisaient par terre, sept belges jonchaient la terre, plusieurs Haoussa avaient pris la fuite. Le butin avait été remarquable : le fusil du baron Dhanis, dix-huit canons, bombes, munitions de l’expédition, provisions, tentes et effet des Belges avaient été pris.

En réalité, le peuple était épuisé par les tracasseries des Belges et des hommes à leur service. A ce propos Mulamba pouvait déclarer : « Il y a trois ans que j’amasse et que j’étouffe dans mon cœur la haine des Belges. ‘Quand je vis Dhanis (Fimbo nyingi : beaucoup de fouets), en face de nos compatriotes révoltés, j’ai tressailli de bonheur :c’était le moment de la délivrance et de la vengeance  349 ’». Cette victoire sur le baron Dhanis fut fêtée copieusement avec des libations de vin et de cognac. Mulamba fut choisi comme roi, Almisi et Kandoro devinrent ses deux premiers nyambara. Tous ensemble, ils organisèrent la caravane d’environ quatre mille hommes de retour dans leur région où ils voulaient se déclarer indépendants.

Cette victoire fit l’orgueil de la mutinerie qui voulait déclarer la guerre à tous les Européens qui étaient à Ntoro, venger, en même temps, tous leurs frères de race noire en tuant tous les Blancs qu’ils rencontreraient, et libérer l’Usongora de l’occupation belge. Le Père Auguste Achte voulut déjouer ce projet en proposant aux révoltés de ne pas s’en prendre aux Anglais du Fort mais de ne faire la guerre qu’avec une nation, et de conclure une alliance avec les Français, les Anglais et les Allemands. Il réussit dans son projet.

Après cela, un repas fut servi au Père Auguste Achte ; il était constitué de café et de boîtes de conserves pillées aux Belges. Il refusa de manger car il réclamait les quatorze catéchumènes pris en otage avec lui. Cette attitude fut vite comprise des femmes qui affirmèrent à son égard : « Toi, Muzungu (Blanc), tu ne mourras certainement pas ». Le roi de la mutinerie, Mulamba, lui livra quatre catéchumènes et une chèvre pour son repas du soir : « Tu as tes hommes, voici une chèvre, mange ». Il ne voulut accepter un tel repas copieux sans ses dix autres catéchumènes.

Mulamba, contrarié, organisa un conciliabule de neuf personnes qui décida d’intenter un procès au Père Auguste Achte. La division au sein de ce conseil se renforça à l’interrogatoire du lendemain quand le Père déclara : « Je n’ai pas de fusil, j’enseigne les paroles de Dieu. Je soigne les nègres malades et (…) je n’ai frappé aucun noir ». Parmi les nyambara une proposition fatale se fit attendre : « On a juré de tuer tous les Blancs, donc celui-ci doit être tué. Tous les Blancs se ressemblent ; tous complotent pour l’asservissement des Noirs ».

Après un silence de mort, Mulamba, une fois de plus, défendit le Père en conjurant ses juges : « Moi, je défends de tuer ce Blanc. Que celui qui veut le (tuer) ; qu’il prenne son fusil et lui envoie une balle : le voici assis à mes côtés » (…). Personne ne tire, crie-t-il ! Blanc, va, tue ta chèvre, mange et (pars). Tu es sauvé ». Comme les autres catéchumènes n’étaient pas remis en liberté, le Père Auguste Achte résista à l’ordre du roi des révoltés.

Cependant, Mulamba essaya d’entretenir des relations amicales avec le Père à tel point que, le 24 avril 1897, il voulut avoir des informations sur le lieutenant Van der Wielen qui érait dans l’Usongora à Kasindi. Le Père Auguste Achte leur indiqua un chemin impraticable pour que ce lieutenant et son compagnon Sannos aient le temps de s’enfuir vers Toro et échapper à la mort. Ce chemin était interdit par les Wangowana qui faisaient partie de la caravane de Stanley en 1888.

Comme le Père Auguste Achte persistait à ne pas manger, on lui remit les autres catéchumènes, torturés pour avoir adhéré à la religion des Blancs, sauf un certain Mukonjo, un jeune homme de dix-sept ans. Pendant que le Père attendait la délivrance du dernier de ses catéchumènes, il réclama ses objets pillés. On lui remit un missel et une pierre sainte.

Pour Mukonjo, il implora Saint Antoine et un des catéchumène, le petit Lazare, le vit tendre la main. Alors le Père Auguste Achte implora Mulamba : « Tu m’as traité en ami, sois mon ami jusqu’à la fin. Donne-moi mon enfant. ». Un des nyambara, Kandoro, libéra Mukonjo et le donna au Père Auguste Achte qui rentra à Toro Notre-Dame des Neiges, son lieu d’apostolat 350 .

Les révoltés restèrent encore dans la contrée durant trois mois. Entre temps, les soldats du commandant Josué Henry, en patrouille de reconnaissance, rencontrèrent un enfant d’une dizaine d’année qui livra de précieuses informations sur les dispositions de révoltés. Cet enfant serait-il un catéchumène 351 du Père Auguste Achte comme le suggère le Père assomptionniste Marie-Jules Celis ?

Il nous est difficile d’adhérer à cette suggestion car le Père Auguste Achte écrit que les révoltés lui remirent son quatorzième catéchumène et non le douzième comme le relatait le Père Marie-Jules Celis. D’ailleurs, le calvaire du Père Auguste Achte, de ses catéchumènes et de son cuisinier, qui furent torturés afin qu’ils avouent avoir subi de mauvais traitements du missionnaire, se passa en avril tandis que les mutins furent défaits en juillet 1897.

Quoi qu’il en soit, dans la nuit du 14 au 15 juillet 1897, près de la rivière Luate, le commandant Josué Henry et le lieutenant Sauvage attaquèrent les révoltés qu’ils mirent en déroute après trois heures de combat atroce 352 . Ce combat fit la renommée du commandant Josué Henry qui fut élevé à l’ordre de la chevalerie belge. En réalité, la bataille ne s’est pas engagée près de la rivière Lindi d’où le commandant tira son nom de chevalier Josué Henry de la Lindi 353 . C’est à la rivière Luate, un affluent de la rivière Lubero et un petit affluent de la rivière Lindi que la bataille se déroula 354 .

Les révoltés se réfugièrent aux abords du lac Kivu où ils essayèrent de se réorganiser. Ils s’emparèrent aussitôt d’Uvira et de Kabambare. Poursuivis par les soldats du pouvoir colonial, les révoltés se retirèrent à Ujiji puis au Katanga où ils s’allièrent aux dissidents autochtones et aux mutins de Luluaborug qui leur permirent de résister à l’armée coloniale jusqu’en 1908, date à laquelle ils furent définitivement défaits.

Cette chronologie, ainsi que la lettre du chevalier Josué Henry de la Lindi, nous décrit le contexte politique dans lequel les Pères Blancs, Auguste Achte et Verangot exercèrent leur activité apostolique dans la région de Beni à partir de Kasindi jusqu’à Lubero. La présence missionnaire atteste les rapports qui existaient entre le Congo et l’Ouganda avant les découpages des territoires coloniaux, et l’influence anglophone remarquée par les militaires du poste de garde de Beni. Par ailleurs, elle nous aide à comprendre l’accueil que la population locale réserva au Père Gabriel Grison arrivé à Beni en 1906.

Bien plus, ce missionnaire des Pères du Sacré-Cœur affirme qu’il rencontra dans la région de Beni des hommes déjà baptisés et plusieurs villages dans lesquels le peuple recevait l'enseignement du catéchisme. Des jeunes gens se rendaient à Fort-Portal, en Ouganda, pour visiter leurs familiers et, à ces occasions, ils se préparaient au baptême.

Revenus chez eux, ils devenaient les évangélisateurs de leurs congénères. Nous pouvons donc assurer que les Pères Auguste Achte et Varangot visitaient régulièrement ces communautés chrétiennes qui avaient leurs chapelles. L’une d’elles fut ainsi décrite par le Père Gabriel Grison dans sa lettre du 28 septembre 1906 au Père Léon Déhon :.

‘« Le spectacle que j'ai vu sous les yeux est ineffable ; j'ai trouvé ici une chapelle au village indigène où l'on prie tous les jours en Kiganda. Léon, un chrétien de l'Ouganda, est venu ici pour acheter de l'ivoire ; il s'est mis à instruire des enfants des indigènes et leur a construit une petite chapelle. Il a orné le mur de toutes les images qu'il avait; j'y voyais le Sacré-Cœur, le crucifix, la Sainte Vierge Saint Joseph et parmi toutes ces images, une plus grande qui attirait de suite les regards. C'était le portrait de François Coppée en habit d'académicien, découpé dans le supplément du Petit Journal. 'Quel est donc celui-là ?' demandai-je. 'Celui-là, c'est le pape' me fut-il répondu, et je les laissa dans leur bonne foi. Cette chapelle ressemble à l'étable de Bethléem, mais le Bon Maître doit sourire de ces braves gens. J'assistai à leur prière ; je ne comprenais rien à leur langage, mais je reconnus les airs de nos vieux Noël d'Europe  355 ».’

De cette longue assertion, nous pouvons déduire que les premières semences du christianisme sont venues de l'Ouganda ; et que leurs premiers fruits ont donné naissance à des communautés chrétiennes. Cependant, des doutes subsistent autour de l'origine du catéchiste Léon.

Le Père Lieven Bergmans, missionnaire assomptionniste au Congo, témoigne qu’il interrogea, en 1959, des vieux qui lui répondirent que ce catéchiste était bien un Nande 356 . Baptisé à Fort-Portal, il revenait dans sa région d'origine comme catéchiste tout en trafiquant l'ivoire. La langue qu’il utilisait était bien sa langue maternelle, le kinande apparenté au kikondjo, parlé aux frontières ougandaises avec le Congo.

Par ailleurs, les livres de prières et de catéchisme, portant le titre Kasanga, du nom de la paroisse frontalière du Congo, étaient encore en usage et répandus dans les années 1970 dans certaines paroisses du diocèse de Butembo-Beni, proches de l’Ouganda. Si le Père Gabriel Grison parle de la prière récitée en kiganda qui n’est nullement parlé à Fort-Portal, ce fut par confusion à cause des affinités linguistiques entre les dialectes bantu.

Cette évangélisation sommaire et cette confusion linguistique nous aident enfin à comprendre les découpages arbitraires des territoires coloniaux lors du partage de l’Afrique entre les puissances européennes avec leurs conséquences : la séparation géographique, administrative, et l’évolution culturelle parallèle des peuples victimes de ces partages entre le Congo et l’Ouganda lors de la convention du 3 février 1915.

Bien qu’il soit difficile de préciser les dates de fondations de premiers noyaux chrétiens (Kanyihunga, Kasindi, Lindi) que le Père Gabriel Grison rencontra dans la contrée de Beni, nous pensons que le peuple adhéra progressivement au christianisme grâce à la méthode qu’utilisaient les missionnaires du cardinal Lavigerie en Ouganda.

Les Pères Blancs contactaient d'abord les chefs et gagnaient leur confiance. Ils débutaient alors les premières prédications dans les villages culturellement constitués et relativement dispersés dans la région. Ils y instruisaient ceux qui se présentaient et recouraient aux catéchistes itinérants ou parfois résidents qui devenaient les responsables spirituels des villages comme le fut Léon.

Ensuite, les missionnaires se préoccupaient plus de la jeunesse et des enfants. Ils trouvaient en eux une garantie pour l'avenir du christianisme dans la région. En fait, ils ne pouvaient pas beaucoup compter sur les vieux dont les conversions étaient difficiles à obtenir parce qu'ils étaient fortement enracinés dans la tradition ancestrale.

Enfin, les Pères Blancs formaient des communautés adjointes aux postes de mission. Ces communautés constituaient des villages chrétiens, peuplés d'esclaves rachetés et des fuyards de la traite. Ces chrétiens étaient placés sur le territoire de la mission avec un horaire précis et des règles à suivre. On pouvait donner aux célibataires des femmes choisies parmi la population de la mission ou dans la population environnante. Le catéchisme, suivi des heures de travail et de prière, accompagnait la vie quotidienne de ces communautés chrétiennes 357 .

Cependant, il serait difficile de prouver la présence des communautés chrétiennes calquées sur ce modèle dans la mission de Beni avant l’arrivée des Pères du Sacré-Cœur de Jésus. En effet, à l’arrivée des Déhoniens, les chrétiens réclamaient des catéchistes qui organiseraient la vie chrétienne dans leurs villages. Ce furent sur ces petits noyaux de chrétiens et d’aspirants que les Déhoniens bâtirent l’évangélisation de la mission de Beni.

Notes
333.

AL, C, 10, 202-210 : Au sujet de Stanley et d’Emin Paccha.

334.

AL, C,14, 554 : Père Auguste Achte au Supérieur général. Virika, le 3 décembre 1889.

335.

AL, C, 477 : Père Auguste Achte au Supérieur général. Virika, juillet 1896.

336.

AL, C, 480 : Père Auguste Achte au Supérieur général. Toro, Notre-Dame des Neiges, 5 mai 1897.

337.

Tradition orale racontée par Kasiki Sitone, Cosmas Kighema, et Pierre Kalemekwa dans notre enfance.

338.

Cette terminologie est choquante car les enfants issus de ces liens sont des Nande conformément au système du patriarcat. Ainsi l’union entre les Nande et les Batalinga donna naissance aux Ambalume, les Nande avec les Banyangole, les Abangikwe qui résident en Ouganda et dans le Vuholu au bord du lac Edouard, au Congo, les Nande et Babira, les Bapakombe, les Nande et les Hunde, les Avanyavwito, et autres.

339.

Le ton de récit a un style africain. Les noms rencontrés dans ce récit désignent les tribus nande, hormis les Bapakombe, considérés comme étrangers.

340.

Lieven BERGMANS, Les Wanande, t. 4, Histoire des Bashu, op. cit., p. 7.

341.

On peut se référer à la carte n°15 dans l’ouvrage d’Isidore NDAYWEL è NZIEM, Histoire général du Congo. De l’héritage ancien à la République démocratique. Bruxelles, Duculot, 1998.

342.

Nous reviendrons sur la question des catéchistes et de la préfecture de Beni dans les chapitres qui examinent le ministère pastoral des Déhoniens à Beni.

343.

Jean STENGERS, Congo. Mythes et réalités, op. cit., p. 197-202.

344.

Ibidem, p. 199.

345.

AL, C, 14, 480 : Correspondance du Père Auguste Achte avec Mgr Levinhac. Toro, Notre Dame des Neiges, 5 mai 1897.

346.

Ibidem, p. 2-3.

347.

La chicotte est une grosse lanière de peau d’hippopotame (koboko, en langue vernaculaire). Dans ce contexte de mutinerie, « punir quelqu’un par la chicotte ou donner à quelqu’un la chicotte » signifiait lui administrer 100 fouets de cette lanière d’hippopotame. Pour les peccadilles, l’âge du coupable correspondait au nombre de coups qu’il recevait, ensuite on en rajoutait un pour lui signifier qu’il est idiot (moja ya ujinga).

348.

AL, C, 14, 480 :: Lettre du Père Auguste Achte à Mgr et Très Vénéré Père. Toro, Notre-Dame des Neiges, le 5 mai 1897.

349.

Ibidem p. 6.

350.

APB/Rome : C14-480 : Lettre manuscrite du Père Auguste Achte à Mgr et très vénéré Père. Toro, Notre-Dame des Neiges, le 5 mai 1897.

351.

Marie-Jules CELIS, « À propos de la chute d’une petite rivière congolaise. Brassée de souvenirs », dans L’Afrique Ardente n°63(1951) p. 20-24.

352.

Lettre du général Henry de la Lindi en réponse à l’article de Marie-Jules CELIS, op.cit., p. 20-24. Bruxelles, le 7 mars 1951.

353.

Patricia Van SCHUYLENBERG, La mémoire des Belges en Afrique centrale. Inventaire des archives historiques privées du Musée royal de l’Afrique centrale de 1858 à nos jours. Tervuren, Africa Museum, 1997, p. 43-44.

354.

AMRT (Archives du Musée Royal de Tervuren), Josué HENRY de la Lindi, la Révolte des Batetela. (trois cartons du texte manuscrit).

355.

Père Gabriel Grison au Père Léon Déhon. Beni, le 28 septembre 1906, dans Le Règne du Sacré-Cœur, janvier 1907, p. 1-2.

356.

Lieven BERGMANS, Cinquante ans de présence assomptionniste au Nord-Kivu. Bruxelles, Woluwe-Saint-Lambert, 1979, p. 24.

357.

Vers les Grands Lacs. Journal de la première caravane des Pères Blancs en Afrique équatoriale. Louvain, Hervelé, s.d., p.22-24, cité par K-T. MASHAURY, op.cit., p. 208.