2.1.3. Fondation déhonienne de la mission de Beni (1906)

Les Belges qui occupaient le fort de Beni depuis 1897 constatèrent que des missionnaires Pères Blancs, en provenance de l'Ouganda, évangélisaient la population locale dans la plaine de la Semliki. Il fallait donc garder à distance l'influence anglaise qui rayonnait dans la région à partir de Fort Portal afin que la population locale ait confiance dans les Belges.

C’est pourquoi, en 1905, le roi Léopold II, par l'entremise du gouvernement belge demanda au Père Gabriel Grison des Prêtres du Sacré-Cœur de fonder un poste de mission à Beni 358 , situé dans la partie nord-est de sa Préfecture apostolique de Stanley-Falls (Kisangani). Ce poste de mission devrait avoir des objectifs d’ordre religieux, humanitaire et politique.

Du point de vue religieux, la mission de Beni devait remplir la mission évangélisatrice de l'Église et ainsi : «tirer les noirs de l'emprise du Satan 359  ». Ce poste ne devait pas seulement parer à l'influence des missionnaires venant de l'Ouganda mais aussi à l'avancée de l'islam dans la région. L'islam, en effet, vers 1878, s'était infiltré dans la région de Beni avec les Arabes et les Arabisés esclavagistes qui, capturant les hommes et pillant l'ivoire à leur passage, sillonnaient la plaine de la Semliki. À leur arrivée, ils manifestèrent leur objectif purement mercantile qui fut suivi d'une motivation religieuse, l'islamisation de la région.

Du point de vue humanitaire, les missionnaires dans le poste de Beni devaient travailler au relèvement moral de la population locale afin de « la tirer de ses pratiques barbares, païennes et superstitieuses ». L'évangélisation fut ainsi considérée comme un remède d'ordre moral. Enfin, du point de vue politique et religieux, ils devaient collaborer avec le pouvoir étatique et être auprès de la population autochtone un organe qui l’inciterait à la soumission au nouvel occupant belge. Cela devrait alors « permettre à la nation tutrice de remplir plus intégralement ses devoirs coloniaux 360  »: « accroître la gloire de la Belgique en servant Dieu dans la personne des Noirs 361  ».

La collaboration en ces domaines n’a pas été effective à cause de la divergence de vues sur la manière de civiliser. Le Père Théodore Müller remarqua, à ce sujet, que quelques colons se souciaient fort peu de l’éducation morale de l’indigène et objectaient : « La civilisation suppose des facultés que le noir ne possède pas ou qu’il n’a qu’à un degré tout à fait inférieur ; c’est donc une utopie que de vouloir le civiliser  362 »!

Face à cette vision, les missionnaires opposaient une civilisation chrétienne. Pour le missionnaire, celle-ci tend à former les peuples en les arrachant à la domination des appétits inférieurs et en les élevant vers le vrai et le bien par le progrès continuel de la raison vers la lumière, du cœur vers les sentiments nobles désintéressés, de la volonté vers la maîtrise d’elle-même sous l’empire de la loi de Dieu. La civilisation n’est pas le raffinement du bien être matériel abrité derrière une morale consistant le plus souvent en l’observance extérieure de conventions et de lois où la formation du cœur est totalement oubliée ; cette civilisation est le fruit de l’égoïsme et de l’intérêt.

Le noir est capable de cette civilisation chrétienne car il appartient à l’humanité comme tout le monde. Il a une âme faite à l’image de Dieu comme les occidentaux ; il jouit d’une intelligence apte à comprendre et d’une volonté apte à aimer. La formation selon la morale de l’Evangile est la clé de la vraie civilisation 363 .

‘« Le noir est susceptible de civilisation, il a de l’intelligence, il a du cœur, sa nature n’est pas essentiellement mauvaise, il possède en germe toutes les qualités. Il faut les étudier, les connaître et travailler à les développer, à les perfectionner. C’est le but de la civilisation, c’est le but que l’Eglise a poursuivi à travers les siècles et qu’elle tache d’atteindre à ce moment chez les peuplades africaines par l’action bienfaisante de ses missionnaires. Par un travail persévérant, par une action douce et ferme à la fois, elle arrivera à régénérer cette pauvre race Cham en lui faisant adopter le saint Évangile dont la doctrine si simple et si élevée a régénéré le monde ancien 364  ».’

Dans le même sens, le Père Joseph Slanden ajoute dans sa lettre du 10 janvier 1909 « qu’avec beaucoup de patience et d’abnégation de notre côté, et une bénédiction abondante de la part du bon Dieu, nous parviendrons à améliorer cette contrée malheureuse, à y faire resplendir la croix et à faire reculer le croissant 365  ». Cette vision de la civilisation correspond à l’intuition du Père Léon Déhon qui appréciait l’œuvre léopoldienne de la civilisation et invitait ses missionnaires à collaborer à cette œuvre pour la plus grande gloire de Dieu et leur propre sanctification. Ce furent ses convictions religieuses et humaines qui soutinrent l’œuvre des Prêtres du Sacré-Cœur de Jésus dans les missions.

Le poste de mission de Beni aurait dû commencer en 1905. Mais, le Père Gabriel Grison avait un personnel réduit à cause du décès d’un grand nombre de ses missionnaires : en huit ans (1897-1905), onze religieux venaient de succomber à la tâche. Malgré ce fait, le Gouvernement colonial força presque la main au Père Gabriel Grison afin qu’il établisse au plus tôt des missionnaires à Beni car la situation politique qui prévalait au début de ce XXesiècle dans la région exigeait la collaboration entre la colonie et la mission.

En effet, comme les frontières entre le Congo et l'Ouganda n'étaient pas encore bien fixées, des incidents pouvaient surgir entre les deux colonies. Ensuite, l'autorité militaire se rendit compte de l’importance capitale d'un poste de mission à partir duquel les missionnaires inspireraient la confiance aux autochtones en faveur des agents de l’Etat Indépendant du Congo, et aideraient ainsi à garder à distance l’influence de l’adversaire anglais 366 .

Par ailleurs, les populations autochtones n'étaient pas encore pacifiées : les chefs rivaux se livraient bataille ; les Arabes et arabisés faisaient la chasse à l'homme et essaimaient l'islam dans la région ; les guerres de résistance au nouvel occupant belge battaient leur plein, la région ne connaissait pas encore à fond le christianisme, et les habitants n'étaient pas encore soumis à l'autorité coloniale.

Quelques années plus tôt, en 1902, le sous-lieutenant Adolphe de Magnée, originaire de Hasselt, venait d'être massacré à Beni avec ses vingt-cinq soldats et ses cinquante porteurs. Son corps aurait été dévoré. Par ailleurs, en 1905, alors que la brigade des études du chemin de fer travaillait dans les environs de Beni, l'un de ses membres mourût empoisonné 367 . L'apostolat des missionnaires devait donc répondre à ces problèmes religieux, sociaux et politiques.

Conscient de ces difficultés, le 8 août 1906, jour de son départ pour Beni, le Père Gabriel Grison, avec une note d'inquiétude et de crainte, affirma :

‘« Je pars de Saint Gabriel, y reviendrai-je ? À la garde de Dieu ! J'accomplis les ordres du Bon Maître : cela me suffit (...). Je suis plus ému que je ne laisse paraître. Ici-bas, nous n'avons pas de demeures permanentes, et toute la vie est un voyage. Pour un chef de Mission, cela est vrai au sens propre et au sens figuré plus que pour les autres 368  ».

Malgré ces craintes à cause des difficultés du voyage et de la contrée non encore pacifiée, le Père Gabriel Grison arriva à Beni le 24 septembre 1906 en la fête de Notre Dame de Merci, après quarante-sept jours de marche à pieds.

Néanmoins, lors de ce voyage, le Préfet apostolique ressentait une indicible joie croyant être le premier missionnaire à fouler les terres de ces régions dites « sauvages », ignorant qu’il avait été précédé par les Pères Blancs. Cette conviction stimulait le cœur du Père quand il quitta Avakubi, un poste de mission qu'il venait de fonder en 1904. Ce poste lui servit d’étape car il se trouve à mi-chemin de Beni et de la métropole.

Cependant, ce moral élevé ne lui épargna pas les difficultés de la route. Du point de vue climatique, il affronta les orages et les pluies torrentielles. Du point de vue géographique, il fallait faire face à l'humidité de la forêt et le chemin qu'il faut presque créer au passage, et la crainte des animaux sauvages. Du point de vue physique, les problèmes de ravitaillement en nourriture, de la fatigue et de la maladie accompagnaient le missionnaire avec sa caravane de porteurs.

‘« Après trois mortelles heures de gymnastique, nous rentrions dans un sentier boueux défoncé par les pluies et les éléphants, obstrué par les lianes et les arbres tombés, mais infiniment plus solide que les marécages que nous venions de traverser. Un peu plus loin, une troupe de buffles coupe notre caravane ; mais ce ne fut qu’une trombe vue seulement par ceux qui étaient proches. Je ne comprends pas comment ces animaux peuvent voyager de la sorte dans ces forêts touffues au milieu de mille lianes qui courent d’un arbre à un autre et des vieux géants de la forêt, tombés çà et là et couverts de plantes fossiles de toutes sortes.’ ‘Vers midi nous arrivons auprès d’une rivière torrentueuse : je fais passer deux soldats bon nageurs pour savoir à quoi m’en tenir. Ils ont l’eau seulement jusqu’à la poitrine, et je passe à cheval sur deux fusils servant de brancard et nous sommes arrivés tout à l’heure moulus, à un endroit déboisé, emplacement sans doute d’un ancien village, appelé kichwa cha tembo, tête d’éléphant parce qu’on y voit encore un crâne d’éléphant qui y a été tiré autrefois. Je n’en puis plus mais ma fière est finie » 369 .’

Ainsi, ces sentiers difficiles et périlleux rendaient difficiles non seulement l’apostolat des missionnaires mais aussi les communications entre les postes. Cependant, le Père Gabriel Grison parvint à Beni le 24 septembre 1906 où il fut reçu par la population autochtone et jouit de la bienveillance des officiers belges Stamane, Bogaerts et le commandant Gustave Vervloet. Si le Père Gabriel Grison insiste sur l’accueil reçu des officiers belges, c’est dans l’intention de manifester non seulement la collaboration pour la fondation de cette mission mais aussi de montrer l’ampleur de sa mission qui engloberait la région de Beni, de Rutchuru et de l’Uvira où ces officiers œuvraient.

C’est pourquoi, à plusieurs reprises, dans sa correspondance de Beni du 5 décembre 1906 et du 28 septembre 1906, avec le Père Léon Déhon, il souligne qu’il fut reçu par les autorités supérieures de la région dans les districts successifs de Beni, de Rutchuru et d’Uvira et que cela était pour lui une providence. Ces districts s’étendent du lac Albert au lac Tanganika 370 .

En réalité, il n’exerça son ministère pastoral que dans les deux premières zones et finalement à Beni car les deux autres districts revenaient aux Pères Blancs qu’il aida jusqu’après la première guerre mondiale. En signe de reconnaissance pour les bienfaits reçus du commandant Gustave Vervloet, le Père Gabriel Grison établit ce poste de mission sous le patronage de saint Gustave. Ce commandant prêta au père une main forte et une inlassable collaboration dans la fondation de la mission chrétienne de Beni.

De son côté, malgré la peur et la méfiance profonde à l'égard des étrangers, la population locale se réjouit de l'arrivée du Père Gabriel Grison. Cette attitude résulte de l'expérience antérieure car les autochtones venaient de connaître des africains malfaiteurs vivant de rapines et faisant la chasse à l'homme ; des asiatiques esclavagistes et pilleurs d'ivoire ; et ils se défendaient encore contre l’occupation militaire et coloniale.

En dépit de la peur et de la méfiance de la population pas encore soumise à l'occupation coloniale, les premiers noyaux chrétiens et les néophytes attendaient ardemment les missionnaires. Trois jours après son arrivée le Père Gabriel Grison inscrit cent quarante catéchumènes. Par ailleurs, les autochtones avaient remarqué que les missionnaires, annonçant aux hommes la réconciliation universelle, étaient différents des autres Blancs colonisateurs.

Le sous-lieutenant Sauvage, compagnon de lutte avec le chevalier Josué Henry de la Lindi, en témoigne quand il affirme que « les fonctionnaires religieux jouissent de l'estime spéciale des Congolais à cause de leur non-intervention dans les affaires politiques  371 ». Ce phénomène est dû au fait que les missionnaires n'avaient pas une action directement oppressive et répressive auprès de la population locale.

Après environ quinze jours de recherche, Le Père Gabriel Grison et le Commandant Gustave Vervloet décidèrent l'implantation d’un poste de mission à Karuhamba non loin du poste d'État. Mais ce poste fut aussitôt abandonné à cause de la maladie du sommeil qui ravageait la population locale. L’administration coloniale, en 1926, se vit dans l'obligation de déloger, parfois manu militari, le peuple vers les montagnes, et de transformer la plaine de la Semliki en parc national. Ces terres prirent successivement le nom du parc national Albert, puis de Virunga quand fut décrétée la politique de l’authenticité à partir de 1972.

Ces vastes terrains arables et fertiles, enlevés au peuple, furent fortement regrettés et leur étatisation engendra des attitudes négatives à l’égard des Européens. Le chef Wehya de Masiki n’a jamais admis cette situation imposée. Mécontent, il s’opposa aux Européens et refusa tout dialogue avec les missionnaires ainsi que toute suggestion de conversion au christianisme.

Notes
358.

« L'Assomption au centre de l'Afrique », dans L’Assomption et ses œuvres n° 406 (1935), p. 68.

359.

K-T. MASHAURI, op. cit., p. 204.

360.

D.F.De MEEUS et D.R. STEENBERGHEN, op. cit., p.30.

361.

Musumba-M. KABUNGA, Le Rédempteur en Afrique noire à partir de l’expérience noire. (Thèse de doctorat). Louvain La Neuve, Université Catholique de Louvain, 1993, p.22-23.

362.

Théodore MÜLLER, « L’esprit et le cœur des nègres », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 24-25

363.

.Ibidem, p. 24.

364.

Ibidem, 29.

365.

Correspondance du Père Joseph Slangen au Père Léon Déhon. Lokandu, le 10 janvier 1909, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 52.

366.

M-M. KABUNGA, op. cit., p. 20-21; K-T. MASHAURY, op. cit., p. 206.

367.

Romanus. DECLERCQ, « La fondation de la mission de Beni », dans Afrique Ardente n° 85 (1955), p.2.

368.

Vincent. JEANROY, Histoire de la mission de Falls, cité par Romanus. DECLERCQ, op. cit., p. 2

369.

Léon FARINELLE, « À travers l’Afrique » Beni, le 9 mai 1907, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1908) p. 146.

370.

Correspondance du Père Gabriel avec le Père Léon Déhon. Beni, le 28 septembre 1906, dans le Règne du Sacré-Cœur (janvier 1907) ; Correspondance du Père Gabriel avec le Père Léon Déhon. Beni, le 5 décembre 1906, le Règne du Sacré-Cœur (mars 1907).

371.

A. THURIAUX-HENNENBERG, Inventaire papiers Josué Henry de la Lindi, lieutenant général, Géologue, (1869-1957), Inventaire d’Archives d’Histoire, cité par K-T. MASHAURY, op. cit., p. 206.