2.2.2. Méthode apostolique des Déhoniens à Beni (1906-1929)

Avant l’arrivée des cinq premiers missionnaires des Prêtres du Sacré-Cœur, le Père Gabriel Grison, le commandant Vervoel et le sous-officier Dewael firent des tournées de prospection et de reconnaissance. Ils choisirent le village Kakondjo, sur les abords de la rivière Thalia, qui se prêtait être mieux pour être le centre du poste de mission de Beni car, à partir de ce lieu, il fallait deux jours de marche pour se rendre soit à Beni, soit à Kasindi, soit à Amakoma, villages dans lesquels l’influence des Pères du Toro était encore remarquable.

Ils y installèrent cinq cases pour chaque missionnaire et plantèrent sur un hectare des bananiers, sur un autre des maïs, et préparèrent deux champs de pomme de terre. Le Père Gabriel Grison commença à y faire paître sept vaches à lait, un petit troupeau de moutons et y aménagea un grand jardin où poussaient des carottes, des choux, de la salade et des radis, ainsi que des orangers et des fraises.

Cette sobre infrastructure pour l’accueil de nouveaux missionnaires fut encouragée par les chrétiens eux-mêmes qui étaient venus rencontrer le Père Gabriel Grison pour lui demander de s’établir en ce lieu. Après avoir reçu son consentement, ils s’en allèrent chercher leurs affaires pour demeurer en ce nouvel emplacement. Il est probable que ce groupe de chrétiens constitués de trente personnes 389 est celui que le Père Gabriel Grison laissa au service de nouveaux missionnaires. Ces chrétiens firent penser au Père Gabriel Grison que, dès que les indigènes connaîtront les missionnaires, leur christianisation sera presque acquise 390 .

Cette attitude s’accompagnait aussi du désir de connaître le peuple en étudiant leurs croyances 391 . Après les premières impressions sur le noir, qui était considéré comme une personne sur lequel le missionnaire ne pouvait pas compter dans son travail, « un nul incapable de manipuler un niveau d’eau », « l’homme avec lequel il faut beaucoup patienter » et sur qui il faut implorer la grâce pour qu’il ait des « sentiments chrétiens », fut au contraire estimé à Beni comme une personne appartenant à « une race supérieure à la pure race nègre 392 ».

Une autre attitude prise par les Déhoniens fut celle de s’adapter au peuple. Dans la contrée de Beni, il y avait un groupe de personnes qui ne voulait pas apprendre le swahili mais qui voulait suivre le catéchisme dans sa propre langue. Afin de les gagner au christianisme, les Pères leur enseignaient le catéchisme "dans la langue de l’Ouganda" qui était probablement le runyoro 393 , et leur donnaient une petite classe de lecture, pendant que les autres étaient occupés par le travail manuel 394 .

Ce problème linguistique est similaire à celui de l’identité du catéchiste Léon. Cette question linguistique nous renvoie au problème de communication rencontré par le Père Gabriel Grison à Beni. Il confondit lors de la prière dans la grande chapelle le kiganda avec le kinande. Ce groupe de chrétiens de Beni était constitué des Bakondjo, Nande restés en Ouganda et séparés de leurs congénères par la rivière Semliki. La paroisse Virika (Fort Portal) étant éloigné de leurs villages, ils préférèrent suivre les leçons de leur catéchisme près de leur milieu.

Le ministère pastoral des Pères du Sacré-Cœur a été celui des missionnaires itinérants à tel point que le Père Léon Cambron affirme que "le ciel sera seulement notre demeure fixe 395 ". Dans sa lettre au Père Paul Delgoffe, le Père Léon Farinelle relate ce style d’apostolat :

‘« Ce que nous faisons ici ? La moitié du temps nous sommes en route, nous visitons les villages de catéchumènes dans une paroisse de dix-neuf journées de longueur. En route, on marche habituellement depuis le matin jusque midi ou une heure ; on plante sa tente ; si c’est dans un village, on y soigne des malades ; s’il y a des catéchumènes, on fait le catéchisme et le lendemain on se remet en marche ; à certains endroits où il y a un nombre respectable de catéchumènes, on reste quelques jours, on y place un catéchiste en permanence, qui enseigne le catéchisme et l’alphabet 396  ».’

Cet apostolat d’itinérants était aussi l’occasion d’encourager les catéchumènes, de régler les problèmes des chrétiens, de « faire acte de présence en prévision de l’invasion possible des protestants 397  « et de créer les communautés chrétiennes. Cet apostolat dans un esprit de concurrence avec les protestants est à l’origine du désir de placer de nombreux catéchistes dans les villages. En vue de les raffermir et de les encourager, les missionnaires devaient organiser des visites fréquentes 398 et vivre ainsi comme des apôtres itinérants.

L’activité missionnaire des Déhoniens lors de leurs randonnées prolongées dans les villages n’est pas bien définie hormis la description que donne le Père Joseph Lens à Kasindi quand il écrit en 1909 :

‘Depuis le 15 juin, j’étais en route, principalement pour faire le recensement de ma paroisse. À Kasindi seul, mon registre notait 152 catéchumènes, nonobstant les départs ou changement de garnison. Il y a là un chrétien catéchiste. Je suis arrivé à établir les prières du matin et du soir, le catéchisme et la classe. Quand j’y suis, le dimanche, tous assistent à la Messe suivie d’une petite instruction, puis l’après-midi au chapelet et au catéchisme. J’ai eu quatre baptêmes in extremis et un mariage. Près de Kasindi, au village de Katsou, il y a une vingtaine de catéchumènes qui demandaient à grands cris un catéchiste. Pour les satisfaire, le Père supérieur a pris un de nos enfants sachant lire et écrire, mais non encore baptisé. Je suis parti l’installer le 18 juin. Pendant mon séjour à Kasindi, j’y suis allé plusieurs fois à des heures différentes et chaque fois il y avait catéchisme ou classe. Malheureusement, il y a un revers à la médaille. Les femmes ne viennent pas encore, mais il y a déjà mieux. Elles osent déjà elles-mêmes demander des médicaments soit pour elles, soit pour leurs enfants 399  ».’

Le but premier de ces randonnées apostoliques n’était pas seulement celui d’instruire les chrétiens et les catéchumènes mais aussi celui de constituer des communautés chrétiennes et des fermes-écoles ou des chapelles-écoles animées par des catéchistes. Le Père Pierre Fernan Germaind ajoute à ce but une autre motivation, la crainte de voir les néophytes oublier les instructions reçues. Ainsi pouvait-il écrire :

‘« Rentré au logis, je me suis demandé ce que pouvaient faire mes catéchumènes au milieu d’éléments si païens, je craignais de leur voir oublier bien vite ce que je leur avais dit, et pour en savoir plus long, je suis parti ce matin. Je resterai ici quelques jours, enseignant du matin au soir le catéchisme et l’a.b.c. Ensuite, j’irai fixer ma tente à Lissama, c’est la paroisse d’un autre Père, mais la situation n’y est pas très claire et il m’a demandé de passer par là 400  ».’

Parmi les autres activités en brousse, les missionnaires pouvaient aussi s’efforcer de soulager les souffrances humaines et administrer des sacrements.

Par contre, la journée d’un missionnaire dans un poste de mission était mieux définie et réglementée. Elle débutait par la messe qui était suivie du catéchisme des enfants et de l’instruction scolaire. Selon le nombre des religieux, certains pendant ce temps pouvaient surveiller les constructions, et visiter les villages les plus proches du poste de mission afin d’y soigner des malades. Ils y établissaient des familles chrétiennes, y construisaient un abri pour le Père et une chapelle ou y installaient des catéchistes 401 . Les mercredis et les jeudis, dans l’après-midi, les Pères enseignaient le catéchisme aux adultes des environs, et les confessaient les vendredis et les samedis 402 .

Parmi les communautés chrétiennes, les missionnaires signalent dans leur correspondance les villages de Kasindi, Kengele, Ruwenzori, Kakondjo, Amakoma, Kilo, Irumu, Rutchuru, et plus tard Kimbulu, en 1924, dans les montagnes. Ces villages qui étaient des centres de rayonnement missionnaire avaient chacun ses caractéristiques propres.

À Kasindi, les catéchumènes et les chrétiens qui existent dans chaque village, la communauté chrétienne était composée de soldats, d’agents de l’administration. Dans la plaine de la Semliki, les missionnaires s’adressaient à des cultivateurs. À Irumu, par contre, il y avait des soldats, des travailleurs, des chrétiens, des catéchumènes et des protestants 403 . Ces contrées nous donnent des informations précieuses non seulement sur la diversité des activités apostoliques des missionnaires mais aussi sur les distances d’environ trois cents kilomètres à partir du Lac Albert jusqu’au lac Edouard à Rutchuru. Ce phénomène nous fait percevoir l’importance de placer plusieurs catéchistes dans les villages pour évangéliser 404 et le problème de leur formation qui lui est corollaire.

Ce problème se fit sentir avec acuité car nous remarquons que les Déhoniens avaient plusieurs sortes de catéchistes. Outre les catéchistes qui ont reçu une formation approfondie chez les Pères Blancs dans le Toro en Ouganda, nous rencontrons des catéchumènes-catéchistes comme cet enfant des Pères, sachant lire et écrire, mais pas encore baptisés 405 , installés par le Père Joseph Lens, le 19 juin 1900, dans le village de Katsua.

Par ailleurs, en 1911, le Père Modeste D’Hossche, Supérieur de mission de Beni, laissa comme catéchiste un de ses enfants orphelins dans les montagnes du Ruwenzori 406 . Dans la plupart des villages, les Pères du Sacré-Cœur de Jésus se retrouvaient précédés car ils y rencontraient des chrétiens en prière et des néophytes en attente des catéchistes ou des missionnaires. Cette situation générale se reflète dans la correspondance du Père Léon Farinelle qui écrit que les Noirs sont prosélytes auprès de leurs congénères 407 .

Sur une étendue de trois cents kilomètres de longueur, les Pères, en nombre insuffisant, pouvaient-ils contrôler l’enseignement de ces différents agents de l’évangélisation ? Dans la mesure où le catéchisme consistait en une série de questions et de réponses, la question pouvait sembler secondaire. Elle devient pertinente quand il s’agit du partage et de l’approfondissement de la nouvelle religion par des dialogues informels dans les villages. Les catéchistes tentaient-ils de donner des explications culturellement compréhensibles en l’absence des Pères ?

Quoi qu’il en soit, à partir des données à notre portée, les missionnaires ne se plaignaient pas de leurs catéchistes pour des questions théologiques mais plutôt pour le poids des cultures locales. On peut les résumer par cette affirmation de Mgr Gabriel Grison parmi tant d’autres : « les passions sauvages vont vite leur empire 408  », ou encore, « chassez le naturel il revient vite au galop 409  ».

Néanmoins, grâce aux catéchistes, les missionnaires pouvaient constater de nouveaux mouvements de conversions 410 . En réalité, l’urgence de la formation des catéchistes se faisait sentir parce que les Pères du Sacré-Cœur de Saint-Quentin, avec des moyens pécuniaires réduits, ne pouvaient pas toujours envoyer leurs catéchistes en Ouganda pour recevoir leur formation auprès des Pères Blancs 411 . Par ailleurs, ils pouvaient se plaindre du nombre insuffisant de ces catéchistes dont certains, parfois, n’étaient pas si enthousiastes. C’est ce que le Père Léon Cambron laisse entendre quand il écrit à son confrère :

‘« Ce qui nous manque le plus ce sont ces catéchistes à placer dans les villages ; nous en avons dans les postes les plus importants, mais lors même nous aurions une douzaine, nous trouverions de la place pour les caser. Nous en formons ici, seulement cela ne va pas vite. Nous en avons plusieurs formé par les Pères Blancs du Victoria Nyanza, mais il faut les payer très cher pour les décider à s’expatrier, et, en outre, on n’en trouve pas beaucoup de disponibles 412 ».’

En 1912, avec l’arrivée du Père Victor-Remy Mailier et le Frère François Bergé la mission de Beni projeta une formation commune des catéchistes. En effet, les missionnaires ressentaient le besoin d’une formation sérieuse des catéchistes car l’expérience leur révélait que tout leur apostolat reposait sur le travail des apôtres laïcs 413 d’autant qu’ils souffraient d’une pénurie du personnel évangélisateur. Ce projet ne se réalisa pas à Beni mais pour tout le vicariat apostolique des Falls.

En janvier 1923, à Avakubi, le vicariat apostolique créa son école pour les catéchistes qui fut transférée en 1927 à Saint-Gabriel à Stanley-Falls. Celle-ci fut fréquentée par les enfants de 12 à 13 ans ayant terminé l’école primaire et dont l’intelligence, la docilité et le bon caractère n’étaient pas mis en doute. Pendant une période de trois ans, les futurs catéchistes recevaient des leçons sur la Bible, la liturgie, les rubriques (kanuni) des cérémonies et le cycle liturgique, les sacrements, l’histoire de l’Eglise, la morale, et les commandements de Dieu. A la fin de chaque semestre, ces enseignements étaient sanctionnés par un examen d’évaluation.

La formation permanente des catéchistes fut aussi une préoccupation des missionnaires. Après les trois années requises pour la formation, les catéchistes, lors de leur ministère, assistaient à une conférence hebdomadaire d’approfondissement de la vie chrétienne. Eux-mêmes, devraient quotidiennement veiller à leur vie intérieure par la pratique de l’examen particulier de conscience et la récitation du chapelet.

La formation morale des catéchistes, selon les exigences de Rome, consistait à maintenir une foi vive, une piété sincère et réfléchie, des mœurs irréprochables, une connaissance plus approfondie (scientia) des Saints Mystères, l’humanitate qui consiste à prendre sa vie au sérieux pour avoir une influence sur celle des autres, et l’affabilité des manières et la politesse.

Il s’agissait donc d’inspirer aux futurs catéchistes un grand amour de Jésus-Christ, de raviver en eux la soif du salut des âmes et le sens du dévouement pour elles. Il fallait allumer en eux la « flamme de l’apostolat », corriger progressivement leurs défauts de caractère, susciter en eux l’esprit du sacrifice, les aider à savoir se supporter mutuellement, et enfin leur faire comprendre la nécessité ainsi que la noblesse du travail manuel.

Le synode vicarial de 1933 reprenant celui de 1922 souhaita que les épouses des catéchistes fassent l’école aux petites filles pendant que leurs maris s’occuperaient des garçons 414 . L’école des sœurs de Bafwabaka aiderait dans ce sens avec l’appui des missionnaires. L’important n’est pas de transformer ces épouses en religieuses mais de les associer à un véritable apostolat apparenté à celui de leurs maris catéchiste.

La charge des catéchistes consistait à se rendre le dimanche à la mission avec les chrétiens et les catéchumènes de leurs villages pour y assister à la Sainte Messe. Les catéchistes éloignés du poste de mission, hormis les fêtes de Noël et de Pâques, devaient, à l’heure de la messe, rassembler leurs chrétiens et leurs catéchumènes pour réciter ensemble dans leurs petites chapelles les prières du matin et celles de la messe. Ils pouvaient aussi réciter un chapelet en alternant les dizaines avec les couplets d’un cantique marial.

Ensuite, l’assemblée récitait un chapitre du catéchisme et les catéchistes en donnaient une ample explication si le Supérieur les en avait jugés capables. Les soirées des dimanches, les chrétiens éloignés des postes de mission, avec leurs catéchistes, se rencontraient, une fois de plus, pour la récitation du chapelet et la prière du soir. Enfin, les catéchistes avaient à visiter les malades et devaient prendre soin de ne laisser mourir aucun enfant de leurs villages, fut-il né de parents païens, sans la réception du baptême. Si dans les huit jours après la naissance un missionnaire ne passait pas, ils pouvaient baptiser les enfants des parents chrétiens en présence de deux témoins. Toutefois, pour ceux qui vivaient dans une irrégularité notoire, le catéchiste devait s’abstenir de baptiser leur enfant, excepté en cas de danger de mort.

En somme, les catéchistes ont palié à la pénurie du personnel missionnaire. Cette méthode, cette formation de catéchistes, et cet esprit qui a été, en quelque sorte, suivi par les Pères Assomptionnistes après 1929, se retrouvent aussi dans les mesures pastorales concernant les catéchumènes. Le Père Romanus Declercq nous signale que, pour avoir une conviction relative que les néophytes sont réellement imprégnés de la religion chrétienne, il a fallu du côté des catéchumènes comme du côté des missionnaires, une extrême discipline. La rigueur, l'assiduité et la persévérance sont soulignés par cette lettre pastorale commune aux missions de l’Etat Indépendant du Congo que le Père Gabriel Grison, préfet apostolique des Falls, communiqua à ses missionnaires:

‘« La loi de deux ans relative à l'assistance au catéchisme pour recevoir le baptême, promulguée à Léopoldville, est obligatoire dans toute l'étendue de la Préfecture. L'on baptisera seulement les personnes qui savent tout le catéchisme et par conséquent peuvent faire leur première communion, si tant est qu'elles aient l'âge de la faire. Ceci est en règle générale. Il est évident qu'un catéchumène âgé, dénué de mémoire, ne sachant pas par cœur son catéchisme malgré les deux ans d'assistance assidue, devrait être baptisé, s'il savait les choses essentielles 415  ».

La même rigueur existe encore bien qu'elle ajoute encore une troisième année pour les personnes qui n'ont pas été baptisées lors de leur tendre enfance.

Dans les villages éloignés comme dans le poste central, le catéchisme quotidien était suivi d’une seconde recommandation d'une heure de classe aux néophytes afin de donner peu à peu aux indigènes, 'frustres natures', le goût d'une instruction forcément très sommaire 416 . En fait, pour les missionnaires, l'école était une garantie pour l'avenir du christianisme et avait comme autres avantages de maintenir les personnes en relations permanentes avec les missionnaires, et de contribuer à la promotion humaine des individus.

Ainsi, grâce aux nouvelles conversions, les tournées apostoliques permettaient, enfin, aux missionnaires d’atteindre leurs buts : la formation des communautés chrétiennes. Celles-ci pouvaient se présenter sous forme de fermes-écoles ou de chapelles-écoles dirigées par les catéchistes. Le catéchuménat accompagné de l'instruction scolaire ne tarda pas à donner ses fruits à telle enseigne que le Père Leon Cambron écrivit dans une de ses lettres : « La foi se développe ici et le règne du Sacré-Cœur fait de nouvelles conquêtes sur le territoire de Satan. Elle ne tombera même pas le jour où nos mains défaillantes ne pourront plus la soutenir car elle est plantée dans les cœurs 417  ».

Cette implantation de la foi dans les cœurs se confirma, le 19 avril 1908, lors de la réception des premiers catéchumènes dirigés par les Déhoniens dans la mission de Beni. Ces premiers baptisés reçurent leur première communion, le 7 juin de la même année. Mgr Gabriel Grison,, récemment sacré évêque du Vicariat apostolique de Stanley-Falls à Rome, leur conféra, le 18 mars 1909, le sacrement de confirmation. Ces catéchumènes furent les premiers confirmés de la main de Mgr Gabriel Grison au vicariat apostolique des Falls 418 .

Plusieurs facteurs sont à la source de ce succès apostolique. D'une part, les missionnaires Déhoniens étaient animés d’un idéal : « pour nous la Croix et le règne du Sacré-Cœur », qui les stimulait à surmonter les difficultés de tout genre : l’indifférence, la méfiance, l’insoumission à l’occupation coloniale, l’accablement physique et moral lié aux problèmes de santé et de mortalité, et la pénurie du personnel. Ils pouvaient aussi jouir de l’aide des agents de l’Etat lors de leurs premières implantations.

Par ailleurs, de part et d’autre, les missionnaires et les autochtones sont passés progressivement de la méfiance à la confiance. Ce processus s’obtint par la proximité et la connaissance mutuelle des uns et d’autres, le témoignage du message annoncé et reçu par les indigènes, et surtout par l’autonomie d’action des missionnaires qui ne s’immisçaient pas directement dans les affaires de l’Etat. La population locale finit par considérer les missionnaires comme des « hommes de Dieu » (watu wa Mungu), des saints et des hommes proches du peuple.

Cette proximité des missionnaires avec le peuple se réalisait lors des randonnées continuelles des missionnaires dans la brousse durant lesquelles ils installaient souvent des catéchistes sur la demande des chrétiens ou selon le besoin pastoral du milieu. Ces visites régulières suscitaient aussi l'affection de la population à l'égard des missionnaires et de leur message évangélique 419 . Ce fait répondait mieux à la conscience des missionnaires animés du désir « d’aimer et de faire aimer le bon Dieu 420  ».

Cette insistance se comprend mieux quand nous regardons l’attitude adoptée par un Père du Sacré-Cœur quand il reçoit une mission. Le Père Léon Déhon l’introduit dans un paragraphe des Constitutions des membres de sa congrégation religieuse. Il relate que les religieux doivent avoir en vue dans leurs travaux et dans leurs œuvres la plus grande gloire de Dieu et leur propre sanctification. Ils doivent ensuite être animés d’un zèle brûlant pour le salut des âmes, et s’efforcer à les gagner au en leur inspirant un tendre amour et une profonde dévotion envers le Sacré-Cœur.

Par ailleurs, la culture dans sa vision de l'homme et de la religion prédisposait le peuple à recevoir le christianisme. Le Père Léon Cambron en témoigne quand il disait qu'il trouvait « d'excellentes dispositions chez les indigènes 421  ». Ces mêmes dispositions poussaient les nouveaux chrétiens, une fois rentrés chez eux dans les villages après le catéchuménat et la réception des sacrements, à être des apôtres au milieu de leurs frères par leur présence, leur exemple et leur prédication qui suscitaient de nouvelles conversions.

En outre, la méthode suivie en matière d’apostolat a contribué à l'implantation du christianisme dans la population locale. Cette méthode consistait essentiellement dans les contacts fréquents avec les chrétiens dans les tournées pastorales en brousse durant lesquelles les missionnaires intensifiaient l’instruction chrétienne au milieu du peuple. Elle suscitait de nouveaux recrues, les baptizandi.

Par ailleurs, au catéchuménat, un enseignement spécifique était progressivement donné par un Père : d’abord une fois le mois, puis deux fois le mois suivant, et enfin trois fois par mois avant et après la réception du baptême 422 . Cet enseignement particulier du Père consistait en un approfondissement de la doctrine et dépendait aussi des groupes de catéchumènes. Le Père Léon Farinelle l’exprime bien quand il écrit au Père Paul Delgoffe :

‘« Il y a pour le moment ici quatre sortes de catéchismes et deux classes de lecture par jour. Le matin, je fais le catéchisme à quelques femmes païennes. Leurs futurs maris les ont envoyées ici pour y être instruites et baptisées, comme les hommes sont baptisés et que nous dispensons le plus rarement possible pro disparitate cultus, ces femmes sont instruites le plus vite possible et elles reçoivent le même jour les sacrements de baptême et de mariage. À 10 heures et demie, après le travail, deux catéchismes en même temps : un Père prend les catéchumènes les plus avancés, un autre instruit les derniers venus. À 2 heures, la classe de lecture et d’écriture, ensuite travail manuel jusqu’au soir 423  ».’

Cette distinction entre les catéchumènes variait d’un endroit à un autre notamment à Kasindi et à Irumu où parmi la population on rencontrait des agents de l’administration et des soldats 424 . Cependant, après la réception des sacrements, cette distinction s’estompait. Tous les nouveaux convertis qui étaient jusque là considérés comme des sauvages, des superstitieux, voire des cannibales deviennent, après le baptême, selon les missionnaires, « de bons chrétiens 425  ».

Le souci de promouvoir l’évangélisation en formant des catéchistes qui, à cette époque, n’étaient pas considérés comme des collaborateurs mais plutôt comme des auxiliaires subordonnés aux missionnaires, engendra celui de formation du clergé diocésain pour remédier à la pénurie du personnel missionnaire. En 1920, le Père Victor-Remy Mailier prit l'initiative de fonder un petit séminaire à Beni avec quinze élèves. Cette initiative rencontrait le souhait du pape Benoît XV qui, dans sa lettre apostolique du novembre 1919, trace aux chrétiens et aux missionnaires catholiques leurs devoirs de coopérer à la propagation de la foi 426 .

Parmi ces devoirs figurent la formation et l’établissement d’un clergé autochtone qui sont une œuvre nécessaire et urgente pour le progrès et l’affermissement de la foi catholique dans les pays considérés comme « sauvages ». Pour le pape, le prêtre indigène est intimement uni à ses compatriotes par son origine, son caractère et ses inclinations ; de ce fait, il dispose d’une puissance pour faire pénétrer la foi dans l’esprit de ces congénères. En effet, mieux qu’un expatrié, il peut faire un choix judicieux des moyens de persuasion, et l’accès lui est facile de pénétrer là où le prêtre étranger ne peut mettre pied.

Ainsi, les missionnaires réalisèrent que la formation du clergé indigène, pour la conquête de la foi, était une garantie d’avenir pour les Eglises qu’ils fondaient. Mgr Gabriel Grison projetait fonder un petit séminaire, mais un préjugé négatif planait sur l’âme congolaise, « difficilement accessible sous sa rude écorce », et ne le stimulait pas à prendre une décision pour une telle œuvre.

En août 1920, le Père Victor-Remy Mailier, encouragé par son évêque, prit l’initiative de commencer un embryon d’un petit séminaire à Beni. Cette fondation était une réponse à une urgence à Beni qui, à cette date, ne comptait que cinq missionnaires souvent exposés à la maladie. Cette formation de la relève fut bien accueillie par d’autres missionnaires.

La même année, il trouva aussitôt des imitateurs, les Pères Joseph Haurand et Léon Debouge qui fondèrent à Bafwabaka un institut semblable. Cependant, quelques mois plus tard, le 11 février 1921, le Père Victor-Remy Mailier vint à mourir. Ses petits séminaristes furent transférés à Bafwabaka pour rejoindre une trentaine d’étudiants 427 . Ce transfert fut obligatoire car Mgr Gabriel Grison n’avait pas un personnel missionnaire suffisant. Bien plus, il ne pouvait pas financer dans un même vicariat une œuvre qui avait la même finalité.

Les Pères du Sacré-Cœur de Saint-Quentin adoptèrent la méthode de formation utilisée par les Pères Blancs, à Lusaka, en Ouganda. Les candidats au sacerdoce suivaient les leçons des « normalistes », c’est-à-dire des aspirants catéchistes qui ont des classes de français et de latin à part, qui leur assurent une culture supérieure. À la fin de ce cycle des « humanités », les jeunes séminaristes allaient en stage comme catéchistes pour la première épreuve de vertu et de constance sous la vigilance des Pères du poste. L’année suivante, ils étaient admis aux études de la philosophie scolastique qui étaient suivies d’une seconde année de stage. Cette année de probation donnait les garanties nécessaires pour suivre les études théologiques sanctionnées par le sacerdoce 428 .

Ce petit séminaire de Bafwabaka fut considéré comme le fruit du travail missionnaire, une preuve de vitalité et de divine fécondité 429 . Il fut transféré, en 1934, à Stanley-Falls lors de la visite de Mgr Albert Dellepiane, délégué apostolique du Congo. Parmi les raisons profondes de ce transfert figure la difficulté pour le séminaire d’entretenir des communications rapides avec l’évêque distant à plus ou moins cent kilomètres. Par ailleurs, les supérieurs ecclésiastiques voulaient que le séminaire soit autonome et indépendant du poste de mission.

Enfin, des difficultés majeures, signalées dans la lettre du séminariste Jean Lukenge, est d’ordre économique : le transfert du petit séminaire résolut aussi les problèmes de transport et de ravitaillement. Les séminaristes, eux-mêmes, étaient impliqués dans la vie pastorale : les théologiens donnaient des instructions aux travailleurs du grand séminaire et trois parmi eux recevaient la permission de prêcher le jour de Pâques 430 .

Peut-être, Mgr Gabriel Grison revendiquait-il aussi un droit de regard vigilant sur la formation et l’évolution de ses futurs prêtres ? Quoi qu’il en soit, le Père Willem Leyssen, qui exerçait un ministère apostolique dans la paroisse, reçut la direction de cette institution qui venait d’être juridiquement établie lors de son transfert à Misembe Sancta Maria, à une dizaine de kilomètre de la résidence épiscopale de Stanleyville.

Cette situation, qui avait déjà été discutée avant la visite du Délégué apostolique Albert Dellepiane, marqua plusieurs personnes. Le Père Willem Leyssen le confie dans sa correspondance quand il relate : « A notre grand regret nous avons cessé d’être des « broussards » et nous voici devenus des citadins. Nous avons dû abandonner notre mission de Bafwabaka pour nous établir avec nos séminaristes à une douzaine de kilomètres de Stanleyville 431  »

Les Petites Sœurs qui assistèrent et partagèrent les difficultés du début de la fondation de cette œuvre furent profondément affectées. Les chrétiens dans ce poste de mission ne pouvaient plus admirer la simplicité des jeunes, leur vie d’étude ni assister aux célébrations liturgiques rehaussées des chants polyphoniques exécutés par leur congénères 432 . Cependant les séminaristes de Beni ne purent persévérer dans leur vocation sacerdotale.

Notes
389.

Correspondance du Père Gabriel Grison avec le Père Léon Déhon. Beni, le 5 décembre 1906, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1907), p.35.

390.

ED 82 : Correspondance du Père Gabriel Grison avec le Père Léon Déhon. Beni, le 5 décembre 1906.

391.

Thomas De WESTELINCK, "Dans les montagnes bleues", dans Le Règne du Sacré-Cœur (1928), p. 12-17 ; « Extrait d’une lettre de Mgr Gabriel Grison au vénérable chanoine de Verdun », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p.45-46. « Nos missions aux Congo, Lettre du Père Modeste D’Hossche . Saint Gabriel, le 2 mai 1910 », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1910), p. 329-332.

392.

« Une vaillante figure d’apôtre », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1934), p. 25.

393.

-Pierre-Fernand GERMAIN, « A Beni », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1909), p.10. Le runyoro est une expression du génie du kinande. Il est habituellement un langage bien fignolé qui laisse deviner à l’interlocuteur la réalité. Ce style de langage est le genre des sages qui révèlent progressivement à ceux qui les écoutent les secrets de la vie. Pour attirer l’attention à ce qu’ils disent, un autre sage communique aux interlocuteurs que le sage est en train de parler omorunyoro, c’est-à-dire qu’il est en train de dire la vérité dans un langage énigmatique (omokumbo). Ce style caractérise les Nande qui, souvent, ne sont pas directs dans leur langage ; ils révèlent progressivement leurs pensées.

394.

Lettre du Père Léon Farinelle au Père Paul Delgoffe. Saint-Gustave, le 7 novembre 1907, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1907), p. 71.

395.

Lettre du Père Léon Cambron au Recteur du scolasticat Notre-Dame du Congo, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 202.

396.

Ibidem, p. 70-71.

397.

Lettre du Père Léon Cambron au Recteur du scolasticat Notre-Dame du Congo, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 170.

398.

Correspondance du Père Léon Cambron avec le Père Léon Déhon (s.l., s.d.), dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 63. Dans la même lettre, le Père Léon Cambron souligne que les missionnaires venaient d’installer huit catéchistes dans les montagnes de la Ruwenzori, et quarante dans la plaine de Beni.

399.

Joseph LENS, « Aux sources du Nil », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1909), p. 37-38.

400.

Lettre du Père Germain-Pierre FERAND, « A Beni ». Makora, le 28 Mai 1907, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1907), p. 147.

401.

Lettre du Père Modeste D’Hossche à ses confrères. Saint-Gustave, le 27 décembre 1910, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 145-146.

402.

Lettre du Père Bünn à un ami. Stanleyville, le 25 mars 1911, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 253-253.

403.

Correspondance du Père Léon Cambron avec le Recteur du scolasticat Notre-Dame du Congo, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 170-173.

404.

Modeste D’HOSSCHE, « Une mission dans les Montagnes bleues », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1924), p.169 ; Correspondance du Père Th. LAMBERT, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1909), p. 119.

405.

Joseph LENS, « Aux sources du Nil », op. cit., p. 38.

406.

Lettre du Père Modeste D’HOSSCHE à ses confrères, op. cit ., p. 146.

407.

Léon FARINELLE, « Un voyage à Irumu », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1907), p. 146.

408.

Extrait d’une lettre de Mgr Gabriel Grison, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1907), p. 85.

409.

Ibidem, p. 85.

410.

Lettre du Père Léon Cambron à un confrère. Saint-Gustave, le juillet 1911, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 371-372..

411.

Lettre du Père Léon Farinelle au Père Paul Delgoffe, op. cit., p. 71.

412.

Lettre du Père Léon Farinelle au Père Paul Delgoffe, dans Le Règne du Sacré-Cœur, (1907), p. 71.

413.

Lieven BERGMANS, Cinquante ans de présence assomptionniste au Nord-Kivu, Bruxelles, Woluwe Saint Lambert, 1979, p. 32.

414.

Deuxième Synode de la Mission des Falls (Des Prêtres du Sacré-Cœur en 1933), sous la Présidence de S.E. Mgr Gabriel Grison, Vicaire Apostolique des Stanley-Falls, Congo-Belge. Congrégation des Prêtres du Sacré-Cœur. Vicariat apostolique des Stanley-Falls (Congo-Belge). Second Synode 23-31 janvier 1933 à Saint Gabriel. Imprimerie Saint Gabriel, p. 28-37.

415.

Correspondance du Père Gabriel Grison avec ses missionnaires de Beni, Stanley-Falls le 12 mai 1907.

416.

Romanus DECLERCQ, op. cit., p. 5.

417.

Correspondance du Père Léon Cambron avec le Père Léon Déhon, op. cit., p. 6.

418.

Romanus DECLERCQ, op. cit., p. 5.

419.

Au sujet de l'amour réciproque entre les missionnaires et la population locale, le Père Lieven Bergmans raconte que le Père Victor-Remy Mailier a été vu comme un saint homme et qu'il avait une grande popularité auprès des indigènes à telle enseigne que, des années durant, après sa mort, les chrétiens lui étaient encore attachés et lui offraient, des mois durant, en signe d'amitié, des messes de suffrages pour les morts. Cf. Lieven. BERGMANS, op. cit., p. 34.

420.

Lettre du Père Léon Cambron à une bienfaitrice. Beni, le 23 janvier 1908, dans Le Règne du Sacré-Ceour (1908), p. 72.

421.

Romanus DECLERCQ, op. cit., p. 6.

422.

Ibidem, p.7-8.

423.

Lettre du Père Léon Farinelle au Père Paul Delgoffe, op. cit., p. 71.

424.

Ibidem, p. 170.

425.

, Lettre du Père Modeste D’HOSSCHE, Beni, le 13 mars 1910, dans Notre mission au Congo, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 298.

426.

BENOIT XV, Lettre apostoliqueMaximum illud’. Louvain, Editions du San, 1941, p. 13-16.

427.

« Formation d’un clergé indigène. Notre petit séminaire au Congo », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1920), 143-145.

428.

« Formation d’un clergé indigène. Notre petit séminaire au Congo », op. cit., p. 145.

429.

« Salut à mon cher Evêque », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1920), 147.

430.

Jean Lukenge, « Lettre pour mon Evêque Mgr Gabriel », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1920), 147.

431.

« Le petit séminaire de Bafwabaka est transféré à proximité de Stanleyville, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1934), p. 27.

432.

« Bafwabaka voit des départs », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1934), p. 58-60.