2.2.3. Rivalités territoriales entre les Déhoniens et les Pères Blancs
(1909-1922)

Le territoire de Kilo appartenait aux missionnaires de l’Ouganda car les limites géographiques avec le Congo n’étaient pas encore bien établies. En 1910, Mgr Gabriel Grison adressa une demande à la congrégation de la Propagande pour qu’il étende son activité apostolique dans cette région. Pour soutenir sa requête, il fit savoir à cette congrégation que ses missionnaires y exerçaient déjà leur ministère apostolique auprès des chrétiens et des catéchumènes.

Bien plus, ce territoire venait d’appartenir politiquement et géographiquement au Congo et revenait ainsi au vicariat de Stanley-Falls. Enfin, il avança comme argument de point, le fait que le Gouvernement de la colonie belge ne permettait pas aux missionnaires dont le supérieur se trouverait en territoire anglais d’exercer leur ministère au Congo..

Curieusement, M. Renkin avait invité les Pères Blancs, dépendant de Mgr Streicher d’Ouganda, à s’établir à Kilo. Dans ces conditions, par l’entremise du Procureur des Pères du Sacré-Cœur de Saint-Quentin, Mgr Gabriel Grison avertit la Propagande qu’il retirait sa demande et qu’il n’enverrait plus ses Pères du poste de mission de Beni Saint-Gustave à Irumu. En effet, à cause de la maladie du sommeil qui avait fait fuir les autochtones vers les montagnes, Mgr Gabriel Grison venait de se décider de déplacer ce poste de Kakondjo à Beni, à deux jours de marche de l’ancienne résidence.

Entre temps, les agents de l’administration invitèrent officieusement les Pères de Beni à Irumu. Mais Mgr Gabriel Grison refusa l’offre car il trouvait que le contre d’Irumu sans celui de Kilo ne méritait pas les sacrifices considérables nécessaires à l’établissement d’un poste principal de mission surtout que, faute de ressources et de personnel, il se trouvait dans l’obligation d’abandonner des populations plus nombreuses qui demandaient des missionnaires.

Mais, si le Gouvernement tenait absolument à ce que cette fondation soit mise en œuvre, Mgr Gabriel Grison donna son accord à l’unique condition que le territoire de Kilo revienne au vicariat de Stanley-Falls dont les limites coïncideraient avec celle de la colonie 433 . Ce souhait n’a jamais été réalisé et le centre, après la guerre de 1914-1918, est toujours resté entre les mains des missionnaires d’Afrique de nationalité belge.

Cependant, l’expansion missionnaire déhonienne au Congo au Nord comme au Sud de Beni nous fait comprendre les craintes des Assomptionnistes, dans les années 1930, en ce qui concerne leur indépendance 434 . Ils craignaient qu’ils dépendent dans leur ministère de la préfecture apostolique du lac Albert qui englobait aussi Irumu et Kilo. Ainsi, les Missionnaires d’Afrique auraient eu une entité géographique compacte occupant tout l’est du Congo, sans devoir contourner Beni appartenant aux Pères du Sacré-Cœur de Jésus.

En effet, le 24 février 1878, le cardinal Lavigerie avait été chargé d’organiser les missions en Afrique équatoriale et orientale. Les missionnaires d’Afrique ou Pères Blancs y fondèrent les quatre missions de Nyanza, en Ouganda, de Tanganyika en Tanzanie, du Congo orientale et septentrional. En 1907, il était question de séparer Beni de la préfecture apostolique des Falls à cause de son éloignement de la métropole d’environ cent lieux en ligne droite et que cette partie reviendrait aux Missionnaires d’Afrique. En fait, les Pères Blancs proposèrent au Père Gabriel Grison de renoncer à la limite sud de sa préfecture apostolique depuis l’embouchure de l’Elila jusquà la pointe sud de l’Albert-Edouard et d’accepter comme nouvelle limite la Lowa d’abord et l’Oso ensuite.

Mais le Père Gabriel Grison s’y opposa vivement en prouvant à son supérieur général le Père Léon Déhon qu’il pouvait exécuter le tour de Beni en quinze jours et que les évêques n’étaient pas tenus à passer chaque année dans leurs postes de mission. Il estimait que la question du partage relevait seulement de son supérieur général et se disait prêt à exprimer au cardinal Gotti son refus de principe 435 .

Deux ans plus tard, en 1909, après la communication des Pères Blancs, alors qu’il venait d’être consacré vicaire apostolique, Mgr Gabriel Grison leur répondit qu’il accepterait immédiatement toute nouvelle délimitation qui proviendrait du Saint Siège. Il ajouta aussitôt qu’il continuera d’occuper tout son territoire car à certains endroits, dont Lokandu où il venait de construire une mission en brique, il peut prendre soit le train soit le bateau pour y parvenir.

Il dénonça ensuite les Pères Blancs en leur signifiant que le territoire de Kilo qu’ils lui proposaient en compensation lui appartenait déjà avant qu’il soit usurpé par Mgr Streicher des Missionnaires d’Afrique en Ouganda, et qu’il n’avait donc aucun intérêt à le céder. Par ailleurs, pour Mgr Gabriel Grison, il serait prématuré de régler à cette période la question des frontières car la Belgique et l’Angleterre n’étaient pas d’accord sur les leurs et continuaient à se disputer la plaine de la Semliki.

Cependant, Mgr Gabriel Grison fit la concession de s’occuper du reste de la zone de Rutchuru dont Beni dépendait, si le Saint Siège répondait favorablement à la requête des Pères Blancs. Toutefois, cette concession ne serait possible que si Mgr Camille Roelens leur donne lui-même la juridiction sur ce territoire où les Pères de Beni exerçaient déjà leur ministère de suppléance à la pénurie du personnel de ses missionnaires.

Malgré ce fait, Mgr Gabriel Grison qu’on ne parlerait même pas de compensation car il aurait préalablement abandonné une mission établie dans un pas d’accès facile pour une contrée très lointaine qui n’a aucune mission et qui est bien plus à la portée de Mgr Camille Roelens. Enfin, Mgr Gabriel Grison termina sa réponse sur la question de la modification de son territoire apostolique en se demandant ce que deviendrait le territoire situé entre le Lomami et le Congo. À son avis, il faudrait garder les limites actuelles en attendant que les gouvernements civils se mettent d’accord sur leurs propres délimitations des territoires. Néanmoins, il réitéra qu’il accepterait « immédiatement et sans récrimination » les décisions du Saint-Siège 436 .

En dépit de cette notification, les Pères Blancs poursuivirent la question des modifications des limites du vicariat de Stanley-Falls car ils sollicitaient auprès de Rome une décision définitive. La motivation profonde qui incitait les Pères Blancs à vouloir prendre possession de cette contrée semble être plus d’ordre politique et humain que spirituel ou missionnaire. Nous pouvons présumer que les Missionnaires d’Afrique s’appuyaient sur la demande du ministre belge auprès du Saint-Siège qui demanda l’érection d’une nouvelle préfecture apostolique sur les deux parties détachées des vicariats apostoliques des Falls et de l’Ouganda 437  : Beni, Irumu et Kilo.

Du point de vue humain, les Pères Blancs, déjà installés à Kilo et à Rutchuru, n’avaient plus à faire un détour en passant par l’Ouganda, pour contourner Beni, quand ils devaient joindre les deux extrémités de leur territoire au Congo. L’obtention de Beni et d’Irumu leur donnerait une certaine hémogénie car ils occuperaient une partie du Tanganyika (Tanzanie), tout l’Est du Congo et une partie de l’Ouganda.

De manière symétrique, le Père Léon Déhon défend les intérêts de sa congrégation et revendique la contrée de Beni. Dans sa correspondance du 11 août 1921, en réponse à la lettre de la lettre du 20 juillet n°2071 émanant de la Propagande, il nous révèle au sujet de l’insistance des Missionnaires d’Afrique :

‘« Notre poste de Beni leur fait envie. Ce serait dommage pour nous de céder. C’est la seule région la plus saine que nous avons. Il y a là le climat et les productions d’Europe. La race est moins grossière que dans le reste du Vicariat. Notre Vicaire apostolique, Mgr Grison, est parti des Falls en juin pour aller visiter la région de Beni. Il nous enverra un rapport sur cette question des nouvelles limitations. Je présume qu’il cédera volontiers quelque chose aux Pères Blancs, (…), les beaux postes d’Irumu et Boga avec une bande de territoire 438  ».’

Ces nouvelles modifications transmises par Mgr Gabriel Grison répondirent partiellement aux attentes des Pères Blancs car, à vrai dire, les Déhoniens ne regrettèrent pas la partie cédée. Lorsque M. Renkin venait d’inviter Mgr Streicher des Pères Blancs d’Ouganda à Kilo et que les agents du Gouvernement demandaient aux Déhoniens de Beni d’occuper Irumu, Mgr Gabriel Grison répondit que le centre d’Irumu, sans la région minière de Kilo, était insignifiant pour mobiliser les ressources humaines et matérielles qui peuvent mieux profiter à d’autres populations 439 .

Carte n° 9 : Territoire disputé de boga
Carte n° 9 : Territoire disputé de boga

Source : Partie d’une carte dressée par E. Demarteau d’après les données du Gouvernement général (Archives du Minstère des Colonies/Bruxelles : AIMO). Sur la cette partie de la carte Boga se trouve en-bas de Irumien suivant le parallèle, à gauche près de la zone blanche.

De même, Boga reste un centre important où s’est implanté le protestantisme. Par ailleurs, les Wahema qui habitent la contrée n’ont pas une bonne réputation dans la littérature missionnaire comme le signale le Père Léon Farinelle :

‘« Nous y avons à faire à la race des Wahemas, tribu de pasteurs immigrée récemment (…) dans le pays, et dont les plus nombreux représentants se trouvent dans les possessions anglaises de l’Ankole et du Toro. Or, cette tribu paraît assez réfractaire à l’évangélisation, et d’autre part, elle jouit d’une grande autorité parmi les indigènes. Si j’ai bon souvenir, les Pères Blancs qui sont dans l’Ankole depuis plusieurs années, n’ont encore que fort peu de Wahimas parmi leurs catéchumènes 440  ».’

La situation du christianisme catholique n’a guère évolué en cette contrée protestante 441 . Il en est ainsi du centre Irumu qui est presque laissé en ruines. Ce sont ces travailleurs, venus d’ailleurs, qui constituaient la chrétienté d’Irumu devenu un centre pastoral de la paroisse de Badiya, non loin de la paroisse et du grand hôpital des protestants, dans le diocèse de Bunia. Ainsi, l’abandon de ces postes a été pour les Déhoniens un allégement dans leurs activités pastorales.

En réalité, il s’avérait difficile à Mgr Gabriel Grison de céder cette partie est de son vicariat si nous considérons les ressources humaines, les investissements, et les privations financières qui s’y sont déployées. Mgr Gabriel Grison venait d’y perdre quatre missionnaires : les Pères Pierre Fernan Germain (1907) et Léon Farinelle (1909), les Frères Joseph Manderlsheid (1910) et François-Babo Jantz (1912) qui y ont offert, en sacrifice, leur vie dans leur labeur apostolique 442 .

Bien plus, la mission de Beni était en plein développement et présentait des Chances d’avenir par ses vocations et son climat favorable aux missionnaires. Ces faits pouvaient inciter la convoitise des voisins à en croire entre les lignes de Mgr Gabriel Grison quand il écrit :

‘Il y a là des constructions commencées pour agrandir l’église et pour ériger un séminaire indigène. Tout est en suspens parce que nous craignons d’être invincés de ce poste. Nous serions heureux si la propagande nous disait une bonne fois : ‘Restez là et développez votre mission’. Beni est le poste le plus sain de notre vicariat. À mille mètres d’altitude, il a un climat presque européen. Les indigènes y sont de race supérieure à ceux du centre, ils donneront des vocations. Nous avons déjà fait là beaucoup de dépenses 443  ».’

Dès que Rome accepta les délimitations territoriales entre les Déhoniens et les Pères Blancs, et eut érigé la préfecture apostolique du Lac Albert comprenant Boga, Irumu et Kilo 444 , le Père Léon Déhon se préoccupa davantage de l’érection juridique de la nouvelle entité ecclésiastique de Beni. En 1919, devant l’immensité du territoire du vicariat de Stanley-Falls, aussi grand que la moitié de la France, le Père Léon Déhon, transmis le 28 novembre, le rapport de Mgr Gabriel Grison contenant le souhait d’avoir une Préfecture à Beni 445 .

Il fit suivre ce rapport du document Pro memoria du 20 mai 1920 dans lequel il signalait une question très délicate : « Les Pères Blancs de l’Ouganda veulent s’agrandir en prenant une partie de notre vicariat 446  » Lors de sa visite pastorale à Beni en 1920, le projet de la création de cette nouvelle préfecture qui porterait le nom de Préfecture Ruwenzori aboutissait à sa maturité. Les missionnaires donnèrent à Mgr Gabriel Grison la carte de la future entité ecclésiastique et le projet qui l’accompagne.

En effet, à cette période, la mission de Beni était prometteuse 447 malgré la pénurie du personnel missionnaire. Les vocations religieuses commençaient à se manifester au milieu des jeunes de Beni. Dans le dessein des Pères, ces candidats à la vie religieuse ne permettront pas seulement d’établir de nouveaux centres, mais aussi seraient aussi des adorateurs. Bien plus, le poste de Beni avait dix postulants qui devinrent onze avec celui que Mgr Gabriel Grison confia aux Pères pour qu’il soit formé avec les autres au petit séminaire qui n’était pas encore juridiquement érigé. Ces séminaristes logeaient chez les Pères, séparés des futurs religieux, et commençaient à apprendre le latin.

Dans l’attente de l’érection en préfecture ou en vicariat apostolique, le Père Léon Cambron suggéra que les deux territoires ecclésiastiques aient chacun son séminaire à cause de la différence de climat entre celui des Falls et celui de Beni. Néanmoins, dans l’avenir, s’il ne restait plus un grand nombre de formateurs, les séminaristes seraient groupés soit près de l’évêque, soit à l’endroit de son choix.

Hormis les candidats à la vie religieuse et à la vie sacerdotale, des petites filles d’une quinzaine d’année surprirent Mgr Gabriel Grison quand elles lui demandèrent d’entrer au couvent. Cette requête embarrassante nous fait, une fois de plus, comprendre les relations étroites qui existaient entre le Congo et l’Ouganda. Ces jeunes filles auraient vu à Virika (Fort-Portal) des religieuses qu’elles prirent comme modèle et comme exemple de vie.

Le projet de cette préfecture du Ruwenzori, espérée à Noël 1920, portait en lui-même des germes de sa réalisation difficile. Dans la lettre du 12 août 1920, le Père Léon Cambron avoue qu’il manquait aux missionnaires une direction religieuse et que plusieurs religieux ont manqué la vie de mission à cause de cette situation. Par ailleurs, il signale que plusieurs postulants à la vie sacerdotale ne persévèrent pas.

En outre, au sujet de la formation des futurs prêtres, le Père souligne que le corps professoral n’est pas constitué et qu’ils n’ont pas de livres. Même du point de vue de la vie chrétienne, il relate que certains moribonds refusent le baptême et que la mission aurait besoin de plus catéchistes 448 . Il faudra attendre quatorze ans (1934), sous les Assomptionnistes, pour que cette circonscription ecclésiastique soit érigée en mission indépendante de Beni.

Notes
433.

ED 115 : Rapport de Mgr Gabriel Grison à la Propagande. Beni, le 27 septembre 1911.

434.

Nous reviendrons sur les pourparlers autour de la mission indépendante des Assomptionnistes un peu plus haut.

435.

ED 85 : Correspondance du Père Gabriel Grison avec le Père Léon Déhon, Saint-Gabriel, le 14 mars 1907.

436.

ED 96 :Note en réponse à la communication des Pères Blancs. Panga, le 11 mai 1909.

437.

Prot. N. 1351/920 : Correspondance du cardinal Van Rossum avec le Père Léon Déhon. Rome, le 19 mai 1920.

438.

ED 152 :Correspondance du Père Léon Déhon avec la Propagande. Bruxelles, le 11 août 1920 ; cfr. Aussi ED 151 : Léon Déhon, Pro memoria à la Propagande, 20 mai 1920.

439.

ED 115 : Rapport de Mgr Gabriel Grison à la Propagande. Beni, le 27 septembre 1911.

440.

Correspondance du Père Léon Farinelle avec le Père Léon Déhon. Beni, 1907, dans Le Règne du Sacré-Cœur de Jésus (1907), p. 81.

441.

Durant notre ministère pastoral (1986-1991), nous nous sommes rendus cinq fois à 10 km de Boga, près du village Muzirandulu. Après plus de 80 km de la paroisse de Mbao, dans l’extrême Nord, nous recevions deux confessions et le maximum des communiants ne s’élevaient pas à plus de cinq personnes.

442.

ED 156 : Correspondance de Mgr Gabriel Grison avec la Propagande. Saint-Gabriel, le 8 août 1921

443.

ED 155 : Correspondance du Père Léon Déhon avec la Propagande. Bruxelles, le 26 janvier 1921.

444.

Prot. N. 514/21 : Correspondance du cardinal Van Rossum avec le Père Léon. Rome, le 24 février 1922 ; ED : Pie XI, Bulle Quae catholico nomini. Rome, 27 juin 1922 ; et Prot. N. 3109/21 : Correspondance du cardinal Fumasoni-Biondi avec Messeigneurs Grison et Stericher. Rome, le 4 février 1921.

445.

ED 148 : Correspondance du Père Léon Déhon avec la Propagande. Bruxelles, le28 novembre 1919.

446.

ED 151 : Correspondance du Père Léon Déhon avec la Propagande. Pro memoria, le 20 mai 1920.

447.

Les statiques de 1920 à Beni donnent les chiffres suivants : 440 baptêmes, 58 116 communions dans l’année, 1520 chrétiens en vie.

448.

ED 153 : Correspondance du Père Léon Cambron au Père Léon Déhon. Beni, le 12 août 1920.