2.3.1. Situation socio-politique et culturelle

L'activité apostolique des Prêtres du Sacré-Cœur, à Beni, se situe dans une période qui comporte plusieurs difficultés au niveau socio-politique, physique et missionnaire. Du point de vue socio-politique, il régnait une insécurité dans la contrée à cause des révoltés qui venaient de se replier dans les montagnes 449 pour échapper aux intrigues des Européens et à la domination coloniale.

Les missionnaires eux-mêmes n’étaient pas épargnés à tel point que le Père Pierre-Fernan Germain écrit à ses correspondants : « La situation politique est troublée en ce moment et il est possible que si nous nous écartions à trois heures de la mission sans escorte, nous passerions à la marmite. Mais Dieu veille sur ses missionnaires et notre poste est armé 450  ».

Cette situation entraînait la méfiance à l'égard des étrangers et de résistance à l'occupation coloniale. Le Père Léon Farinelle communiqua au Père Léon Déhon cette réelle difficulté qui le mobilisait à quelques endroits seulement de son champ apostolique quand il écrit :

‘« Depuis un an et demi, presque tout le pays était en révolte ; à part le village de Kilongozi, près de Beni, il n’y avait dans la zone que les bords du lac et les villages qui nous en séparent, qui étaient soumis. Dernièrement, le chef du secteur de Beni est allé chez les révoltés faire ce qu’on appelle une action de police ; dès les premiers jours, les gens de Zumbia, notre premier voisin, sont venus nous offrir leur soumission, je leur ai conseillé d’aller se présenter à Beni, ce qu’ils ont fait ; plusieurs villages les ont imités et il y a de l’espoir que les autres suivront 451  ».’

Le contenu de cette lettre prête à ambiguïté : d’une part, il laisse croire que la première christianisation du peuple de Beni a été dirigée manu militari, par ce que le Père Léon Farinelle appelle une « action policière » et aurait abouti à la soumission des villageois venus se présenter chez lui. D’autre part, sa recommandation aux villageois de se rendre auprès des autorités administratives pour signifier leur soumission dénote plutôt la collaboration qui existe entre les missionnaires et les agents de l’Etat.

Ce fait créa des distances à l’égard des missionnaires à telle enseigne qu’actuellement les anciens racontent encore qu’il fallait être réservé à leur égard même dans le confessionnal. Le Père donnait une longue pénitence, le temps qu’il avertisse les agents de l’Etat et que les policiers viennent arrêter le pénitent au sortir de l’Église.

La religion chrétienne fut alors associée au colonisateur et le missionnaire fut assimilé à un partisan de l’oppresseur. Le Père Modeste D’Hossche en était conscient :

‘« Il est incontestable que les montagnards ne voient pas d’un bon œil la présence des blancs (…). Je me hâte de dire que, jusqu’ici, on ne les a pas beaucoup ennuyés. Mais la prévision qu’ils resteront sous la dépendance des blancs ne leur dit rien de bon. Cette idée et les agissements des sorciers ont provoqué, en beaucoup d’endroits, une certaine hostilité contre les missionnaires. Les chefs sont persuadés que si nous n’étions pas venus nous établir chez eux, les fonctionnaires de l’Etat seraient partis depuis longtemps. On se demande ce qui a pu faire naître cette conviction 452  ».’

Cette conviction fut provoquée par les agissements des missionnaires eux-mêmes. Pour que le peuple soit soumis, il était conseillé d’aller se présenter au poste de l’Etat. Bien plus, lors de leur implantation, les missionnaires sont toujours accompagnés par les soldats, qui sont redoutés par la population à cause de leurs agissements brutaux. Parfois, les missionnaires se confondaient avec les agents de l’administration mis à part leur signe distinctif, la croix. Le Père Pierre-Fernan Germain décrit cette situation en ces mots : « Un officier qui se trouve ici pour la délimitation de notre concession, prend la tête de la caravane et je joue l’aumônier militaire. Vous m’auriez trouvé tout changé sous mon uniforme, mon costume kaki, mon casque, mes guêtres, ma carabine express, sans oublier ma croix missionnaire 453  ».

Les situations réitérées de ce genre prêtaient à confusion : les plantations des Pères étaient cultivées par les autochtones, les déplacements des Pères nécessitaient une cohorte de militaires et d’hommes portant les effets personnels du Père, les objets du culte, la nourriture, les appâts spirituels des noirs composés d’images, de scapulaires, de chapelets, et matériels faits de pipes, de tabac, de ceintures et de couverture pour les chefs, de perles et d’étoffes pour les femmes, et des personnes qui aidaient au portage ceux qui se fatiguaient en cours de chemin 454 .

Néanmoins, la connaissance du peuple avec ses traditions avait pour avantage de favoriser la proximité des missionnaires avec le peuple qu’il christianisait, de connaître ses relations avec la divinité, son mode de vie, et ses aspirations profondes. Toutefois, «bien qu'ils aient remarqué que les croyances religieuses et leurs mœurs disposaient favorablement les peuples rencontrés à recevoir plus facilement certains récits révélés de la bible, les missionnaires du Sacré-Cœur de Jésus ne voulurent pas semer l'Évangile sur une sorte de 'brûlis' africain 455  ».

Cette crainte de bâtir le christianisme sur des fondements syncrétistes était-ce l’application de l’évangile à la lettre, « A vin nouveau, outre neuve (Mt, 9, 17)» ? Cependant, malgré cette méthode de la tabula rasa, les missionnaires, du point de vue humain, pouvaient répondre aux besoins matériels et spirituels du peuple. Néanmoins, un dicton nande raconte : oykalya naye yakanakwita (le compagnon de table est celui-là même qui peut te tuer). Connaissant les points forts et faibles de son voisin, il sait sûrement par où l’attaquer.

De la même façon, les missionnaires, croyant connaître les autochtones en portant un intérêt particulier à toutes les apparences de la vie des autochtones, s’acharnaient-ils contre certains éléments culturels, entre autres, les cases de la formation de la jeunesse (ekirimba), la hutte des ancêtres (ovuhima), les offrandes aux morts, la nourriture rituelle (molisyo) pour les futures mamans 456 .

Bien plus, les idoles et les sorciers, possesseurs de pouvoirs occultes maléfiques, leur étaient intolérables comme nous le révèle le Père Dominique Gauthier dans ce dialogue avec un chef, dont il vient de démystifier une représentation d’une divinité :

‘« Nous ferons tout ce que vous nous dites pour plaire au bon Dieu et devenir ses enfants. Notre sorcier est un menteur et un voleur ; il nous terrorise pour avoir nos chèvres et nos poules. Voyez, mupe, ma belle couverture ; eh bien ! depuis longtemps déjà il me persécute pour que je la lui donne et me menace de tous les malheurs si ne n’y consens pas. N’est-ce pas lui qui vous a enseigné que ceux qui regarderaient les idoles tomberaient gravement malades ? Et tous d’une voix : c’est lui ! Eh bien, il a menti ! Personne de ceux qui ont regardé les images aujourd’hui ne tombera malade pour cela. Ces dieux que vous adoriez ne sont que des morceaux de bois, ils n’ont aucune puissance et vous n’avez rien à redouter. Les poules que vous leur sacrifiez, c’est le sorcier qui les mange… Nous ne croirons plus au sorcier, nous viendrons à vous, vous nous instruirez et nous vous apporterons nos poules… Et maintenant, Mupe, nous jetterons nos idoles à la rivière et nous ferons tout ce que vous nous direz 457  ».’

De cette longue assertion se dégage le fait que la culture ancestrale était, pour les missionnaires, un obstacle entravant l’expansion du christianisme. D’autre part, pour la population autochtone, les missionnaires venaient présenter un Dieu combattant les divinités ancestrales 458 .

Par ailleurs, les missionnaires pouvaient se comporter en juges comme le rapporte le Père Modeste D’Hossche au sujet d’un homme qui était accusé d’avoir jeté un mauvais sort sur l’épouse de son voisin. Le chef voulait le soumettre à l’épreuve du feu pour reconnaître sa culpabilité ou son innocence. Cette épreuve retournée contre les accusateurs fit bondir le sorcier qui disparut dans la forêt et qui exerça son métier ailleurs 459 . Ainsi, la méthode déhonienne de convertir les chefs paraissait à la population locale un moyen utilisé par les missionnaires pour s’immiscer dans la vie sociale du peuple.

Ces attitudes laissent percevoir la physionomie du missionnaire aux yeux du peuple. Bien qu’enseignant « les choses de Dieu », il est politiquement un allié puissant du pouvoir oppresseur de la colonisation à laquelle le peuple s’oppose énergiquement. Par ailleurs, hormis la croix, le port de l’arme comme instrument d’autodéfense ou de dissuasion 460 , et comme gagne-pain 461 en chassant du gibier, le portage lors de ses déplacements, les cultures dans ses plantations ne différenciaient en rien le missionnaire du colonisateur.

Bien plus, il s’érige en juge dans les affaires sociales et crée des divisions au sein d’une même société en recrutant des catéchistes, en convertissant les jeunes et des chefs qui deviennent ses porte-paroles à la grande trahison de la tradition ancestrale. Enfin, il crée une crise culturelle en profanant les divinités et en détruisant le pouvoir des sorciers. Le christianisme devenait, selon l’expression de Weslay Ariarajah, une « menace et une offense 462  », aux yeux des garants des traditions culturelles ancestrales.

Ces faits nous font comprendre l’interdiction faite aux enfants de fréquenter les missionnaires, et la résistance active de la population locale qui a détruit des chapelles après une dispute entre le fils d’un chef et d’un catéchiste 463 . Cette résistance, non comprise par les missionnaires, avait une signification profonde pour le peuple. Pour l’africain, s’acharner contre la propriété privée de quelqu’un, c’est s’attaquer directement à la personne même en lui signifiant implicitement qu’il est indésirable et qu’il cherche ailleurs un lieu d’asile.

Les missionnaires sont aussi à l’origine de l’opposition au christianisme qui se traduit par plusieurs attitudes dont celle d’empêcher les enfants de fréquenter les missionnaires, leur catéchisme et leurs instructions. Le Père Léon Farinelle traduit cette situation dans ses lamentations du 28 avril 1908 :

‘« C’est avec bien de la peine et à travers les ennuis et les déceptions que l’on parvient à conduire un groupe de catéchumènes jusqu’au baptême. Dans les villages indigènes, les enfants suivent bien souvent le catéchisme contre le gré de leurs parents. Parfois ils se font battre ou même enchaîner durant le temps des classes ; or si cette lutte est pour plusieurs une source de courage et de ferveur, elle est aussi pour beaucoup une pierre d’achoppement : ils se fatiguent à lutter contre leurs parents, ils sont vite lassés d’entendre toujours leurs récriminations, et c’est ainsi qu’assez souvent, on en voit qui cessent de suivre le catéchisme.’ ‘Dernièrement à Beni, un des plus intelligents et des plus instruits, sur lequel je comptais pour en faire le catéchisme, a cessé ainsi de venir, et comme j’en demandais la cause, celui-ci m’a répondu tout simplement : ‘il a écouté les autres’. Ces autres, ce sont leurs parents, ce sont ceux qui leur racontent que s’ils continuent d’aller écouter le Père, celui-ci les fera conduire en Europe ou bien les tuera pour faire des remèdes de leur sang, ou bien d’autres fables du même genre. Le démon voit cette contrée menacée de lui échapper et il redouble des ruses pour la garder 464  ».’

Cette résistance n’est pas isolée ; elle trouvera son paroxysme dans le mouvement kima lors du ministère pastoral des Pères Assomptionnistes dans les années 1930.

Cette situation révèle une résistance active contre la christianisation de la contrée. Elle nous aide aussi à comprendre l’attitude des missionnaires qui préféraient s’adresser à la jeunesse car ils trouvaient qu’il était difficile aux adultes d’abandonner leur tradition ancestrale. Mgr Gabriel Grison revint sur cette question de véritables conversions en 1924 et note avec réalisme : « Nos gens ont des passions violentes qui remontent facilement à la surface ; ils sont liés par des chaînes séculaires à la tyrannie ténébreuse de leurs sorciers et soumis par atavisme à des coutumes barbares. Il faut une grande patience pour les conduire. Il faut des siècles pour transformer des peuples et les dorer au feu 465  ».

De son côté, le Père Léon Cambron, en face de diverses épreuves que rencontrait la mission, et de l’échec à convertir le peuple qu’il attribuait aux agissements des sorciers, trouvait qu’il était confronté à une œuvre satanique. Par conséquent, il prôna une « tactique militaire » dans sa méthode d’évangélisation afin de lutter contre le démon 466 .

En d’autres circonstances, confronté à cet échec à gagner les autochtones au christianisme, il se consolait en affirmant : « On ne pourrait pas exiger de ces bons sauvages qu’ils renient du jour au lendemain ce qu’ils tenaient jusque-là sacré 467  ». Sans se résigner, les missionnaires vinrent à comprendre que la conversion d’un peuple est une besogne de patience.

Notes
449.

ED 82 : Correspondance du Père Gabriel Grison avec le Père Léon Déhon, Beni, le 5 décembre 1907.

450.

Pierre-Fernan GERMAIN, « À Beni », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1907), p. 35.

451.

Correspondance du Père Léon Farinelle avec le Père Léon Déhon, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1907), p. 83.

452.

Modeste D’HOSSCHE, « Une mission dans les Montagnes bleues », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1924), p. 169.

453.

Pierre-Fernan GERMAIN, « A Beni », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1907), p. 19 ; 21 ; 150.

454.

Dominique GAUTHIER, « A la conquête des âmes », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 212 ; Pierre-Fernan GERMAIN, « A Beni », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1908), p. 173 ; Léon FARINELLE, « Un voyage à Irumu », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1907), p. 135-140 ; Lettre du Père Théodore Muller au Père Léon Déhon. Banalia, le 15 février 1911, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 210 ; Gabriel GRISON, « A travers l’Afrique », dans Le Règne du Sacré-Cœur, (1908), p. 114. Dans ce cas du Père Gabriel Grison l’escorte fut imposée par le commandant Lund et un chef de poste, un bulgare parlant parfaitement le français, M. Athanasoff qui persuadait le père de se prémunir des révoltés retirés dans la forêt.

455.

Savino P. PALERMO, Pour l’amour de mon peuple, oc. cit. p.

456.

Thomas De WESTERLINCK, « Dans les Montagnes bleues », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1928), p. 13-17 ; 43-49 ; Lettre du Père Théodore Muller au Père Léon Déhon. op.cit ; 169.

457.

Dominique GAUTHIER, op. cit., p. 211-212.

458.

Ibidem, p. 112.

459.

Modeste D’HOSSCHE, « Mœurs congolaises. Sorcier et missionnaire », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 212.

460.

Ibidem, p. 213.

461.

Pierre-Fernan GERMAIN, « À Beni », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1907), p. 19

462.

Cette expression est reprise par Jan van BUTSELAAR, « Convergence ou divergence ? Développements récents dans l’attitude protestante », dans Françoise JACQUIN et Jean-François ZORN (éds), L’altétiré religieuse. Un défi pour la mission chrétienne, Paris, Editions du Karthala, 2001, p. 325.

463.

Modeste D’HOSSCHE, « Une mission dans les Montagnes bleues », op. cit., p. 169.

464.

Lettre du Père Léon Farinelle. Lac Albert-Edouard, le 28 avril 1908, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1908), p. 152-154.

465.

Gabriel GRISON, « Du paganisme au christianisme ». Beni, le 6 septembre 1924 ; dans Le Règne du Sacré-Cœur 5 (1924), p. 171-172.

466.

Père Léon Cambron au Recteur du scolastique Notre-Dame du Congo, op. cit., p. 202.

467.

Ibidem, p. 211.