2.3.3. Omniprésence des maladies

Le dernier facteur qui porta préjudice à l’activité apostolique des Déhoniens fut la maladie. Certes, la maladie du sommeil contribua au déplacement du peuple de la plaine de Semliki, mais d’une manière générale, la question de la santé a toujours été préoccupante à Beni. Non seulement la population autochtone était affectée mais aussi les missionnaires déhoniens tout au long de leur pastorale.

En 1927, le Père Modeste d’Hossche, après un long séjour d’environ quinze ans, rencontra une grande partie de la population atteinte de maladie du sommeil. Cette situation de fait entraîna des conséquences non seulement néfastes sur le développement de la mission qui marchait au ralenti, mais aussi un nouveau type d’apostolat : celui des malades que le Père Modeste D’Hossche décrit ainsi dans la revue missionnaire des Déhoniens :

‘« Ah ! que le Bon Dieu nous délivre bientôt de ce redoutable fléau qui est la maladie du sommeil. Les souffrances physiques et morales qu’elle apporte sont indicibles. Le malade, qu’il soit enfant, jeune homme ou vieillard, est repoussé de tous, si bien que nous sommes seuls à leur donner les soins nécessaires. Évidemment, notre travail apostolique ne peut plus, dans ces conditions, donner son plein rendement. Dans le territoire de notre mission, il y a au moins quarante mille païens, que nous ne pouvons guère atteindre d’une façon vraiment efficace. Nos visites sont très rares, parce que nous sommes retenus sur place par des malades. Nous n’avons pas le cœur d’abandonner ces malheureux à leur triste sort.’ ‘Notre Seigneur, me semble-t-il, nous a tracé la voie à suivre, au cours de sa vie mortelle : ses prédilections allaient aux pauvres, aux malades et aux nécessiteux. Nous aurions tort de chercher une autre voie que la sienne, et de ne pas accepter patiemment et généreusement le genre de travail et d’apostolat qu’il attend de nous. Tous ces malheureux que nous aidons à bien mourir seront au ciel les protecteurs de notre Mission si éprouvée actuellement, et je ne doute pas que des jours meilleurs luiront pour nos successeurs. Fiat 477 » !’

L’apostolat des malades s’étendait aussi au petit groupe des missionnaires. Durant les premières années de leur ministère pastoral, les Déhoniens furent quotidiennement confrontés à la question de la maladie. Déjà en 1907, le Père Léon Farinelle écrivait au Père Paul Delfoffe que l’Église prenait « possession d’une contrée en y creusant des tombes », que les missionnaires étaient « toujours à la veille de casser la pipe », et qu’il fallait prier pour eux pour qu’ils aient une bonne mort 478 .

En 1908, la situation était encore plus sombre : tous les missionnaires étaient malades sauf un seul. Le Père Pierre-Fernan Germain témoigne de cette situation alarmante quand il écrit :

‘« Le Père Farinelle est parti pour Irumu. C’est un long voyage à travers un pays marécageux, deux mois au moins. Le vide causé par ce départ m’a été très sensible le premier jour (…), car mes deux confrères ayant gagné une bonne fièvre durent se mettre au lit alors que le Frère quittait à peine le sien. Il y a de singulières journées au Congo ! Toute la mission sur les bras, plus deux malades ; heureusement Notre Seigneur n’abandonne pas ses ouvriers et ménage la consolation au lendemain de l’épreuve. Aujourd’hui, Ascension, j’ai seul dit la Messe, mais la fièvre ayant quitté mes malades, nous avons pu fêter ce jour ensemble 479 . »’

Bien plus, en septembre 1909, le Père Théodore Lambert vint à Beni pour remplacer le Père Léon Farinelle, supérieur de mission, qui devait rentrer en Europe parce qu'il supportait mal les conditions climatiques de la région. Il arriva à Beni miné par la dysenterie et dut retourner en Europe (7 octobre 1910) avant de connaître l’aide du Père Pellegrini qui est mort le 10 août 1910 480 .

De son côté, le Père Léon Cambron, en 1911, venait de subir une intervention chirurgicale suite à une pleurésie dont il s’est cru guéri par un miracle 481 . Plus tard, en fin décembre 1924, lorsque les Pères Léon Cambron et Piet Verheul déménagèrent à Kimbulu Saint-Joseph, ils laisseraient le Père Joseph Lens, malade au milieu d’une chrétienté malade.

À force de souffrir, les missionnaires tentèrent d’apprivoiser la maladie et de l’assumer dans une forme de vie spirituelle. La méditation sur cette condition, loin d’être une résignation, se transformait en une forme nouvelle d’apostolat dans une humilité totale devant le Christ.

Le Père Pierre-Fernan Germain, terrassé le jour anniversaire de son ordination sacerdotale par une forte fièvre de sorte qu’il lui fût impossible de célébrer une messe d’action de grâce, livra cette méditation : « Que l’on travaille ou que l’on souffre, c’est toujours pour notre Seigneur. Du reste, on a plus de chance de servir le Bon Dieu en souffrant qu’en travaillant. Étant malade, il n’y a qu’à accepter ce que la Providence envoie ; en travaillant, on risque peut-être de perdre une partie du fruit de son travail par les intentions étrangères que l’on y mêle 482  ».

La confrontation permanente à la maladie, à la mort, et à la dispersion pour des raisons d’apostolat engendrait un sentiment de solitude. Lors de sa tournée apostolique à Makora, le Père Pierre-Fernan Germain nous éclaire sur la souffrance provoquée par la solitude en terre africaine au milieu d’une intense activité :

‘« Je reste ici, seul blanc, avec deux jeunes boys. La solitude me pèse beaucoup moins qu’à mon premier voyage. J’ai plus de besogne que je n’en puis faire ; ce qui manque parfois, c’est de pouvoir échanger une pensée, car avec les noirs, il n’y a pas à y songer. Ceci est le plus grand sacrifice du missionnaire, et on le fait généreusement pour N.-S. (sic. Notre Seigneur). Qu’importe ! plus tard, nous retrouverons là où l’on est heureux pour toujours et où aucune séparation ne vient empoisonner les joies les plus pures 483  ».’

Ce sentiment de solitude s’accentuait aussi à cause de l’isolement de la métropole, des moyens de communication difficile à établir, des retours en Europe, et plus tard à la première guerre mondiale (1914-1918) durant laquelle Beni ne reçut qu’un missionnaire, le Frère Théodore Dominique Theunissen. La grâce vient toujours après les épreuves : ayant semé dans les larmes, l’espoir de récolter dans l’allégresse relance les énergies :

‘« Notre ministère ici pendant cinq ans a été des plus pénibles. Nous n’avions pas de conversions nombreuses. Chaque année, nous avons eu des épreuves matérielles et spirituelles de tout genre. Le démon s’est acharné, semble-t-il, contre toutes nos entreprises. Et subitement, nous voyons maintenant que tout a germé, et nous sommes étonnés de n’avoir plus qu’à constater à chaque pas de nouvelles conversions toutes aussi inattendues. Qu’il est bien vrai que la grâce vient d’ordinaire après l’épreuve 484  ! ».’

Le Père Léon Cambron, dans la même correspondance, explique les raisons de ce bilan négatif caractérisé par le manque de conversions et souligne en grande partie la résistance à l’occupation blanche. Au bout de cinq ans de leur ministère, les Déhoniens n’ont reçu que 50 néophytes. Cependant, au bout de cette période de leur premier apostolat, ils avaient une chrétienté constituée de 250 fidèles, 400 catéchumènes et 20 conversions dans les alentours du poste central 485 .

Notes
477.

ED 192 : Lettre du Père Modeste D’Hossche (s.d., s.l.), dans Le Règne du Sacré-Cœur (1927), p. 269-270.

478.

Correspondance du Père Léon Farinelle avec le Père Paul Delgoffe, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1908), p. 70 ; 72.

479.

Pierre-Fernan GERMAIN, « A Beni », dans Le Règne du Sacré-Cœur (mai 1908), 119.

480.

Père Léon Cambron au Père Léon Déhon, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 63.

481.

Père Léon Cambron au Recteur du scolasticat Notre-Dame du Congo, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 171-172.

482.

Lettre du Père Pierre-Fernan Germain. Beni, le 20 août 1907, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1907), p. 166.

483.

Pierre-Fernan GERMAIN, « A Beni », dans Le Règne du Sacré-Cœur (janvier 1909), p. 7.

484.

Ibidem, p. 371.

485.

Ibidem, p. 371-372.