2.3.4. Beni, « hécatombe » des Déhoniens

Deux mois après l’ouragan qui démolit une partie de la mission de Beni, le 14 octobre 1907, une autre épreuve survint : la maladie qui entraîna la mort du Père Pierre-Fernan Germain dans sa vingt-huitième année, lors de sa tournée apostolique à Kasindi accompagné du Père Joseph Lens 486 .

Vers la fin de l’année 1908, le Père Léon Farinelle, supérieur du poste de mission de Beni, tomba malade. Il termina sa vie terrestre dans la mission de Banalya, au nord de Stanley-Falls, le 9 août 1909, quand il se préparait à se rendre en Europe pour s’y faire soigner. L'année suivante, le 2 octobre 1910, le Frère Paulus Manderscheid, atteint de la maladie du sommeil, mourut à l'hôpital de Kisubi, près d'Entebbe en Ouganda. Ces décès furent successivement suivis par la mort des Frères François Bavo Jants (2 juillet 1912)et Théodore Dominique Theunissen (27 juillet 1915), ainsi que des Pères Victor-Remy (11 février 1921) et Ferdinand Théophane Friant (12 février 1922).

En signe de reconnaissance du sacrifice de leur vie pour la mission de Beni, en 1944, Mgr Henri-Joseph Piérard exhuma les restes des Déhoniens décédés à Beni : les Pères Pierre-Fernan Germain, Victor-Remy Mailier et Ferdinand Théophane Friant. Il les enferma pieusement dans trois petits cercueils en un caveau, à l’entrée de l'ancienne cathédrale de Beni, où plus tard fut enterré l'abbé Buyori (1976), premier prêtre du Vicariat apostolique de Beni.

Ces décès ont affecté de l’une ou de l’autre manière la personnalité des misionnaires et leur travail apostolique. Ce fut dans ce contexte que le Père Léon Cambron, considérant Beni comme une hécatombe des Pères du Sacré-Cœur de Saint-Quentin, lança ce cri d’alarme :

‘« Les tombes s'ouvrent et se referment l'une après l'autre ; bientôt peut-être, il ne restera plus personne. Des pieux chrétiens planteront une croix sur notre tombe, et dans quelques années un missionnaire passant par ici et cherchant des traces de la mission n'y trouvera que cette humble croix perdue dans la brousse. Peut-être versera-t-il une larme sur celui qui dormira là son éternel sommeil, mais sa volonté se raidira en un nouvel effort et pressant la croix, il s'écriera : 'A mon tour maintenant de te relever au prix même de ma propre vie. Je grouperai autour de moi des multitudes de chrétiens ; la foi ne périra pas 487  ».’

Le ton de cette lettre révèle l'état d’âme des missionnaires qui supportaientt les épreuves endurées dans la foi. En effet, en moins de quatre ans (1906-1910), des cinq missionnaires de Beni Saint-Gustave venus à la première heure, trois venaient de décéder dans leur jeunesse.

En fait, les Déhoniens considéraient les missionnaires défunts à la tâche des religieux qui ont offert leur vie pour la conversion des Noirs de Beni. Ils les considéraient désormais comme saints, des intercesseurs, et des « orants pour cette mission auprès de Dieu » pour qu’il suscite de vaillants apôtres qui viendront remplacer ceux qui tombent, et aider puissamment ceux qui restent à la tâche 488 .

Par ailleurs, ces décès successifs des missionnaires, loin de les résigner et de les décourager, stimulaient en quelque sorte leurs énergies. Ainsi, à la mort du Père Léon Farinelle en 1909, la revue déhonienne, Le Règne du Sacré-Cœur de Jésus, écrit deux ans plus tard en 1911:

‘« C’est le 15° des nôtres qui succombe dans cette lointaine mission des Falls, sur cette d’Afrique qui dévore les Blancs ; mais ces morts si souvent répétés, loin de ralentir les vaillants, les excitent davantage et les animent ; bientôt d’autres viendront recueillir des mains défaillantes de qui tombent le flambeau de la lumière et de la vie que nous avons fait la promesse de porter aux extrémités du continent noir 489  ».’

Ce fut dans ce contexte que le Père Léon Cambron traduit ses espoirs de relève missionnaire au Recteur du scolasticat Notre-Dame du Congo. Il trouvait en la mort du Père Léon Farinelle une source de bénédictions sur la mission de Beni : « D’une main, la Providence reprend l’un d’entre nous, et de l’autre, elle répand ses bénédictions et ses grâces. Ses desseins sont incompréhensibles mais admirables. Peut-être mettra-t-elle au cœur de l’un ou de l’autre le désir de l’apostolat ? Il faudrait que chaque fois qu’un soldat tombe deux autres se lèvent pour le remplacer 490  ». Ces décès réduisaient le nombre des ouvriers apostoliques à tel point qu’ils ne pouvaient pas ouvrir le poste d’Irumu car il fallait se dédoubler pour une telle fondation 491 . Cette question de la pénurie du personnel missionnaire comporte plusieurs aspects au niveau local et au niveau de la congrégation.

À Beni, durant les cinq premières années de l’évangélisation de la contrée par les Déhoniens, la diminution des agents de la christianisation était en grande partie due à la mort qui s’infiltrait dans le rang des missionnaires et au retour du Père Théodore Lambert en Europe pour des raisons de santé ainsi que la nouvelle affectationdu Père Modeste D’Hossche. Cette nomination fut une épreuve pour les missionnaires Déhoniens à Beni après celles des tornades et des décès. Certes, son remplaçant fut bien annoncé, mais sur le terrain, il lui faudra six mois ou même une année pour apprendre la langue 492 . Cette remarque sous-entend que, durant le temps de l’apprentissage de la langue, la charge reposerait sur les épaules d’un ancien missionnaire.

Une telle situation où la mort privait la mission du personnel ecclésiastique poussa le Père Léon Cambron à exprimer son malaise :

‘« La mission de Beni entre toutes les autres aura son fondement dans la croix. L’an dernier, j’écrivais déjà que quand des missionnaires arriveraient enfin d’Europe, cherchant des vestiges de notre mission, ils se heurteraient à une croix plantée sur une tombe. C’est au point qu’il a été plusieurs fois question déjà de supprimer ce poste. Ce deviendrait nécessaire si du renfort tardait à nous arriver 493  ».’

Par ailleurs, la pénurie du personnel s’explique aussi par le fait que la mission, telle qu’elle était présentée par les Pères du Congo,était faite pour des héros. Tout en faisant du prosélytisme missionnaire, Mgr Gabriel Grison et le Père Léon Cambron s’adressant successivement au Père Léon Déhon et au Recteur du scolasticat donnaient ces indications pour déterminer le choix des futurs missionnaires :

‘« Il nous faut ici des savants, il nous faut des vocations fermes, il nous faut des saints. Allez ! il y a ici de quoi satisfaire au plus beau des désirs : arracher des âmes à Satan. Il faut lutter des mois et des années sans résultat. Puis un beau jour, le Seigneur a passé, c’est fait. Voilà le vrai triomphe et les vraies consolations 494  ». « Il nous faut des apôtres : des apôtres zélés pour le salut des âmes, des apôtres instruits dans la science divine et dans les sciences profanes, des apôtres pratiques et joyeux, qui sachent s’accommoder aux circonstances et en tirer parti, sans se laisser abattre par les épreuves et les déceptions. Que trouveront ceux qui viendront ici ? des âmes à sauver ! Et alors qu’importe la fatigue, les dangers, les maladies, les épreuves ! Quand on trouve des âmes et qu’on les sauve, les consolations reçues font tout supporter avec joie 495  ».’

Apparemment, la mission exigeait des candidats robustes en santé, en sainteté, en sciences et en équilibre psychologique. Tous les candidats à la vie missionnaire auraient-ils les vertus du Père Léon Farinelle dont il est dit après sa mort :

‘« C’était un excellent religieux, d’une intelligence remarquable et d’une énergie à toute épreuve. Agé seulement de 35 ans, il semblait destiné à remplir encore une longue carrière. Dieu en a décidé autrement. Il était sans doute mûr pour le ciel. Nous avons la ferme confiance qu’il est allé recevoir la récompense de ceux qui ont tout sacrifié pour le Christ, et que, du haut ciel, il priera pour la mission qu’il a tant aimée et à laquelle il a donné sa vie 496  ».’

À défaut de ce modèle difficile à atteindre, les religieux devaient accepter les missionnaires qui leur étaient envoyés, même s’ils ne répondaient pas aux critères souhaités. C’est pourquoi, les Déhoniens nuançaient leur appel en signifiant aux futurs missionnaires « s’ils s’endurcissent à la peine et que tout ce qui peut paraître humainement décourageant, dangereux, ou même héroïque ne leur apparaît pas ainsi sur leur champ apostolique 497  ».

Néanmoins, certains écrits des Pères du Congo pouvaient aussi laisser indécis et perplexes les candidats à la mission. Avec franchise, le Père Pierre-Fernan Germain écrivait :

‘« Fatigué du voyage et ayant déjà eu faim en route, rien d’étonnant que l’on souffre un peu. Je vous dis tout cela sans amertume ni regret. C’est la vie du missionnaire et la vie de sacrifice et j’en suis très heureux. Je souris parfois en songeant à certaines personnes qui me disaient que nous venions au Congo, par intérêt. Ah ! si nous n’étions pas convaincus de la divinité à l’œuvre pour laquelle nous venons, jamais un missionnaire catholique ne mettrait le pied ici surtout dans les conditions où ils sont. Il faut être persuadé que le plus grand bonheur est de se dépenser et de souffrir pour Dieu, alors seulement le missionnaire peut se dire ‘le plus heureux des hommes’. Ce bonheur-là est le sien au Congo. Il est le mien et me suffit 498  ».’

Par ailleurs, certains missionnaires pouvaient trouver que leur travail est peu fécond car, souvent, ils ne récoltent que l’ingratitude après la fatigue bien qu’ils obtiennent certaines conversions après le secours des remèdes donnés aux malades 499 . Ce fut dans ce même contexte que le Père Pierre-Fernan Germain écrivait : « À part les consolations spirituelles, et surtout celles de sentir qu’on se sacrifie tout entier au Bon Dieu, je n’envoie pas d’autre ici. À tout point de vue, tout est croix dans la vie de missionnaire, pour moi du moins 500  ».

Les misères humaines étaient mêlées aux consolations spirituelles comme si « une mission avait besoin des secours matériels et spirituels pour entrer la foi chrétienne dans les âmes 501  ». Ces consolations spirituelles résidaient dans la beauté des grandes célébrations des fêtes liturgiques 502 comme Noël et l’Ascension ainsi que les processions au Sacré-Cœur. Bref, les consolations que pouvait leur apporter le ministère n’empêchaient pas que les missionnaires avaient besoin de réconfort matériel 503 comme le tabac, les objets de piété, et les produits européens pour leur subsistance.

Notes
486.

La mort du Père Pierre-Fernan Germain, dans Le Règne du Sacré-Cœur (février 1908), 192-194 ; Lettre du Père Joseph Lens au Père Léon Déhon. (s.d., s.l.), dans Le Règne du Sacré-Cœur (février 1908), 3-7.

487.

Correspondance du Père Léon Cambron avec le Recteur du scolasticat Notre-Dame du Congo, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 204.

488.

Gabriel GRISON, « Mon voyage de Saint-Gustave à Mombassa », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 112-114.

489.

« La mort du R.P. Farinelle », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1909), p. 162.

490.

Père Léon Cambron au Recteur du scolasticat Notre-Dame du Congo, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 203.

491.

Léon FARINELLE, « voyage à Irumu », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1907), p. 151.

492.

Lettre du Père Léon Cambron à un confrère. Saint Gustave, le 14 juillet 1911, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 371.

493.

Ibidem, p. 371.

494.

Lettre du Père Léon Cambron à un confrère. Saint Gustave, le 14 juillet 1911, op. cit., p. 372.

495.

Correspondance du Père Léon Cambron avec le Recteur du scolasticat Notre-Dame du Congo, », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 205.

496.

« La mort du R.P. Farinelle », op. cit., p. 162.

497.

Correspondance du Père Léon Cambron avec le Recteur du scolasticat Notre-Dame du Congo, », op. cit., p. 205.

498.

Pierre-Fernan GERMAIN, « A Beni », dans Le Règne du Sacré-Cœur (19O7), p. 39.

499.

Ibidem, p. 21 ; 50 et 54).

500.

Lettre du Père Pierre-Fernan Germain. Beni, le 20 août 1907, dans Le Règne du Sacré-Cœur (1907), 166.

501.

Pierre-Fernan GERMAIN, « A Beni », dans Le Règne du Sacré-Cœur (mai 1908), p. 119-120.

502.

ED 11 : Gabriel GRISON, « Premier Noël aux Falls », Lettre aux amis. Saint-Gabriel, le 25 décembre 1897 ; Pierre-Fernan GERMAIN, « A Beni », dans Le Règne du Sacré-Cœur (mai 1908), 119.

503.

Lettre du Père Pierre-Fernan Germain. Beni, le 20 août 1907, op. cit., 166.