2.3.5. Pénurie du personnel déhonien

Outre ces aspects locaux qui pouvaient décourager certaines vocations missionnaires, la question de la pénurie du personnel fut aussi un problème interne à la congrégation. Mgr Gabriel Grison, à bout de réclamer des missionnaires eut la tentation de recourir au Saint Siège. Lors d’une audience avec le pape Pie XI, Mgr Gabriel Grison s’entretint sur les difficultés de son vicariat et lui demanda de forcer la main à ses supérieurs religieux.

Sa requête, non plus, ne fut pas exaucée par l’autorité suprême de l’Eglise qui, à la place, lui accorda une faveur spirituelle relatée dans ce récit de Mgr Gabriel Grison :

‘« Vous direz à vos collaborateurs que mon cœur est avec eux et que je leur donne ma plus grande bénédiction. Lui parlant de notre petit nombre, je lui dis : Très saint Père, j’ai une tentation violente de vous demander l’autorisation d’emmener avec moi, même malgré leurs supérieurs, tous ceux qui voudraient y venir (Stanley-Falls/Congo), mais je veux pas succomber à cette tentation. Le Pape sourit, réfléchit un instant, puis il me dit : ‘Oui, il vaut mieux ne pas aller à l’encontre de la volonté des supérieurs, mais je bénis ceux qui vous aideront, Dieu leur rendra avec avantage ; c’est le Pape qui le leur dit’ 504  ».’

La bénédiction papale ne résolut pas le problème du manque du personnel missionnaire ! Au niveau de la congrégation, la question de la pénurie s’exprime clairement dans la complainte de Mgr Gabriel Grison contre le Père Léon Déhon auprès de l’abbé Gras quand il écrit à ce dernier : « Nous avons mille difficultés, elles nous viennent de tous les côtés, souvent même de celui où nous pensions trouver appui et secours, et l’apostolat est rempli de croix petites et grandes, mais, enfin, nous sauvons les âmes, et si l’on est prêtre pour cela, comment se fait-il que nous soyons en si petit nombre 505

A vrai dire, la question du manque du personnel missionnaire aurait été l’une des sources des tensions qui existèrent entre le Mgr Gabriel Grison et le Père Léon Déhon. Déjà, le 10 novembre 1897, le fondateur de la mission des Falls réclamait tout son personnel missionnaire 506 . En 1922, les Pères venus au synode du vicariat des Falls rédigèrent et signèrent une lettre adressée au Supérieur général des Déhoniens pour le supplier d’envoyer du renfort. « Tous l’ont signée, excepté moi, car elle ne fait que répéter ce que je vous ai dit tant de fois 507  ».

Les réactions du Père Léon Déhon à la réception des requêtes dont l’objet et le refrain étaient le manque de personnel ecclésiastique avaient pour la plupart du temps des raisons objectives et incitaient Mgr Gabriel Grison à rester optimiste pour l’avenir. La correspondance du Père Léon Déhon atteste cette confiance dans la mission de Beni et de Stanley-Falls quand il lui écrivait successivement le 19 janvier 1920 et 26 août 1921.

‘« Je ne trouve pas le moyen de vous envoyer du monde pendant la guerre. Ayons confiance quand même. Tous nos jeunes prêtres sont au service militaire. Tous nos séminaires sont à peu près vide. Ils ont huit ou dix élèves au lieu de quatre-vingts. L’Europe a perdu dix millions de jeunes en quatre ans. Patience et Prière. La guerre a nui au recrutement pour plusieurs années. Tous nos évêques gémissent. Nous remuons ciel et terre pour trouver du monde, c’est ultra difficile. Vous recevrez quelqu’un chaque année, mais pas autant que vous désirez. Patience (…). La tristesse du moment, c’est que nous manquons de prêtres disponibles pour nos missions. Il en faudrait davantage au Congo ; et le Cameroun en demande. Il y a des milliers et des milliers d’âmes qui demandent le prêtre au Congo et nous sommes insuffisants ! Hélas, les protestants y courent ! C’est à en pleurer ! Je travaille pour le recrutement et je demande des prières 508  ».’

Malgré ce tableau négatif, le Père Léon Déhon portait un intérêt particulier au Congo. Avant la guerre (1897-1914), il envoya soixante-quinze missionnaires dans le vicariat des Falls. Même pendant les « années maigres » (1914-1925), il envoya vingt-huit missionnaires. Mais ce renfort, au lieu d’accroître le nombre du personnel missionnaire, ne palliait qu’aux vides entraînés par les retours pour des raisons de santé, par les congés réparateurs des forces physiques et spirituelles, ainsi que par les décès successifs des religieux. Dans le cas spécifique de Beni, Mgr Gabriel Grison témoignage :

‘« Nous avons été malmenés ici par ce climat meurtrier : En deux ans et demi, sur onze missionnaires qui sont venus ici, nous en avons perdus sept. Toujours des malades entre la vie et la mort. Tout cela double le travail de ceux qui restent debout. En 1904, sur 28 missionnaires, 15 seulement ont pu résister à l’épreuve (…) Beni sera véritablement ‘la mission-tombeau’ : la mort y fera six victimes en l’espace de quelques années 509  ».’

En réalité, Beni a connu six décès en environ trente ans. Cependant, au moment de la passation du pouvoir aux Assomptionnistes, il ne restait plus que quatre missionnaires déhoniens, hormis le Père Léon Cambron qui était en congé en Europe et l’Evêque qui n’est venu qu’en trois reprises pour des visites pastorales. Néanmoins, sa présence comme évêque y était d’une manière symbolique 510 .

Ce désarroi était plus profond car Mgr Gabriel Grison ne pouvait comprendre ni accepter que la congrégation ouvre d’autres missions au Brésil et en Indochine aussi longtemps que l’Institut souffrait du manque d’agents de l’évangélisation. Bien plus, pour le Cameroun, la congrégation lui enlève cinq missionnaires. Cette situation, humainement parlant sans issue, créa un sentiment d’aigreur chez Mgr Gabriel Grison qui transmit la situation générale qui prévalait en 1921 au Préfet de la congrégation de la Propagande :

‘« L’an passé, en énumérant les raisons pour lesquelles nous étions attachés à notre mission de Beni, je disais à Votre Eminence, que nous y avions perdu trois missionnaires ; hélas, c’est quatre qu’il faut écrire aujourd’hui. Le R.P. Mailier, Supérier de la mission, y a rendu son âme à Dieu le 11 février dernier. C’était un homme d’élite et sa mort est une dure épreuve pour la mission des Stanley-Falls. Il y a quelques mois, un autre de mes missionnaires a pris le chemin de notre mission du Cameroun et j’apprends qu’un autre encore rentré malade en Europe le suivra. C’est le cinquième que nous donnons à la Préfecture du Cameroun depuis sa résurrection. Enfin, cinq ou six auraient besoin d’aller se refaire en Europe et trois d’entre eux m’en ont fait la demande formelle, car ils n’en peuvent plus.’

Nous restons donc aux prises avec une situation pénible et douloureuse, faute du personnel. Dernièrement, je suppliais notre Supérieur Général de supprimer au besoin quelqu’œuvre moins importante pour venir à notre secours. Il faudrait, et cela depuis longtemps, créer de nouveaux centres de mission, or, non seulement je reste dans mon éternelle impuissance en face de cette nécessité, mais le départ d’un ou deux missionnaires m’obligerait à supprimer immédiatement tel ou tel poste existant. Pour comble de malheur et d’humiliation, je viens d’apprendre qu’un frère (le Père Van Meele) a déserté sa mission pour aller s’engager chez des commerçants portugais. Je vais essayer de le repêcher, mais voilà où l’on aboutit avec des communautés qui n’en sont pas (…). Vous voyez par ce triste événement la nécessité pour notre congrégation de restreindre ses œuvres et de nous donner le personnel dont nous avons besoin 511  ».

Ces difficultés seraient-elles aux origines de sa tentation de démissionner 512  ? Quoi qu’il en soit, le souhait d’avoir un personnel exclusivement belge ou hollandais peut bien avoir contribué à la pénurie du personnel dans les missions de Beni ou de Falls où les Pères allemands avaient été expulsés 513 par le gouvernement. Les caractères et les défaillances personnelles de certains religieux ne leur permettaient pas non plus de rester longtemps au Congo, souvent après un séjour d’une année ils retournaient définitivement en Europe 514 . De l’Europe comme de la métropole à Falls, le renfort missionnaire venait au compte-gouttes.

Cependant, si Mgr Gabriel Grison pouvait se plaindre de son Supérieur Général, le Père Léon Déhon, malgré son caractère propre à supporter les plaintes, les cris et même les reproches de son vicaire apostolique, pouvait aussi avoir des griefs à son égard. Mgr Gabriel Grison était exigeant et plusieurs missionnaires ne correspondaient pas aux qualités requises pour le vicaire apostolique de Falls.

C’est pourquoi, comme le rapporte le Père Saviono P. Parlermo, le Père Léon Déhon, dans sa correspondance du 22 février 1924 et de 26 mars1925, dénonça cette attitude ambiguë : « Je me réjouissais de vous envoyer quatre missionnaires qui vont partir le 18 mars, et voici que vous m’en renvoyer deux. Si quelques missionnaires ont un peu l’entêtement des Flamands, ce n’est pas un obstacle absolu en ministère apostolique. Il y a tant de bons missionnaires flamands. Ils n’ont que ça à Scheut 515  »..

Le nombre fortement réduit du personnel missionnaire avait un impact profond sur la vie apostolique des Déhoniens : un rendement apostolique amoindri 516 et, partant, une difficulté à établir de nouvelles fondations, d’autant qu’ils effectuaient leurs randonnées pastorales à pied en ne s’arrêtant que dans les grands centres.

Quand bien même ils auraient eu des moyens de communication rapide, le nombre des agents pastoraux serait resté insuffisant à cause de l’étendue du territoire. Au Nord, les nouveaux missionnaires allaient jusqu'à 262 km de Beni Saint Gustave. Au sud, ils avaient trois cent kilomètres à parcourir jusqu'à Rutshuru. En pays de montagnes, dans une partie des Mitumba, à l'Est, la population n'était pas encore pacifiée et par conséquent peu atteinte par le christianisme, et dans l'Ouest, s'étendait la forêt équatoriale.

C’est pourquoi, le Père Léon Cambron affirmait que, dans de telles conditions, les missionnaires ne pouvaient pas obtenir un résultat durable dès lors que les visites étaient devenues peu fréquentes 517 . Ces mêmes conditions faisaient sentir la nécessité de renforts ecclésiastiques, de catéchistes 518 et celle d’un clergé diocésain 519 qui seraient des auxiliaires indispensables pour les missionnaires.

Cependant, en 1929, Rome, répondant à la requête de Mgr Gabriel Grison, soucieux de hâter l’évangélisation de cette contrée 520 , lui accorda la permission de céder ce territoire aux Assomptionnistes. Ces derniers avec le clergé diocésain et les autres congrégations missionnaires masculines et féminines et les instituts religieux autochtones eurent la joie de recevoir en 2002, les Pères du Sacré-Cœur revenus collaborer au travail apostolique dans leur ancienne mission qui est devenue le diocèse de Butembo-Beni.

Notes
504.

ED 183 : Gabriel Grison, Lettre circulaire. Bruxelles, 24 novembre 1925.

505.

Correspondance de Mgr Gabriel Grison avec l’Abbé Gras. Saint-Gabriel, le 16 novembre 1910, dans Le Règne du Sacré-Cœur (février 1911), p. 15.

506.

ED 24 : Correspondance du Père Gabriel Grison avec le Père Léon Déhon. Saint-Gabriel, le 10 novembre 1897.

507.

Savino P. PALERMO, Cent ans d’évangélisation au Haut-Congo, op. cit., p. 132-136.

508.

Ibidem p. 134-135.

509.

« Une vaillante figure d’apôtre », op. cit., p. 23. 25.

510.

Le tableau en annexe nous présente les présences déhoniennes dans la mission de Beni

511.

ED 165 : Correspondance de Mgr Gabriel Grison avec la Propagande. Saint-Gabriel, le 8 août 1921.

512.

ED 160 : Correspondance du Père Léon Déhon avec Mgr Gabriel Grison. Bruxelles, le 3 janvier 1922.

513.

ED 145 : Lettre du Commissaire Général du Service de la Justice, N. 1993. Boma, le 7 juillet 1919.

514.

Correspondance du Père Gabriel Grison avec le Père Léon Déhon. Stanley-Falls, le 2 octobre 1897. Ce Père, confondateur avec le Père Grison, est rentré en Europe à cause d’une maladie qui durait plus d’un mois. Bien plus, sont caractère était en quelsue sorte intolérable. Quant au missionnaire Caudron, dans l’intervalle d’une année à Beni en 1913, il quitta la Congrégation.

515.

Savino P. PALERMO, Cent ans d’évangélisation au Haut-Congo (1897-1997), op. cit., p. 133.

516.

Lettre du Père Modeste D’Hossche (s.d., s.l.), dans Le Règne du Sacré-Cœur (1927), p. 267.

517.

Ibidem, p. 63.

518.

ED 165 : Correspondance de Mgr Gabriel Grison avec la Propagande. Saint-Gabriel, 8 août 1921.

519.

B.D., « Beni-Irumu », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1911), p. 124.

520.

« Une vaillante figure d’apôtre », op. cit., p. 26.