2.4.4. Création de la mission indépendante de Beni (1929-1934)

Mgr Gabriel Grison, par le biais de son Procureur Christen, dans une lettre du 02 avril 1929, exprima ses sentiments de gratitude à l'égard de l'Assomption qui venait d'envoyer ses missionnaires dans une partie de son vicariat. Il souhaita qu'elle devienne aussitôt soit une préfecture soit un vicariat 587 . Ce souci était devenu constant chez Mgr Gabriel Grison qui, dans sa lettre du 14 mai 1929, écrivait au Père Rémy Kokel: : « Tachez d'obtenir une mission indépendante » 588 .

En vue de l'érection canonique de cette mission, Mgr Gabriel Grison et le Père Conrad Groenen s'attelèrent à fournir divers renseignements sur la mission, à donner les limites précises du territoire à céder, et à évoquer le besoin d'une indépendance afin d'affermir les œuvres et de les développer en toute liberté d'action 589 . En fait, lors la cession de la mission de Beni, les Assomptionnistes dépendaient de la métropole en suivant la recommandation de Mgr Gabriel Grison qui relate : « Régulièrement, vous devez venir au Chapitre. Je vous ai dit que je ne vous y obligeais pas parce que j'ai l'espérance que bientôt vous ne serez plus soumis aux règlements qui y sont tracés. En tout cas, j'ai fait ce qui dépendait de moi pour vous procurer votre indépendance 590  ».

Dans l'attente de cette autonomie à laquelle il applaudirait 591 , Mgr Gabriel Grison essayait de gagner le plus d'avis favorables à la mission de Beni qu'il promit aussi de défendre dans les réunions du 15 novembre 1932 auprès des Supérieurs des Missions à Léopoldville (Kinshasa) 592 . Cependant, au zèle du vicaire apostolique correspondaient des inquiétudes des missionnaires assomptionnistes croyant qu’ils se buteraient à un échec.

Le Père Conrad Groenen exprima cette inquiétude à son Supérieur Général, le Père Gervais Quénard, quand il relatait que le Délégué apostolique du Congo-Belge, Mgr Albert Dellepiane, était prévenu contre les assomptionnistes et perdait les rapports qui lui étaient envoyés 593 . Il notifia ensuiteque les Pères du Sacré-Cœur de Jésus étaient défavorables aux Assomptionnistes car Mgr Gabriel Grison leur aurait cédé « la meilleure partie de son vicariat » qui présentait de belles espérances religieuses. Enfin, il informa son Supérieur général que Mgr Gabriel Grison prendrait bientôt sa retraite 594 et par conséquent, l’Assomption au Congo perdrait un défenseur.

Ces craintes se dissipèrent quand Mgr Albert Dellepiane demanda à Mgr Gabriel Grison la délimitation de la mission de Beni. Mgr Gabriel Grison envoya son Administrateur apostolique, le Père Kamiel Verfaillie qui demanda que les limites s'établissent sur la base des circonscriptions des tribus de la région. Certes, cette orientation de travail limita en quelque sorte le champ apostolique de l'Assomption. Il s'étendit désormais sur environ 45 000 km². Dès son retour à Stanley-Falls, le Père Kamiel Verfaillie donna un rapport favorable à ses autorités légitimes sur le travail qu'il venait d'accomplir avec les Assomptionnistes 595 .

Ce réconfort moral et apostolique se renforça quand Mgr Gabriel Grison, défenseur de la cause de la mission de Beni auprès des autorités ecclésiastiques, écrit au Père Conrad Grœnen,dans sa lettre du 21 novembre 1933 : « Je veux espérer qu'en ce moment l'on règle la question de votre indépendance. En tout cas, pour mon compte personnel, j'ai fait ce que j'ai pu pour vous le faire accorder 596  ». Ainsi en appela-t-il à la collaboration :

‘« Je crois qu'il faut presser un peu votre R.P. Général pour qu'il vous obtienne votre indépendance de Rome. Si Rome me demandait mon avis à ce sujet, je le donnerais de suite et aussi favorable que possible. D'ailleurs, l'an dernier, j'ai écrit à la Propagande que vous travailliez tous en vrais missionnaires et j'ai fait contresigner ce jugement par le P. Verfaillie qui, lui aussi, vous avait vus à l'œuvre et qui pensait comme moi 597  ».’

Entre temps, les Assomptionnistes étaient perplexes devant l'alternative d'être rattachés à la Préfecture apostolique du Lac Albert, situé à 200 km de Beni, ou d'avoir leur propre autonomie. La première possibilité s'avérait la plus probable car depuis dix ans les Pères Blancs du Lac Albert souffraient de la pénurie de personnel. En effet, à cette période, le Saint Siège était porté à envoyer le plus grand nombre possible de religieux dans les missions comme il venait de le faire pour le Kwango où les Jésuites venaient de céder une partie de leur territoire aux Oblats de Marie 598 .

Ce rattachement permettrait aux missionnaires du cardinal Lavigerie d'avoir tout l'Est du Kivu sous leur juridiction et la mission de Beni, qui est au centre, servirait d’un pont entre le Nord et le Sud. Il permettrait aussi de former un bloc compact avec les pays anglophones d'Ouganda ainsi que d'autres colonies belges, le Rwanda et le Burundi où travaillent les Pères Blancs. Néanmoins, les Assomptionnistes ne le regretteraient pas beaucoup parce que Mgr Matthyssen de la Préfecture du Lac Albert leur témoignait toujours une bienveillance notoire en leur facilitant les déplacements et même en recevant leurs élèves à l'école normale.

Cette perplexité devant le rattachement à la préfecture du Lac Albert et l'autonomie de la mission assomptionniste s'estompa quand les religieux reçurent une lettre de leur Provincial Norbert Claes qui les informait : « J'ai vu ici Son Excellence Mgr Dellepiane qui m'a exprimé toute sa satisfaction à votre sujet et m'a assuré que lui-même avait pris l'initiative de demander à Rome votre autonomie 599  ». Dans le même contexte, Mgr Matthyssen, en 1934, lors de sa réception quand il revenait de l'Europe, intima au Père Marie-Jules Celis que la mission de Beni sera immédiatement érigée en préfecture apostolique.

Cependant, le Saint-Siège n'envisageait pas cette question sous cet angle car il annonça au Supérieur général des Assomptionnistes, le Père Gervais Quénard, que le champ apostolique de l'Assomption serait constitué en « missio sui iuris Benensis, tel sera votre nom », et qu'il faudrait attendre la nomination du Supérieur ecclésiastique 600 . Dans l'attente de la déclaration officielle de l'indépendance de la mission assomptionniste au Congo, les religieux proposaient des noms de leur milieu apostolique. Ainsi, les missionnaires oeuvrant dans le Nord baptisaient la mission de Beni sous le nom de « Mission du Ruwenzori 601  », tandis que ceux du Sud, dans la zone de Lubero, l'appelaient « Mission des Monts bleus » ou encore « Mission du Lac Edouard 602  ».

Deux mois plus tard, le Saint-Siège, par la bulle Quo latius per orbem 603 du 09 avril 1934, le pape Pie XI érigea le champ apostolique des assomptionnistes au Congo en missio sui iuris benensis, en fixa les limites d'environ 45 000 km² et élut, dans un décret papal du 22 juin 1934, le Père Henri Piérard, de formation religieuse assomptionniste et sacerdotale, comme Supérieur ecclésiastique de la mission de Beni 604 .

Les limites de la juridiction ecclésiastique, définies dans la bulle Quo latius per orbem, ont la forme d’un trapèze rectangle renversé. Au Nord, une ligne partant du point de rencontre de l'Ituri avec le 28° méridien suit le cours de l'Ituri puis de l'Epulu. Elle va rejoindre le 29° méridien descendant jusqu'au 1° parallèle qu'elle longe pour s'arrêter à la Semliki. A l'Est, ce sont les limites naturelles de la frontière entre l'Ouganda et le Congo c'est-à-dire les rivières Lamia et Lubilia, le Ruwenzori et le Lac Édouard. Au Sud, une ligne oblique part de l'extrême pointe du lac Édouard, et aboutit au 28° meridien dont la limite est la rivière Lowa. Enfin, à l'Ouest, ce territoire suit le tracé du 28° meridien à partir de la rivière Ituri jusqu’à la rivière Lowa 605 .

Carte n° 10 : Vicariat apostolique de beni (1938)
Carte n° 10 : Vicariat apostolique de beni (1938)

BERGMANS Leo et JONIAUX M, Onder de zon. Van de vrees (1969)

Carte n° 11 : Le vicariat apostolique de Beni (bis)
Carte n° 11 : Le vicariat apostolique de Beni (bis)

Source : Revues missionnaires (Sur cette carte, on retrouve Boga, (au Nord-Est) à la frontière du vicariat au croisement du 1° méridien et du 30° parallèle)

À la réception de cette nouvelle, Mgr Gabriel Grison félicita de tout cœur le Père Henri Piérard, le nouveau Père Supérieur ecclésiastique de Beni, pour la première étape qui venait d’être franchie en dépit d’innombrables inquiétudes. Toutefois, il ne manqua pas de traduire son regret du fait que la mission ne soit érigée pas en préfecture apostolique 606 . Pour certains religieux qui espéraient comme Mgr Gabriel Grison et Mgr Matthyssen une préfecture apostolique de Beni, les raisons principales d'avoir reçu une mission indépendante résideraient dans deux facteurs principaux.

D'une part, l'inconfort des missionnaires assomptionnistes vivant dans « une pauvreté touchant à la misère » auraient profondément choqué Mgr Albert Dellepiane, en 1932, lors de sa première visite de la mission de Beni 607 . Cette situation d’inconfort matériel a perduré dans le temps à telle enseigne que, le Père Marc Champion, après 52 ans de vie missionnaire au Congo, atteste que les maisons avaient des meubles difficiles à manier, et que le menu était parfois peu varié et insuffisant par rapport à l’effort fourni ou exigé par l’apostolat. Bien plus, il y avait une absence presque totale de détente si ce n’était les jeux de cartes, des journaux et des livres qui arrivaient irrégulièrement, et qui engendraient la difficulté d’une formation intellectuelle permanente 608 . Pour certains missionnaires, cette situation aurait poussé le Délégué apostolique à demander que Rome diffère l’autonomie de la mission de Beni 609 .

D'autre part, les missionnaires pensaient que le Délégué apostolique était prévenu contre les Assomptionnistes 610 par les Pères du Sacré-Cœur de Jésus qui reprochaient à Mgr Gabriel Grison d’avoir cédé la partie orientale de son vicariat 611 , et qui ne pardonnaient pas aux missionnaires de Beni le fait de transférer le poste de Kimbulu à Muhangi 612 . Sans prétendre dénouer les soupçons portés sur les uns à l’égard des autres, la question du transfert du poste de Kimbulu ne susciterait, en principe, aucun problème. En effet, dans son rapport détaillé qu’il laissa aux Assomptionnistes, Mgr Gabriel Grison doutait des premières impressions sur ce centre. En préconisant son maintien ainsi que des infrastructures en place, le vicaire apostolique pensait que le centre pouvait ravitailler les catéchumènes et les écoliers internes 613 et ne plus être pris en charge par la population locale 614 .

Par ailleurs, Mgr Gabriel Grison donnait la possibilité aux Assomptionnistes de chercher un autre emplacement dans le cas où le sol n’était pas fertile. Cette pauvreté du sol fut suivie par le dépeuplement de la région à cause de la recherche d’un travail rémunérateur dans les mines 615 . Bien plus, les résistances au christianisme et à l'occupation européenne rencontrées auprès des membres du mouvement kima de Kitawite et ceux du vusingiri de Mutsopi interdisaient toute collaboration avec les colons et les missionnaires 616 . Ces facteurs furent à l’origine du transfert du centre de Kimbulu.

Enfin, s’il est vrai que les missionnaires ont eu certains ressentiments contre Mgr Albert Dellepiane, ils changèrent quand le Père Norbert Claes, Supérieur provincial de la Province Belgo-Batave, rassura ses religieux en leur affirmant que le Délégué apostolique leur était favorable et militait pour leur autonomie 617 . Des relations harmonieuses existèrent entre les Déhoniens et les Assomptionnistes après l’élévation de la mission indépendante de Beni. Cette entente atteste le dépassement des premières animosités qui auraient existé entre les missionnaires. Finalement, d’autres facteurs dont l'ancienneté de la mission, le développement des œuvres 618 , le progrès des effectifs ainsi que les interventions des ecclésiastiques militant pour le poste de Beni aboutirent, en 1934,.à l'élévation de cette mission de Beni en missio sui iuris. Voici son évolution :

Années 1929-1930 1930-1931 1931-1932 1932-1933
missionnaires 6 4 9 12
postes 2 2 3 4
chrétiens 468 795 965 1460
chapelles-rurales 60 58 67 80
confirmations 193 246 - 419
élèves 1035 1490 1595 1324
Soins médicaux 8 000 9 000 10 000 12 000
catéchumènes 1360 2500 5500 9 000 dont 3 000 femmes

L’érection de la mission indépendante de Beni fut reçue comme un signe de reconnaissance, d'appréciation et d'encouragement par l'Église du travail apostolique accompli par les missionnaires, et une bénédiction visible de Dieu sur ses envoyés et leurs labeurs 619 . Elle fut accueillie avec joie par la congrégation, motiva les missionnaires, et les engagea davantage dans cette nouvelle étape que la mission indépendante venait d’inaugurer.

Notes
587.

Lettre du Père Christen au Père Conrad Grœnen. Stanleyville, le 2 avril 1929.

588.

Mgr Gabriel Grison au Père Conrad Grœnen. Saint Gabriel, le 14 mai 1929.

589.

APAR, 2 KL 12 : Père Gervais Quénard au Père Conrad Grœnen. Chanelle, le 16 juin 1930.

APAR, 2 KL 6 : Correspondance du Père Gervais Quénard au Père Conrad Grœnen. Bruxelles, le 4 mai 1931.

590.

Mgr Gabriel Grison au Père Conrad Grœnen. Saint Gabriel, le13 octobre 1932.

591.

Mgr Gabriel Grison au Père Conrad Grœnen, Saint Gabriel, le 30 août 1930

592.

APAR, 2 KL 17 : Père Conrad Grœnen au Père Gervais Quénard. Lubero, le 25 septembre 1932.

593.

APAR, 2 KL 15 : Père Conrad Grœnen au Père Gervais Quénard. Lubero, le 13 mars 1932.

594.

APAR, 2 KL 18, b : Père Conrad Grœnen au Père Gervais Quénard. Beni, le 25 décembre 1932.

595.

APAR, 2 KL 25 : Père Conrad Groenen au Père Gervais Quénard. Lubero, le 9 août 1933.

596.

Mgr Grison au Père Conrad Groenen. Saint Gabriel, le 21 novembre 1933.

597.

Mgr Grison au Père Conrad Groenen. Saint Gabriel, le 4 avril 1933.

598.

APAR, 2 KL 18 : Père Conrad Groenen au Père Gervais Quénard. Beni, le 3 octobre 1932.

599.

APAR, 2 KL 33 : Lettre circulaire du Père Norbert Claes à ses religieux. Bruxelles, le 1er janvier 1934.

600.

Mgr Fumasoni-Biondi (Card-Prefet) et de Mgr Carlo Salotti(Sec) au Père Gervais Quénard, Prot. Num. 1575/134. Rome, le 11 avril 1934.

601.

APAR, 2 KL 34 : Père Henri Piérard au Père Gervais Quénard. Beni, le 19 février 1934.

602.

APAR, 2 KL 25 : Père Conrad Groenen au Père Gervais Quénard. Lubero, le 9 août 1933.

603.

Acta Apostolica Sedis 27(1935), p. 256-257. Nous retrouvons ce texte dans l'annexe n° 4.

604.

Mgr Fumasoni-Biondi (Card-Prefet) et de Mgr Carlo Salotti (Secrétaire) au Père Gervais Quénard, Prot. Num. 1575/134. Rome, le 11 avril 1934.

605.

Acta Apostolica Sedis 27(1935), p. 256-257.

606.

Mgr Gabriel Grison au Père Henri Piérard. Saint Gabriel, le 21 juillet 1934.

607.

Lieven BERGMANS, op. cit., p. 62-64.

608.

Entretiens informels et occasionnels du Père Matthieu Sitone avec le Père Marc Champion sur la vie assomptionniste au Congo

609.

Lieven BERGMANS., op. cit., p. 66.

610.

APAR, 2 KL 15 : Père Conrad Groenen au Père Gervais Quénard. Lubero, le 13 mars 1932.

611.

APAR, 2 KL 18, b : Père Conrad Groenen au Père Gervais Quénard. Beni, le 25 décembre 1932.

612.

APAR, 2 LN 108, XII, 2 : Père Norbert Clæs au Père Gervais Quénard. Bruxelles, le 2 avril 1929.

613.

Gabriel GRISON, Quelques renseignements et avis au sujet des missions de Lubero Saint Joseph et de Beni. Beni, le 16 juillet 1929.

614.

Romanus DECLERCQ, op. cit., p. 9.

615.

Mgr Grison au Père Conrad Groenen. Saint Gabriel, le 30 juin 1930.

616.

Informateurs : Syalandira Anselme, chef coutumier de Kimbulu (82 ans) et Sikulimuvuya, féticheur en date du 13 septembre 1995 à Kimbulu.

617.

APAR, 2 LK 33 : Lettre circulaire du Père Norbert Claes à ses religieux. Bruxelles, le 1er janvier 1934.

618.

Marie-Jules CELIS., op. cit., p. 12-13

619.

Lettre circulaire du Père Gervais Quénard, à ses religieux. Rome, Lungo Tavere Torddansona, le 23 avril 1934. Lettre circulaire du Père Norbert Claes à ses religieux. Bruxelles, le 28 avril 1934.