2.6.2. Pénurie des moyens (1929-1996)

La question économique n’est pas nouvelle dans le diocèse de Butembo-Beni. A la pénurie du personnel missionnaire s’ajoute de manière chronique le problème financier. Selon l’expression du Père Lieven Bergmans, les missionnaires vivaient « une pauvreté qui touchait au dénuement 756  ». Il décrit cette pauvreté des débuts dont les missionnaires ne parlent pas beaucoup en ces termes :

‘« Ils habitaient à l’étroit, avec un manque absolu de confort. Les meubles étaient difficiles à manier et fort primitifs. Le menu était peu varié et plus d’une fois nettement insuffisant par rapport aux efforts exigés. Les livres et les revues étaient rares, les journaux inexistants. En un mot : une pauvreté évangélique ! En plus, il leur manquait, ce qui plus tard fera également défaut, un minimum de possibilité de détente. La pauvreté matérielle ne pèse pas tellement, surtout pour celui qui, librement, a accepté cette condition de vie. On parvient même à s’habituer au manque de détente. Mais l’impossibilité de poursuivre sa formation intellectuelle ou de s’informer convenablement est une forme de pauvreté à laquelle même un missionnaire ne s’habitue jamais. D’autre part, la pauvreté des premières années a rapproché les Pères de leurs ouailles 757  ».’

Cette situation a des répercussions sur les oeuvres tant sociales que pastorales. En 1930, trois mois après son arrivée en mission, le Père Marie-Jules Celis écrivait à son Supérieur provincial : « Pour suffire à la tâche, il nous faut du renfort, il nous en faut dès cette année, nous l’attendons. Le nombre nous fait défaut, mais aussi le secours matériel 758  ». De son côté, dix mois après son séjour en Mission, le Père Conrad Groenen, Supérieur religieux, après avoir remarqué qu’il fallait non seulement nourrir les catéchumènes et les élèves internés, synthétisa ainsi ses impressions :

‘« Nos finances seront toujours mauvaises. Pour cette année, je prévois un budget d’au moins 50 000 francs qu’il faudrait doubler à peu près l’année prochaine, car tous les prix vont en augmentant. Sur place, nous trouvons difficilement 40 000 francs, à moins que caféiers ne commencent bientôt à rendre, mais je n’ai pas grande confiance. Au total, au point de vue matériel, situation pénible ; au point de vue religieux, brillant avenir, si le bon Dieu est avec nous ; c’est là le principal 759  ».’

En la même année 1930, un père dut se rendre à Bunia dans la préfecture apostolique voisine pour un emprunt. Devant cette situation qui semble avoir perduré, Mgr Henri Piérard exhorta en 1939 ses missionnaires à la pratique réelle de pauvreté religieuse. Cette invitation impliquait aussi un effort d’autofinancement comme nous le révèle le contenu de cette lettre pastorale :

‘« Dès à présent, nous devons nous faire à l’idée qu’il faudra sur place nous suffire à nous-mêmes. Je crains que le vœu de pauvreté que nous avons fait ne nous ait pas assez armés pour les jours pénibles qui s’annoncent : nous n’avons jamais manqué des choses usuelles ; le vœu de pauvreté nous a accoutumé à compter sur nos supérieurs et sur les économes pour prévenir à nos besoins, nous n’avons jamais eu à nous inquiéter du matériel : d’où la tendance chez nous à l’imprévoyance, à la négligence, à des exigences. Le moment de réagir et de pratiquer réellement la pauvreté est arrivé, nous allons vers l’incertain 760 .’

Outre cet appel à la pauvreté religieuse, le vicaire apostolique appela ses missionnaires à « ouvrir de suite l’ère des restrictions ». Le principe établi, les applications suivirent. Le personnel fut réduit de moitié dans tous les postes afin de diminuer de moitié les salaires. Il en fut de même de la paye des catéchistes, boys, et instituteurs. Les catéchistes des agglomérations plus proches furent supprimés. La liturgie fut aussi frappée par la mesure de la situation présente. À la Sainte messe, le vicaire apostolique recommanda l’usage d’un seul cierge ; chaque année, une dame-jeanne de vin devait suffire à tout prêtre s’il célèbre l’eucharistie avec une grande cuiller de vin.

Dans la pastorale, l’usage des biens de la communauté comme motocyclette ne devait plus servir que pour l’administration des sacrements aux malades. En outre, une lampe tempête commune ou une « coleman » s’allumait le soir dans la communauté à moins que le Supérieur du poste ne prenne d’autres dispositions. Les élèves furent privés d’effets. Si les parents venaient à réagir contre cette mesure, il fallait leur refuser la réception des sacrements et exiger que les enfants ne fréquentent plus les classes.

En outre, pour arriver à un certain autofinancement, Mgr Henri Piérard demanda aux postes dans les altitudes élevées d’intensifier la culture du blé et l’élevage des porcs et de la volaille même dans les environs des chapelles-écoles. Dans les communautés, les missionnaires devaient prendre soin de leurs effets personnels jusqu’à la réparation de leurs souliers en se servant des morceaux de pneus ou de peau de buffle comme semelles.

En fait, pour le vicaire apostolique, le vœu de pauvreté impliqua une grande simplicité, et un sens de partage qu’il fallait accepter avec un esprit surnaturel non seulement dans le contexte précis du manque des moyens pécuniaires mais aussi pour sa vie personnelle comme pour l’avenir du poste et celui du vicariat 761 .

Les fruits de cette lettre pastorale ne se firent pas attendre. En 1949, dix ans après l’exhortation du vicaire apostolique, certains missionnaires comme le Père Jean-François Colaux, dans la paroisse de Kyondo, éprouvent une certaine fierté pour les progrès réalisés :

‘Notre mission est la seule du Vicariat qui ne coûte pas un centime à Monseigneur. Nous tâchons de vivre par nous-mêmes, ce qui est déjà une fameuse épine hors du pied de Son Excellence. Nous devons fournir à peu près vingt tonnes de légumes, tous les mois, à Stanleyville et autres marchés du Congo, jusqu’à Léopoldville. Nous voudrions arriver à trente tonnes par mois (...). Nous avons à peu près sept hectares de potager. Toutes les semaines, nous envoyons des légumes aux autres missions qui ne peuvent s’en procurer. C’est ainsi que nous ravitaillons le Séminaire, le Docteur, les Missions de Muhangi, de Manguredjipa et de Beni 762 .’

Le poste de mission de Mulo, à son tour, avec le Père Karel Meurissen, vingt ans après l’alerte du vicaire apostolique, se réjouissait du fait que des camions venaient prendre des légumes et des fruits, et qu’un poste auxiliaire de la mission développait la fabrication des tuiles 763 . Cependant, ces deux initiatives ne sont pas les seules à témoignerde ce désir d’autofinancement. Les paroisses dans les plaines ont contribué aussi à leur autofinance par leurs champs de caféier et de palmiers à huile surtout dans les régions de la plaine et de la forêt.

Néanmoins, cet effort d’autofinancement, si significatif qu’il soit, ne comblait pas tous les besoins ni du vicariat ne du diocèse. Mgr Henri Piérard, pour se tirer de l’embarras, demanda l’aide du Pontificium opus A.S. Petro Apostolo pro clerco indigena 764 . Les plaintes financières restent permanentes et laissent croire que le vicariat de Beni comme le diocèse, malgré les secours reçus de la Propagande, souffraient d’un manque réel des moyens pécuniaires, à tel point qu’il fallait recourir aux emprunts ou même à la mendicité. En 1955, Mgr Henri Piérard, écrit : « Pour la première fois de ma vie, j’ai dû signer un emprunt. Nous vivions au jour le jour en nous confiant à la divine Providence et à tous nos bienfaiteurs 765  ».

Par ailleurs, en dépouillant certaines lettres des missionnaires et les rapports du diocèse (1929-1965), nous pouvons remarquer le fait que les subsides étaient reçus sporadiquement, au compte-gouttes 766 , et en baisse continuelle 767 . En outre, certaines oeuvres comme le petit séminaire et l’hôpital de Musienene étaient réalisées grâce à la mendicité en prière, en nature comme en argent à travers des lettres explicites de demande 768 , et les Revues missionnaires assomptionnistes 769 .

Enfin, d’autres œuvres ne pouvaient compter que sur des généreux bienfaiteurs. Dans une de sa correspondance avec son Supérieur général, Mgr Henri Piérard écrit : « J’ai écrit à un ami, celui de la future basilique du Ruwenzori. Mais, marchera-t-il? Si l’ami en question n’intervient pas, je devrai emprunter 770  ». Cette basilique n’a jamais été construite. En résumé, le vicariat de Beni, et plus tard le diocèse de Butembo-Beni, ont souffert dans leur expansion du manque persistant de moyens.

Notes
756.

Lieven BERGMANS, op. cit., p. 65.

757.

Ibid., p. 65.

758.

APAR, 2 LK 5 : Père Marie-Jules Celis avec le Père Gervais Quénard. Lubero, le 22 janvier 1930.

759.

Conrad GROENEN, « La mission du Congo », dans L’Assomption et ses oeuvres (1930) n° 349, p. 319-320.

760.

Henri Piérard,Lettre pastorale de Mgr à ses missionnaires. Beni, le 26 septembre 1939.

761.

Ibid., p.4.

762.

Jean-François COLAUX, « Kyondo », dans L’Afrique ardente (1949) n° 55, p. 19.

763.

Kieren MEURISSEN, « Écho de Mulo », dans L’Afrique ardente (1959) n° 109, p. 7.

764.

Nous donnons cette affirmation à partir des données qui datent de 1955-1965 qui sont à notre possession. Elles donnent les aides reçues de la Sacré Congrégation de la Propagation de la foi. Il s’agit entre autres du Pontificium Opus a Propagatione fidei, Prot. N. 2798/55 du 15 septembre 1955, Prot. N.1741/56 du 22 juin 1956 ; Pot. N. 1471/57 du 15 juin 1956, Prot. N. 1511/58 du 7 juin 1958 ; Prot. N.883/62 du 28 juin 1962 ; Prot. N. 977/63 du 5 juillet 1963 et Prot. N. 1061/65 du 28 juin 1965 (APAR, 2MI 159-176).

765.

« S.O.S. de Mgr Piérard », dans L’Assomption et ses oeuvres (1955) n° 87, p. 14.

766.

APAR, 2 MI 98,2 : Père Théodard Steegen au Père Wilfrid Dufault. Beni, le 25 novembre 1959.

767.

Emmanuel KATALIKO, Allocution au Conseil de Congrégation. Rome, avril 1981.

768.

APAR, 2 LK 17 : Père Conrad Groenen avec le Père Gervais Quénard. Lubero, le 22 janvier 1930.

769.

On pourra se référer à ces numéros de L’Afrique ardente (1947) n°41 ; n°42, p. 22 ; n°47, p. 21.24 ; n°50, p. 20 ; et n° 58, p. 11-15.

770.

Mgr Henri Piérard avec le Père Wilfrid Dufault. Beni, le 25 novembre 1956.