2.6.3. La question linguistique

Dès le début de la christianisation du diocèse de Butembo-Beni, les missionnaires déhoniens et assomptionnistes ont préféré le Swahili comme langue d’évangélisation au lieu du kinande et des autres langues locales. Cette adoption du swahili a, sans doute, ralenti la diffusion du message évangélique dans le diocèse de Butembo-Beni et entravé son développement 771 . Cette question suscite différentes attitudes selon que nous nous plaçons du point de vue des missionnaires ou des autochtones.

En 1929, à la donation de la mission de Beni aux Assomptionnistes, le Père Norbert Claes, Supérieur provincial de la Belgique, acheta des grammaires swahili pour ses missionnaires. Attendus à Beni en juillet-août 1929, ils ne purent rencontrer Mgr Gabriel Grison qui leur laissa un mémorandum. Dans ce document, le vicaire apostolique pressait les nouveaux missionnaires d’apprendre la langue locale, le kinande, car la plupart ne connaissaient pas le swahili. Il demanda en même temps aux missionnaires d’approfondir le swahili parce qu’il était une langue commune chez les ouvriers de la mine et la plus utilisée dans les manuels scolaires 772 . Le problème était complexe car la majorité de la population ne parlait pas le swahili. Mais à cause des ouvriers de la mine et des manuels scolaires l’adoption du swahili s’imposa aux missionnaires.

Le Père Marie-Jules Celis, un des pionniers assomptionnistes, donne une explication de ce choix. Il souligne d’abord le problème du découpage du territoire ecclésiastique qui n’avait pas de limites fixes. Il allait d’Irumu dans l’actuel diocèse de Bunia et s’étendait jusqu’à Rutshuru dans l’actuel diocèse de Goma. Pour relier les deux pôles, les missionnaires passaient par la route des caravanes en traversant Lesse, Kasindi, Beni, et Bwera (Vitsumbi). Par ailleurs, avant 1930, le christianisme n’était vécu que dans cette plaine de la Semliki où l’on parlait le swahili. Les régions montagneuses dans lesquelles le kinande était la langue locale étaient hostiles à toute pénétration étrangère 773 .

Devant cette situation, les Déhoniens exercèrent naturellement leur ministère pastoral en kingwana (swahili sans les mots appropriés) auprès des peuples de la plaine et des villages alentours qui avaient connu l’infiltration du swahili à la fin du siècle dernier par la voie des razzias esclavagistes.

La question du poste de Kimbulu Saint Joseph (1924), qui se trouve à l’intérieur de la contrée et dans les régions montagneuses, se comprend par sa fondation à cause de la présence de la mine, des agents de l’Etat et de la forte densité de la population. Les missionnaires tinrent compte de cette composition de la société. C’est pourquoi, le Père Léon Cambron fit appel aux catéchistes de Beni pour traduire le catéchisme du swahili en kinande.

Ces catéchistes bilingues enseignaient le mot à mot du catéchisme accompagné d’un enseignement scolaire en swahili et en donnaient une explication en kinande, mêlé de kingwana. L’enseignement chrétien s’accompagna ainsi d’un enseignement swahili et scolaire. Cette double instruction suscita l’engouement de la population locale. Dans le contexte de Kimbulu, l’appel aux catéchistes bilingues s’avérait nécessaire parce que les Pères du Sacré-Cœur de saint Quentin ne pouvaient pas agir sur tous les fronts en même temps. : christianiser et apprendre une langue, le kinande, qui ne disposait pas de livres de grammaire ni de lexiques 774 .

Le Père Marie-Jules Celis, défendant les Déhoniens accusés de n’avoir pas eu le courage de rédiger des catéchismes bilingues, insiste sur les difficultés du début. Les Pères du Sacré-Cœur de saint Quentin étaient placés dans un grand isolement. Bien plus, le problème d’acclimatation les maintenait dans un état de santé fragile. Par ailleurs, les difficultés de ravitaillement en nourriture comme en médicaments, les déplacements successifs de la mission de Beni, les retours en congé, la population encore insoumise et les randonnées en brousse mettaient les missionnaires dans des conditions qui ne favorisaient pas l’étude d’une langue 775 .

La critique portée contre les Déhoniens de n’avoir pas été bilingues se rapporte aussi aux Assomptionnistes qui, à leur arrivée en 1929, ont suivi les traces de leurs prédécesseurs. De prime abord, ils n’étaient eux-mêmes qu’au niveau du balbutiement du swahili. Par ailleurs, il est toujours difficile d’apprendre deux langues en même temps. Bien plus, l’abandon d’une méthode qui venait de séduire la population pouvait créer une discontinuité auprès des chrétiens habitués au swahili dans leur enseignement chrétien et scolaire. Pour une œuvre durable, disent les Nande, la continuité est toujours source d’avenir.

Plus incisive est la critique portée à l’égard des Assomptionnistes d’avoir continué à imposer le swahili dans le diocèse 776 . Certains missionnaires 777 se rapportent aux directives de Mgr Gabriel Grison qui demandait qu’ils approfondissent le Swahili 778 . Auraient-ils fait fausse route comme se le reproche, en 1979, le Père Lieven Bergmans qui croit avoir manqué au devoir d’inculturer le message chrétien auprès de la population locale 779  ? Qu’en était-il au moment où le latin était la langue liturgique ?

Le diocèse de Butembo-Beni compte un amalgame de peuples ayant chacun sa langue et sa culture propre. Il y a les Nande, les Bapere, les Babira, les Balese, les Bambuba, les Batalinga, les Bahema et les Pygmées. En face de cette diversité culturelle, l’adoption du swahili dans la pastorale a été un facteur unificateur des chrétiens et de diverses ethnies.

Quant à l’imposition du swahili, la question serait à prendre avec du recul. Jusque dans les années 1980, les paroisses dirigées par les missionnaires assomptionnistes maintenaient le swahili comme la langue parlée pour prêcher et enseigner le catéchisme. Les catéchistes ainsi que les chrétiens pensaient que pour se faire comprendre du missionnaire, il fallait parler en swahili.

Les prêtres autochtones étaient même interpellés pour avoir prêché en kinande. La question demeure avec les prêtres indigènes. Ils s’expriment plus aisément en swahili qu’en kinande. En fait, en 1948, quand les missionnaires voulurent introduire des cours en kinande sur la culture bantoue dans l’enseignement, les étudiants s’y opposèrent et préférèrent les cours en français ou en swahili 780 . Pour les étudiants, apprendre en swahili dans les classes élémentaires, et en français dans les classes moyennes, terminales et le secondaire signifiait accéder progressivement à la culture européenne.

Depuis 2000, le missel romain, « Ehongo », traduit en kinande par l’abbé Olivier Kitsali, n’est pas facilement adopté à cause de la difficulté de parler et de lire en kinande, le swahili étant la langue approfondie dans la tendre enfance et tout au long de l’école primaire. Il y a là une mutation linguistique dans laquelle le swahili supplante progressivement les langues vernaculaires. Depuis les années 1980, ce processus risque de s’accélérer avec le contact commercial des Nande avec les pays de l’Est de l’Afrique : le Kenya et la Tanzanie. L’usage du swahili entre parents et enfants, comme première langue, en est un signe révélateur 781 .

Cependant les missionnaires assomptionnistes ne sont pas restés étrangers au kinande. Bien qu’ils ne maîtrisent pas le kinande comme le swahili, ils peuvent entendre les confessions, consoler les malades, et donner une parole d’appoint dans leurs sermons ou leurs conversations. Ils ont montré leur intérêt pour cette langue et ont été attentifs aux cultures des peuples rencontrés 782 .

En 1935, le Père Marie-Jules Celis, à Muhangi, entreprit de composer une grammaire et un lexique en kinande. Mais cette initiative n’aboutit pas parce que, la même année, il dut partir en Belgique pour refaire sa santé 783 . À son retour d’Europe, il ne put s continuer son étude à cause du cumul des charges. Le Père, lui-même, en témoigne quand il écrit : « Je fus chargé de fonder à Beni une école normale pour former des moniteurs de l’enseignement primaire. J’étais à la fois directeur d’école, missionnaire itinérant, missionnaire inspecteur de toute la missio sui juris et je devais assurer, en outre, le ministère paroissial 784  ».

Ce fut le Père Guibert Baudet qui, plus tard, dans les années 1960, édita une grammaire et un lexique en kinande. Il prêchait et enseignait le catéchisme en kinande. Il incita beaucoup de missionnaires à l’imiter 785 . De son côté, le Père Marie-Jules Celis édita un livre de prières et un catéchisme en kinande 786 . Peu de temps après, dans les années 1970, le Père Lieven Bergmans publia quatre ouvrages et des fascicules sur la vie culturelle des Nande 787 .

Depuis lors, ces œuvres éditées, bien que critiquées, stimulèrent les autochtones qui s’attelèrent à l’analyse ethnologique de la culture Nande. Bien avant ces écrits, depuis les années 1930, les missionnaires s’intéressaient déjà à la culture nande en publiant dans différentes revues missionnaires assomptionnistes des articles concernant la vie traditionnelle des Nande.

Notes
771.

Commentaires libres durant les récréations du soir.

772.

Grison GRISON, Quelques renseignements et avis au sujet des missions de Lubero Saint Joseph et de Beni. Beni, le 16 juillet 1929.

773.

Marie-Jules. CELIS, « Kiswahili ou Kinande ? », dans Sint Unum (1967) n° 14, p.6.

774.

Ibid., p. 9.

775.

Nous avons déjà analysé ci-haut ces vicissitudes en parlant de l’apostolat des Pères res du Sacré-Cœur dans ce travail.

776.

Affirmations des jeunes prêtres du sud du diocèse qui aimeraient être libres dans le choix de la langue dans leur prédication au diocèse. En fait, certaines paroisses, comme Kyondo, exigent le swahili comme langue liturgique tandis que la population locale parle plus kinande que le swahili.

777.

Dialogues informels avec les Pères Edgar Cuypers, Marc Champion, Willibrord Muermans. De ces dialogues ressort parfois un regard rétrospectif sur l’activité missionnaire et sur la vie du diocèse.

778.

Grison Grison, Quelques renseignements et avis au sujet des missions de Lubero saint Joseph et de Beni. Beni, le 16 juillet 1929.

779.

Lieven BERGMANS, op. cit., p. 48.

780.

Ibidem, p. 48.

781.

Observation de l’auteur originaire de cette culture.

782.

Expérience vécue avec le Père Edgar Cuypers lors de notre ministère pastorale à dans la paroisse de Mbau (1986-1991) dont la population est constituée des Nande, Balese, Bambuba, Bambuti (pygmées). Témoignage reçu aussi du Père Stephan Smulders, ancien missionnaire et provincial du Congo (1979-1985), et de François Deradt, ancien professeur à l’ITAV avec un ministère paroissial à Luofu auprès des peuples habitants dans la forêt équatoriale.

783.

Cette santé inquiéta la population locale à telle enseigne qu’elle surnomma le Père, lors de sa maladie, lula lusa, c’est-à-dire aussi maigre que l’intestin grêle.

784.

Marie-Jules CELIS, op. cit., p. 10.

785.

Témoignage de Marc Champion et d’Edgar Cuypers, à diverses occasions.

786.

Marie-Jules CELIS, Akatikisimu omo kinande. Rome, Éditions de la Société de saint Pierre Claver, 1965. 144 p.

787.

Lieven BERGMANS, Les Wanande t. 1. Histoire des Baswaga. Butembo, Editions Assomption Butembo-Beni (ABB); Les Wanande t. 2. Une peuplade aux pieds des Monts de la Lune ; Les Wanande t. 3. Croyances et pratiques traditionnelles. Editions Assomption Butembo-Beni, 1970 ; Les Wanande t. 4. Histoire des Bashu. Editions ABB, 1970 ; Us et coutumes chez les Nande : Emisyo : proverbes nande Editions Assomption Butembo-Beni ; Les pots et les cruches. Editions Assomption Butembo-Beni ; Munande, comment t’appelles-tu ? ABB; Biondi, nova et vetera. Editions ABB, 1975, 41 p.