2.6.4. Relations ambiguës : mission, colonisation et cultures rencontrées

Malgré cet intérêt pour les cultures, plusieurs missionnaires se posent la question de savoir s’ils ont vécu avec ou à côté du peuple. Dans sa lettre du 13 mars 1959 adressée au Père général Wilfrid J-Dufault, le Père Théodard Steegen, Vicaire épiscopal de Beni, se demandait si les missionnaires ont vraiment vécu « en hébreu avec les hébreux et en grec avec grecs ». À cette période, veille de l’indépendance (1960), continue la lettre, un courant anti-chrétien sévissait dans le pays en sorte que l’on pouvait affirmer que « le Christ n’est pas venu sauver les Noirs et qu’il est uniquement mort pour les Blancs ».

Dans ce contexte de décolonisation, d’insécurité, et de sentiment xénophobe contre les Blancs, le Père souhaitait que les missionnaires ne soient pas associés aux colons en affirmant : « Puisent-ils toujours voir en nous des hommes d’Église et non pas l’européen qui est venu, comme ils le disent et le croient, pour les exploiter et qu’il faut donc chasser 788  ».

Sous une autre perspective pastorale, le Père Willibrord Muermans, dans sa correspondance du 16 décembre 1959, informait son Supérieur général que le fait de ne pas vivre avec le peuple pouvait créer un fossé entre les chrétiens et les missionnaires qui regardent de loin leurs ouailles :

‘« Si nous continuons à travailler comme font la plupart des missionnaires, nous perdrons tous nos chrétiens à la moindre secousse. Quoi d’étonnant, nous ne les avons jamais eus en main parce que nous ne nous sommes pas penchés sur eux en père-aimant, mais simplement en père-patron. On a parlé du haut de la ‘barza’ et souvent en criant. On est le grand ‘bwana’ qui passe en voiture mais qui très souvent ne voit pas leurs misères 789  ».’

Ces deux lettres en forme d’examens de conscience, chacune avec son style propre, posent la question des attitudes des missionnaires à l’égard des autochtones. Les relations auraient-elles été purement fonctionnelles ? Par ailleurs, quelles furent les relations des missionnaires avec les Européens ? Le Père Willibrord Muermans nous donne certaines indications quand il écrit au Père Wilfrid J-Dufault, Supérieur général des Assomptionnistes :

‘« Si au début on cherchait la compagnie des Blancs, c’est parce qu’on était quelques uns, cela se comprend ; mais j’ai l’impression que l’on a pris aussi leurs habitudes, car l’amour ne nous dicte pas d’agir comme nous le faisons. Je ne comprends pas non plus qu’on est bons amis avec les Blancs qui se disent catholiques, mais qui ne vont jamais à la messe ou qui ne respectent aucunement les Noirs. Si eux n’ont pas quelques moments par semaine pour Notre Seigneur et se permettent de se moquer de lui, je me demande si notre devoir n’est pas plutôt de leur faire comprendre qu’en qualité d’envoyés de Notre Seigneur, nous sommes obligés de défendre sa cause et de ne pas donner l’impression aux chrétiens que Notre Seigneur se contente d’un whisky et de quelques paroles sans valeurs 790  ».’

La lettre, qui garde la même tonalité du début jusqu’à la fin, pose le problème de relations entre les Blancs et les Noirs dans les plantations et les mines. Certes, dans ces colonats, les Noirs pouvaient trouver d’appréciables avantages matériels. Ils pouvaient recevoir de bons salaires comme ils pouvaient y trouver des lieux pour se soustraire à leur milieu ancestral. Mais les camps miniers et agricoles devenaient aussi des lieux de relâchement moral à telle enseigne que Mgr Henri Piérard écrit, en 1945, dans son rapport annuel :

‘« Les camps des travailleurs agricoles sont devenus le refuge des célibataires, de ménages tronqués et de toute une jeunesse qui y vit de la prostitution, de l’alcool et des danses lascives qui y régnaient en maître. Les indigènes se tenaient ainsi éloignés de toute pratique religieuse surtout que plusieurs Européens ne faisaient cure de la moralité 791  ».’

En 1952, le vicaire apostolique s’alarma des colonats où, disait-il, « vivaient des étrangers qui ne sont pas toujours des articles d’exportation recommandables 792  ». Ces Européens s’y introduisaient avec des « mauvais exemples » et produisaient des « fruits empoisonnés » en ouvrant aux autochtones des hôtels où s’organisaient des beuveries et danses lascives. « L’industrie de la bière européenne y propageait même jusqu’au milieu de la brousse, le chancre de l’alcoolisme ». Ces camps des mines et des plantations prenaient de plus en plus d’extension à tel point qu’ils attiraient les indigènes et les arrachaient à la moralité de leurs villages coutumiers pour une vie laxiste.

Parce qu’il avait dénoncé ces méfaits, la rumeur se répandit parmi les Blancs que le vicaire apostolique allait être écarté de ses fonctions. Il devait rentrer en Europe parce qu’il ne prenait pas assez à cœur les intérêts temporels du pays dans les plantations, les mines et ceux de sa patrie, la Belgique. Ce bruit, selon Mgr Henri Piérard, provenait du gouvernement de gauche qui avait une politique laïcisatrice et se séparait des Prêtres.

Ce fait incita au vicaire apostolique à mettre en garde les missionnaires en les prévenant que l’ennemi attend son heure pour attaquer, et en leur rappelant leur raison d’être au Congo. La vie missionnaire, disait-il, n’est pas une œuvre personnelle mais une recherche de la « grande gloire de Dieu et son règne ». Par la même occasion, il exhorta ses missionnaires à se mettre entre les mains du Seigneur 793 . Ce rapport dévoile les relations parfois tendues entre les missionnaires et les colons, peu soucieux du bien spirituel de la population locale.

Néanmoins, cette réaction signifie pas que les missionnaires ne souffraient pas d’un complexe de supériorité culturelle vis-à-vis des Noirs. Mis à part le fait qu’ils se comportent en Bwana c’est-à-dire seigneurs comme le signalait la susdite lettre du Père Willibrord Muermans, les missionnaires ne voyaient pas dans le Noir un égal. Toute une littérature le confirme

Dans les années 1930, les Noirs étaient essentiellement considérés comme « des grands enfants 794 , voleurs par instincts et sans affections familiales 795 , polygames et peuple sans code 796 , anthropophages et cannibales 797 , sorciers, race exubérante et population superstitieuse 798  ». Les Noirs n’avaient qu’un « esprit superficiel, étourdie et léger vivant dans la corruption et l’immoralité 799  ». « Faibles, ils succombent facilement à la tentation 800  ». « Frustres, ils voient le mal partout 801  » et ont une « réputation d’imbécillité 802  ». Parlant une « langue barbare 803  », ils mènent une « vie de sauvage et ne sont pas persévérants et vivent dans un pays du farniente 804  ».

Ces attitudes sont résumées dans le paganisme que le Père Romanus Declercq, en 1956, décrit en ces termes après ces tournées apostoliques : « On s’y trouve aux prises avec le bloc païen, considérable et consistant, avec tout ce que cela implique de coutumes, de pratiques immorales, superstitieuses ou de sorcellerie ; on s’y trouve aux prises avec ‘l’esprit païen invétéré’, amalgame de laisser-aller, de fourberie, de cruauté, de bas égoïsme et de bien d’autres perversités 805  ».

Dans un contexte d’isolement de leur famille, de leur culture et de leur patrie, ces jugements négatifs les isolaient de la population et favorisaient les relations des missionnaires avec leurs compatriotes, malgré les mœurs délabrées chez certains. Par le simple fait qu’ils fréquentaient les Européens, les chrétiens crurent que les missionnaires étaient des collaborateurs des colons qui se montraient brutaux avec les Noirs dans les camps miniers et agricoles, et dans les services de l’administration 806 .

Ces liens entre missionnaires, colons et agents de l’Administration renforçaient la distance entre les chrétiens et leurs pasteurs d’autant que les missionnaires étaient parfois considérés comme des traîtres qui livrent le secret du confessionnal 807 . Par ailleurs, la vue des missionnaires en soutanes, avec un casque colonial et pouvant manipuler des armes à feu, les fusils Mauser de chasse, n’était pas de nature à montrer aux chrétiens que leurs pasteurs étaient différents des autres Blancs.

Ce fait explique, en partie, lors des évènements de l’indépendance (1960) et de la rébellion muleliste (1964), la crainte des missionnaires d’être assimilés Européens qu’il fallait expulser. Du coup, la religion chrétienne qui prône l’obéissance aux services de l’Etat oppresseur, et le missionnaire qui exploite les Noirs dans le catéchuménat n’étaient plus crédibles.

La collaboration partielle que les missionnaires prêtèrent aux Européens est surtout visible dans le domaine de la promotion sociale. Ils encourageaient, entre autres, les initiatives de fonder des écoles, aménager des routes, introduire de nouvelles cultures. Réalités nouvelles, elles ne furent pas acceptées par la population qui y opposait une forte résistance. Comme les missionnaires approuvaient ces réalités, ils furent associés aux autres « Blancs » colonisateurs.

Enfin, la lettre du Père Willibrord Muermans dénonçait le comportement des missionnaires qui avaient des attitudes de père-patron au milieu d’un peuple misérable. À dire vrai, la vision autochtone est plus complexe : la richesse des missionnaires n’avait pas été enviée aussi longtemps qu’ils étaient reconnus comme des « hommes de charité 808  ».

En ce sens, la population les considère comme des pères-aimant parce que, dans la culture, une richesse partagée ne pose aucun problème car elle est considérée comme un bien commun. L’important est ce que l’on donne et la manière de le donner comme le révèle l’expression « autant me priver de tout que de me donner quelque chose avec du chantage ». Par ailleurs, nul n’a désiré que les missionnaires vivent pauvrement comme les autochtones. Bien que riches, leurs biens ont toujours été considérés comme un bien commun au service des malades, des dispensaires, des écoles, et des personnes dans le besoin.

Notes
788.

APAR, 2 MI 90 : Père Théodard Steegen au Père Wilfrid Dufault. Beni, le 13 mars 1959.

789.

Père Willibrord Muermans au Père Wilfrid Dufault. Butembo, le 16 décembre 1959.

790.

Idem, Butembo, le 16 décembre 1959.

791.

Henri Piérard, Rapport annuel, 1944-1945.

792.

Henri Piérard, Rapport annuel, 1951-1952.

793.

Henri Piérard, Rapport annuel, 1954-1955.

794.

MARIE-JOSEPH, « Bribes de nouvelles cueillies dans les lettres des missionnaires à leurs famille »s, dans Annales (1937)n° 8, p. 18.

795.

Louise-Thérèse GRILLOT, « Bribes de nouvelles », op. cit., 16-17.

796.

« Un peuple sans code », dans L’Afrique ardente (1958) n° 107, p. 6-9.

797.

Edgar CUYPERS, « Randonnées à travers nos montagnes », dans L’Afrique ardente (1952) n° 71, p. 8 ; « Mangeurs d’hommes », dans L’Afrique ardente (1937)n° 4, p. 23-24.

798.

Henri PIERARD, « Une tournée apostolique au Congo », dans L’Assomption et ses oeuvres (1930) n° 365, p. 584-586. Guibert BAUDET, « Réflexion sur le salut des païens », dans L’Afrique ardente (1949) n° 52, p. 2-6 ; Joseph WATTEYNE, Les superstitions, dans L’Afrique ardente (1936) n° 1, p. 19-20.

799.

« L’écolier noir », dans L’Afrique ardente (1932) n°3, p.3.

800.

« Les nègres et la confession », dans L’Afrique ardente (1934) n° 1, p. 23-24.

801.

« La crainte chez les nègres du Congo », dans L’Afrique ardente (1935) n° 1, p. 9-11.

802.

R. De BRIEY, « L’éducation des nègres », dans L’Afrique ardente (1934)n° 2, p. 17

803.

Monulphus. BASTIANS, « Les premières années d’un nouveau missionnaire », dans L’Assomption et ses oeuvres (1933)n°386, p. 356.

804.

Correspondance de la Mère Marie Laurentine avec sa Supérieure générale, la Mère Berthe, dans Annales (1937) n° 8, p. 13.

805.

Romanus DECLERCQ, op. cit., p. 12.

806.

Ceux qui ne parvenaient pas à réaliser le lot exigé de minerais ou de produits agricoles dans les plantations étaient punis par le fouet. Le Frère Jérôme Mughongo nous signala aussi qu’un vieux de son village fut laissé fracturé et à moitié mort pour avoir fait tomber un blanc de son typoy à cause de la fatigue du chemin.

807.

Il a souvent été raconté, à tort ou à raison, que certaines personnes furent arrêtées par les policiers à la sortie de l’Église après la confession de leurs péchés. Les prêtres leur imposaient une grande pénitence à accomplir sur place dans l’Église afin qu’ils aient le temps d’alerter les agents de l’Etat qui venaient les arrêter.

808.

Qualificatif donné aux prêtres. Ce qualificatif est aussi une attente : les prêtres, hommes de Dieu sont ou devraient être charitables.