2.7.2. La décolonisation (1950-1960)

Quinze ans après la seconde guerre mondiale, les idéologies nationalistes autour des années de l’indépendance du pays (30 juin 1960) s’en prenaient aux missions. L’élite des lettrés diffusait des idées marxistes hostiles au christianisme qui était considéré comme la « religion des Blancs »,opposée au progrès scientifique dans le pays et aux religions traditionnelles.

À cette période des années 1950, triomphe un slogan : « patriotisme avant tout 835  ». La critique contre l’Église trouve son explication dans le fait que les missionnaires étaient indistinctement associés aux Blancs. En effet, au Congo Belge,

‘« L’Église était remarquablement secondée dans sa mission par l’autorité civile qui, de son côté, avait su mettre en valeur l’extraordinaire richesse des ressources industrielles du pays et le placer ainsi en tête des puissances économiques africaines. Mais du fait de cette collaboration qui avait valu aux Congolais un ensemble de réalisations sociales remarquables, l’Église fut soupçonnée de colonialisme. Plusieurs missionnaires furent accusés d’avoir freiné l’évolution radicale d’une élite en adoptant la thèse d’une évolution lente, réalisée par un progrès global du peuple 836  ».

L’élite lettrée accuse les missionnaires de ne pas avoir favorisé les Noirs à « coopérer au développement du pays en attendant qu’ils le prennent en mains 837  ». Selon le Père Van Djick, Vice-président de l’Assemblée des Supérieurs Majeurs (ASUMA) au Congo en 1960, la cause des attitudes néfastes de l’élite à l’égard de l’Église peut être synthétisée par ces mots :

‘« L’Église prenait donc un rang privilégié parmi ces éducateurs contre lesquels s’élevaient la méfiance et la rancœur des Congolais. On la rendit responsable des défiances et des lacunes de l’enseignement, on lui reprocha de n’avoir pas assez travaillé à la promotion des élites, et, enfin de compte, on en vint à l’accuser d’avoir cherché sciemment à garder le peuple sous tutelle 838  ».

Ainsi, l’élite intellectuelle associa-t-elle les agents de christianisation avec ceux de l’Administration civile dans la volonté de freiner la promotion et l’émancipation du peuple.

Ce sentiment anticlérical, dans certaines régions du pays comme à Bukavu, à Kasongo, au Sankuru, alla jusqu’à la révolte et à la persécution de certains missionnaires. L’élite s’affirmait en s’opposant. Dans le diocèse de Butembo-Beni, la préparation politique des Noirs à leur indépendance semble avoir fait défaut à tel point qu’un missionnaire affirme que la conception de cet événement pour plusieurs devenait une source d’aspiration à la promotion sociale dans tous les secteurs de la vie, à savoir l’occupation de la place des Blancs par les Noirs 839 .

Néanmoins, cette critique « antimissionnaire » semble être e contredite par l’attitude de l’Église. Si elle s’impliquait pas directement dans les affaires politiques du pays, elle déclarait : « l’Église salue toujours avec joie l’heure où les peuples colonisés deviennent capables de diriger eux-mêmes leurs propres destinées 840  ». Par ailleurs, elle préconisait que les colonisés deviennent capables de diriger leur propre destinée, de collaborer activement au bien général, et de prendre part à la conduite des affaires publiques de leurs pays bien qu’elle ne puisse pas se prononcer sur les modalités de l’émancipation d’un peuple.

C’est pourquoi, elle s’était efforcée de promouvoir le clergé autochtone à son autonomie 841 . Dans les années 1950, le Saint-Siège commença à ériger les vicariats apostoliques en diocèses avec des évêques autochtones 842 pour montrer progressivement le caractère transitoire des missions européennes et son souci de dissocier l’organisation de l’Église locale des cadres métropolitains 843 .

Malgré ces déclarations, l’Église payait la confusion ou les relations ambiguës qui existèrent entre la mission et la colonisation, entre l’Eglise locale et les Eglises métropolitaines. Selon les différents contextes du moment, la mission s’accommoda de la colonisation, y voyant un moyen de « réussite pour l’évangélisation ». Claude Prudhomme souligne le sens de cette attitude missionnaire :

‘« La mission acceptait la colonisation dans la mesure où elle obtenait un appui utile mais cette alliance était conjoncturelle et n’impliquait pas un jugement de valeur sur le fond. Dès lors que l’avenir des Eglises locales suppose une autre option, la mission fait le choix de rompre avec l’ordre colonial et engage les chrétiens dans la construction d’Etats indépendants. Mais l’alliance de la mission et de la colonisation n’aurait pas été possible dans la durée si elle n’avait pas trouvé une légitimation commune dans la vocation à civiliser des civilisations attardées 844  ».’

Cette double logique fut finalement une force pour les missions au Congo car le peuple ne pouvait pas affirmer que la mission était assimilable à la colonisation. La confusion entre mission et colonisation s’accompagne toujours d’une différentiation. Elle permit à l’Eglise de tirer son épingle du jeu et de s’adapter aux besoins du temps.

Le but ultime reste celui fixé, en 1951, par l’encyclique du pape Pie XII, Evangelii praecones : « Le but dernier des missions (…) c’est que l’Eglise soit fermement et définitivement établi chez de nouveaux peuples, et qu’elle y reçoive une hiérarchie propre, choisie parmi les habitants du lieu 845  ». Ce souci pousse l’Église à encourager l’implantation de l’Église locale en s’adaptant à la mentalité du peuple. La position des missionnaires se traduit dans cette affirmation que l’Église s’efforce, partout où elle arrive, de promouvoir un clergé : des prêtres, des évêques, issus du pays. Elle aide les populations à prendre conscience de leurs droits et à conduire tous leurs sujets vers une vie libre, honnête et prospère 846 .

Cette vision du développement des peuples est reprise par les Évêques qui déclarent en 1960 :

« Tous les habitants d’un pays ont le devoir de collaborer activement au bien général. Ils ont donc droit de prendre part à la conduite des affaires publiques (...). La nation tutrice a l’obligation de respecter ce droit et d’en favoriser l’exercice par une éducation politique progressive (...). L’Église n’a pas à se prononcer sur les modalités de l’émancipation d’un peuple. Elle la considère comme légitime lorsqu’elle s’accomplit dans le respect des droits mutuels de la charité 847  ».

Quoi qu’il en soit, la marche vers l’indépendance n’a pas manqué d’avoir des répercussions sur la vie chrétienne. Dans le diocèse de Butembo-Beni, les critiques de l’élite jetèrent le trouble dans la population. Quant à l’élite, sans pour autant rompre avec l’Église, elle prit des distances vis-à-vis d’elle 848 . Son influence s’étendit sur les moniteurs-catéchistes qui s’éloignèrent de la vie paroissiale et abandonnèrent leur rôle pour un travail plus rémunérateur. Par conséquent, des villages éloignés de la paroisse furent privés des catéchistes avant de trouver un catéchiste volontaire et bénévole. Il y eut aussi une diminution et une irrégularité dans la fréquentation de la prière et la réception des sacrements 849 .

Enfin, douze missionnaires quittèrent le pays pour des raisons diverses. Les uns comme le Père Monulfe Bastians s’enfuit pour s’être attiré le courroux des policiers et des soldats parce qu’il avait aidé un colon à se mettre à l’abri du danger en lui favorisant la traversée de la frontière ougandaise. D’autres partirent parce qu’ils étaient « à bout de nerf »s. Il s’agit notamment des Pères Luc Joniaux et de Pius Visser. Certains noms des Pères Jean-Marie Pijpers, et Marcelin Libert étaient colportés comme figurant sur la « liste noire ». Le Père Julien Rogiers fut soupçonné d’être en possession d’un arsenal d’armes parce qu’il avait été aumônier des troupes en campagne pendant la seconde guerre mondiale.

D’autres encore, les Pères Guibert Baudet, Mattheus Van Herkhuizen avec son frère Stephanus, et le Père Conrad Groenen, aumônier de l’hôpital de Mutwanga, abandonnèrent le diocèse « parce qu’ils étaient écœurés de voir comment les éléments subversifs semaient le désordre général ». Le Père Conrad Groenen, dépassé par la situation du moment dut secouer la poussière de ses pieds à Kasindi après avoir traversé la frontière ougandaise 850 .

Enfin, le Père Marie-Jules Celis demanda à être rapatrié en Europe parce qu’il était persuadé qu’il serait la première victime du mouvement anti-européen. Il se reprochait « d’avoir été assez dur » avec l’un ou l’autre à l’école normale de Mulo. Maintenant que ses étudiants étaient devenus des évolués à l’heure de l’indépendance, il se décida à rentrer en Belgique, par crainte de la vengeance 851 .

Ce départ massif des missionnaires ne doit pas laisser croire que dans le diocèse de Butembo-Beni, le mouvement anti-européen se généralisait dans toute la population jusqu’à en vouloir aux missionnaires. Malgré le trouble, la population locale gardait son calme 852 et même certains soldats de l’armée régulière n’avaient nullement envie de nuire aux agents de l’évangélisation.

Ainsi, un des soldats noirs, tandis qu’il perquisitionnait avec sa troupe la paroisse de Beni pour récupérer les éventuelles armes qui y seraient cachées déclara : « Si les Blancs s’enfuient, c’est leur affaire, mais les Pères et les Sœurs doivent rester, car vous n’êtes pas comme les autres, nous avons besoin de vous pour notre pays 853  ».

Mgr Henri Piérard avec son vicaire général, le Père Théodard Steegen en firent l’expérience quand ils visitaient les communautés des Pères et des religieuses dans le diocèse sans « le moindre ennui ». Frappé positivement par cette expérience, l’évêque pouvait alors encourager ses missionnaires : « Nous ne pouvons à aucun prix déserter. C’est le moment ou jamais d’être les témoins du Christ autrement nous ne sommes que des farceurs 854  ».

Ce même sentiment se rencontre chez les religieuses. Une d’elles, la Sœur Jean Baptiste Mennessonécrit à leur maison généralice : « Nous ne pouvons partir que si on nous met dehors 855  ». Le fait de rentrer dans leurs postes, pendant et après le retour massif des colonisateurs en Europe, fit apparaître chez les chrétiens le désintéressement des missionnaires. Il suscita plus de confiance chez les fidèles malgré les critiques négatives des lettrés 856 .

Notes
835.

« Le matérialisme athée guette l’Afrique », dans Afrique Ardente (1958) n°107, p.11.

836.

« L’Église au Congo. Mûris par l’épreuve, les chrétiens marquent une nouvelle vitalité », dans Missions Assomptionnistes (1963) n°561, p. 15.

837.

« Le matérialisme athée guette l’Afrique », op.cit, p.11.(10-11)

838.

Van DJICK, L’Église au Congo. (Œuvre inédite), Bruxelles le 25 avril 1961, p. 4-5.

839.

Correspondance du Père Théodard Steegen avec le Père Wilfrid Dufault. Beni, le 25 novembre 1959.

840.

« Au seuil de l’indépendance », dans L’Afrique ardente (1960) n°115, p. 7.

841.

Martin MERLE (dir), Les Eglises chrétiennes et la décolonisation. Paris, Librairie Armand Colin, 1967, p. 30-32.

842.

Jean COMBY, Deux mille ans d’évangélisation, Paris, Desclée, 1992, p. 284.

843.

Ibid., p. 42-46.

844.

Claude PRUDHOMME, Missions chrétiennes et colonisation, op. cit., p. 162-163.

845.

Jean COMBY, op.cit., p. 283.

846.

« Au seuil de l’indépendance », dans L’Afrique ardente (1960) n° 115, p. 7-10.

847.

Ibid., p.10.

848.

Henri Piérard, Rapport annuel, 1958-1959, p. 1.

849.

Nous tenons nos informations du Père Marc Champion, du Père Edgar Cuypers et de Mgr Emmanuel Kahongya en mi-septembre 1996. Pour l’unique paroisse de Buisegha, on a enregistré un départ d’une vingtaine de catéchistes.

850.

Lieven BERGMANS, Cinquante ans de présence assomptionniste au Nord-Kivu, op.cit, p. 176.

851.

APAR, 2 MI 98, 2 : Père Théodard Steegen au Père Wilfrid Dufault, Beni le 25 novembre 1959.

852.

APAR, 2 MI 110, 2 : Père Edgar Cuypers au Père Wilfrid Dufault, Butembo, le 25 juillet 1960 ; APAR, 2 MI 110 : Mgr Henri Piérard au Père Wilfrid Dufault. Beni, le 25 juillet 1960.

853.

Leo LEURINCK, « Interview avec le Provincial », dans Lettre à la Famille, Bruxelles le 22 juillet 1961.

854.

Mgr Henri Piérard à la Supérieure Générale des Oblates de l’Assomption. Beni, le 22 février 1961.

855.

Sœur Jean-Baptiste à la Supérieure Générale des Oblates de l’Assomption, Beni, le 17 juillet 1960.

856.

Témoignage reçu de Joseph Kaputsu, et de Vincent Vitandi respectivement catéchistes à Musienene et à Mbao, août 1994.