2.7.3. La rébellion muleliste (1964-1965)

Outre la seconde guerre mondiale (1940-1945) et les troubles politiques de l’indépendance du pays (1960), la vie chrétienne du diocèse de Butembo-Beni souffrit de la rébellion muleliste (1964-1965). Cette rébellion fut le produit de la désarticulation politique, économique et sociale que le pays traversait après son accession à l’indépendance. Du point de vue politique, l’indépendance venait « d’être octroyée sans préparation à des élites sans formations 857  ».

Le rapport de mai-juin 1961 du Ministre des Affaires Étrangères, M.W.J. Ganshef Van Der Mersch donne une vision claire de la situation qui régnait dans le pays :

‘« Une évolution progressiste avait trop tardé et que le Congo avait été insuffisamment préparé à ses propres responsabilités ; la faiblesse de l’administration avait dangereusement ébranlé la notion de l’autorité ; l’avènement de l’indépendance - indiscutablement justifié dans son principe - avait été dangereusement et brusquement accéléré sans égard à l’insuffisante formation administrative et politique des cadres, dont elle était nécessairement solidaire 858  ».

Ce manque de préparation aux nouvelles responsabilités aboutit, de 1960 à 1965, à quatre changements de gouvernement : celui de Lumumba (juillet-septembre 1960), d’Ileo (septembre 1960-juillet 1961), d’Adula (août 1961-juin 1964) et de Tschombe (juillet 1964-1965). A ces changements politiques s’ajoutaient la mutinerie de la Force Publique (4 juillet 1960), la sécession du Katanga (11 juillet 1960) et du Kasai (8 août 1960). L’union nationale venait à manquer au pays 859 .

Dans un contexte socio-politique et économique de mécontentement généralisé, au début de la période post-coloniale, la rébellion apparaît comme un mouvement révolutionnaire, « c’est-à-dire qui ne cherche pas à modifier les frontières nationales ou à réaliser la sécession d’une partie de l’Etat, mais bien plutôt à changer l’ordre politico-économique et à expulser du pouvoir l’élite politique installée 860  ».

La rébellion dirigée par Pierre Mulele éclata au début d’août 1964 au Bas-Congo. Le 5 août de la même année, les partisans de Kisenga déclarèrent que l’Est du Congo devenait une république populaire. Un mois plus tard, le vendredi 25 septembre 1964, les mulélistes entrèrent à Beni sans rencontrer aucune résistance.

En tête des rebelles marchait un jeune homme portant une branche de palmier qu’il agitait en l’air en vue de chasser les esprits mauvais. Puis venait une procession de jeunes de dix à dix-sept ans qui agitaient eux aussi des palmes avec des cris ponctués d’invocations comme Simba-Mulele, Mulele mayi. Suivaient enfin des camions bondés d’hommes armés de couteaux, de haches, de machettes, de serpettes et de quelques fusils Mauser.

À Beni, les Mulélistes déclarèrent que Lumumba était comme le Christ, qu’il serait ressuscité des morts et qu’il régnerait encore 861 . La même « religion lumumbiste » confessait :

‘« Dieu est Dieu, créateur et maître de toutes choses. Immédiatement en dessous de Dieu, il y a deux figures, celles de Jésus-Christ et celle de Lumumba, également Dieu l’un et l’autre. Ces hommes ont été assassinés tous deux par leurs ennemis politiques. Le Christ est ressuscité le troisième jour ; Lumumba est ressuscité la troisième année. Il a le pouvoir de convertir en eau toute mitraillette des ennemis pour les initiés qui ont reçu le baptême de Mayi Lumumba 862  ».’

Cette idéologie, qui assimile Lumumba au Christ, traduit l’opinion selon laquelle Lumumba depuis les événements de l’indépendance était considéré comme un libérateur. Dans cette perspective, les mulélistes promenaient la photo de Lumumba dans la cité de Beni, et espéraient libérer le Congo indépendant des indignes agents de l’Administration civile.

Un muleliste expliqua la raison de la révolte du peuple aux missionnaires emprisonnés en ces termes : « Les vrais congolais ne veulent plus des profiteurs, de Kasavubu, de Tschombé, de l’armée nationale, de l’administration (...) qui, par abus de pouvoir, détournent tout l’argent du Congo à leur profit personnel 863  ».

En parlant ainsi de Joseph Kasavubu qui était le premier président du Congo indépendant et de Tschombé, son Premier ministre, ce témoignage rejoint l’étude de Jean-Philippe Peemans :

‘« Très rapidement après l’indépendance (...) les différentes fractions de la petite bourgeoisie se sont rejointes dans la mise en œuvre d’une logique d’accumulation leur permettant de se tailler une place à leur mesure dans les structures économiques, à travers le contrôle de l’Etat et la spéculation commerciale. Dans ce contexte, et à de rares exceptions près, la petite bourgeoisie politico-bureaucratique a très rapidement perdu sa légitimité acquise de fraîche date auprès des masses populaires urbaines et rurales. 864  ».’

En effet, l’aspiration de plusieurs Congolais, après la déclaration de l’indépendance (30 juin 1960), était d’occuper les postes des Blancs et de conquérir ainsi leur puissance économique. Il fallait devenir comme l’Européen. La libération du Congo devenait une hantise naïve des Mulelistes, au point qu’un rebelle relata, lors d’un dialogue avec la Sœur Theresa-Marguerite des Oblates de l’Assomption à Beni, que les missionnaires avaient appelé les Américains. Les rebelles, par contre, allaient s’allier aux Russes, et en peu de temps, ils libéreront le Congo. Ensuite, ils iront à la conquête de la Belgique et de l’Amérique ; Lumumba leur facilitera la traversée des mers et des océans. Ce n’est qu’après ces conquêtes qu’il y aura la paix et la reconstruction du pays avec les jeunes 865 .

Par ailleurs, le baptême lumumbiste dont il est question dans la croyance des rebelles consistait en une initiation rituelle avec de l’eau magique (mayi Lumumba) dont ils aspergeaient les gens. Cette eau, selon eux, rendait la personne invulnérable jusqu’à neutraliser les balles des ennemis. Pour ce faire, il fallait agiter les palmes en disant mayi Lumumba. Cette croyance à l’invulnérabilité était si forte qu’un commandant muleliste montrait son ventre et sa cuisse sur lesquels, sous l’ordre de Lumumba, les balles auraient glissé comme des gouttes d’eau 866 . Les illusions que les rebelles se donnaient, en croyant aux fétiches, n’empêchèrent pas car ils furent mis en déroute à Butembo comme à Beni en 1965.

Cependant, une question demeure. Comment expliquer qu’une guerre contre le gouvernement central, les militaires, les policiers, les chefs des villages, les élèves au-delà de la quatrième année primaire, les agents de l’Etat, tous ceux qui portaient un costume européen et les évolués, car ils étaient suspectés d’avoir profité des biens des Européens, ait pu s’étendre à l’Église 867  ? C’était le signe que l’Église catholique était associée à l’ordre colonial.

L’Église de Butembo-Beni garde un mauvais souvenir de ces événements de 1964 à 1965. Soixante dix missionnaires prirent la fuite à l’arrivée des rebelles. Le Père Philippe Gallaber, arrivé à Beni en 1962, fut fait prisonnier dans la paroisse de Buisegha. Bien que libéré à l’insu des autres missionnaires, il avait été déclaré mort le 13 octobre 1964. Mais, dans une lettre du 7 octobre de la même année, il donna signe de vie en racontant que la paroisse de Mbao et la communauté des Petites Sœurs de Jésus ont été pillées par les rebelles.

Par ailleurs, la rébellion a été une épreuve très dure pour les religieux et les religieuses. A Beni, les sept Oblates de l’Assomption abandonnèrent leurs œuvres sociales : une école pour fille, un dispensaire et un orphelinat de huit enfants. Le Frère Antoine, Frères de l’Assomption, prit en charge ces enfants après la fuite des Sœurs qui venaient de subir des perquisitions, des interrogations infâmes, des coups de crosse, l’arrachement de leurs voiles, des menaces et des discours obscènes 868 .

De leur côté, les Frères de l’Assomption, dont la communauté du noviciat comptait une quarantaine de jeunes congolais en soutane, furent appelés à la reddition. Réquisitionnés comme mulelistes, ils devaient subir l’initiation rituelle avec l’aspersion de l’eau magique (mayi Lumumba). Selon les prévisions des rebelles, les Frères devraient aller grossir l’avant-garde de leur armée. Ce projet n’aboutit pas. Il se limita à une gymnastique préparatoire à laquelle les rebelles associèrent les Pères Flavien Jans et Bastians Monulphe, le Maître des novices 869 .

Quant au clergé séculier et aux Petites Sœurs de la Présentation, Mgr Henri Piérard, usant des privilèges qu’il tenait de la Propagande, se vit dans l’obligation de les ramener chez eux dans les villages, et les exhorta à être des témoins de leur état de vie religieuse dans leur milieu naturel. Pour la circonstance, il accorda à son clergé la dispense du port de la soutane, du voile et de la robe de religieuses afin d’éviter des ennuis avec les rebelles. Il recommanda enfin à son clergé et aux consacrés de rejoindre leurs communautés respectives aussitôt que le danger serait écarté 870 .

Les missionnaires eux-mêmes, Mgr Henri Piérard, les Pères Assomptionnistes Théodard Steegen, Monulphe Bastians, Flavien Jans, Flavinus Borghoms, le Père Philippe des Petits Frères de Jésus, l’abbé Philippe Musubao Mulyatsenge, récemment ordonné en 1962, ainsi que deux Frères de l’Assomption, furent mis en prison où ils subirent des humiliations de tout genre. Ils regardèrent, impuissants, les rebelles qui s’emparaient de deux camionnettes de la paroisse et de la voiture de l’Évêque,.

Ces prisonniers étaient voués à la mort. Mgr Henri Piérard était le plus visé. Il échappa à la mort grâce à l’abbé Philippe Musubao Mulyatsenge. Ce dernier, quand les rebelles voulurent battre à mort son Évêque, eut le courage de leur proposer de le remplacer 871 . Ce fait envenima le courroux des rebelles qui le châtièrent sévèrement. Leur colère était d’autant plus grande qu’ils pensaient qu’il avait tellement profité des biens des Blancs qu’il en était blasé 872 . Il reçut impitoyablement une bastonnade. Deux coups de baïonnettes lui fendirent le menton et la figure. Il fut enfin laissé à moitié mort. Mais, il survécut à ses sévices.

Le comportement de l’abbé Philippe Musubao fut une consolation pour les missionnaires à tel point que Mgr Henri Piérard témoigne : « Ce geste héroïque d’un abbé congolais est la grande récompense de nos labeurs missionnaires et la preuve de cette vie de charité qui règne entre les deux clergés. Si ce jeune prêtre n’avait pris les devants, son vieil évêque, âgé de 71 ans, ne serait pas sorti vivant des mains des rebelles 873  ».

Image n° 11 : Souvenirs de la rébellion (1964)
Image n° 11 : Souvenirs de la rébellion (1964)

L’abbé Philippe Mulyatsenge est bandé. Il est le troisième à partir de la droite de la photo, à gauche, sur la première ligne ; sur la photo à droite, l’abbé Philippe est avc Mgr Henri Piérard.

Sources : Revue Missions assomptionnistes (1964-1965) n° 566, p. 6 et 4.

La prison de ces agents de l’évangélisation était une pièce abandonnée de l’hôtel du grec Nicolatos. C’était un réduit hermétiquement fermé de 2 m 15 sur 3 m 30. Dans cette chambre, les neufs prisonniers connaissaient des mauvais traitements de toute sorte et recevaient des coups. Ils furent fouillés et on leur enleva les soutanes, les bréviaires et les chapelets. La croix et l’anneau épiscopales furent confisqués et profanés. Par ailleurs, ils étaient insultés et menacés avec la promesse d’être rôtis ou de mourir par une fusillade. La torture et l’obligation de reddition en agitant des palmes en vue de chasser les mauvais esprits étaient fréquents selon les caprices des rebelles qui montaient la garde.

Cependant, si plusieurs rebelles étaient déchaînés contre les missionnaires et les religieux, certains, dont un commandant, se montrèrent bienveillants à leur égard. Appelant les neuf prisonniers ses hôtes, il leur servit un saucisson, leur offrit de l’eau et même du whisky, en les entretenant sur sa vie familiale et de l’indiscipline des rebelles qui lui rendaient la vie difficile.

Ce même commandant annonça aux prisonniers qu’il voulait les conduire lui-même à Stanleyville (Kisangani) où ils devraient être transférés auprès du Général Olenga pour être jugés. À cette occasion, il avoua qu’il déposerait sa démission à cause des mutineries de ses hommes 874 . La bienveillance du commandant alla jusqu’à libérer momentanément les Pères, l’abbé et les Frères. En les quittant, il leur parla d’une voix grave : « Je vous sauve aujourd’hui, viendra un jour où vous devrez me sauver 875  ». Pour l’heure, s’il venait à les confier entre les mains des rebelles, il les condamnait à mort.

Devant l’emprisonnement de l’Évêque, des religieux et de l’abbé, les chrétiens se rendirent compte de la gravité de la situation. Certains tentèrent de les sauver par le canal des enfants envoyés par leurs parents auprès des gardes avec ces déclarations : « Je demande grâce pour un des Pères. Lorsque ma mère était malade, il lui a donné de quoi manger, des vêtements et des médicaments 876  ». Les ecclésiastiques rescapés de la rébellion ont toujours considéré leur délivrance dans la matinée du dimanche 27 septembre 1964 comme un miracle, après trois jours de prison.

La décision de les exécuter à Beni venait d’être prise. Pendant que les rebelles se disputaient entre eux pour désigner celui qui donnerait le dernier coup de grâce en éliminant physiquement ces prisonniers, les membres du clergé se donnèrent l’absolution. Selon le témoignage de l’abbé Philippe Musubao Mulyatsenge et de Mgr Henri Piérard, ils implorèrent ensuite les Martyrs de l’Ouganda et émirent le vœu de célébrer une neuvaine de messe en leur honneur s’ils venaient à échapper à la mort.

Alors que le bourreau semblait être introuvable, le Père Monulphe Bastians, humoriste, jusque dans la prison, s’exclama : « l’occasion de mourir d’une si belle mort ne viendra plus 877  ». Effectivement, au moment où l’on devrait tuer les prisonniers, les soldats américains mirent les rebelles en débandade alors que les gardes n’avaient plus de munitions dans leurs fusils.

Profitant de la fuite des rebelles, les ecclésiastiques prisonniers se rendirent à la paroisse puis prirent la piste de Bunyuka avant d’aller au repos à Kisubi en Ouganda, puis en Europe pour certains. Ce fut pendant ce séjour à Kisubi que le Père Théodard Steegen, vicaire général de Beni, écrit à ses amis : « Il n’y a pas de doute, c’est un miracle que nous ayons tous pu échapper à la mort. Nous devons cela aux martyrs de l’Ouganda. Ce matin, j’ai dit une messe d’action de grâce ici sur leur tombeau 878  ». Mgr Henri Piérard écrit dans le même sens : « Le diocèse de Beni, à la date du 26 semptembre, fut envahi au Nord par les mulelistes. Moi-même et sept de mes missionnairesavons connu le cachot, les coups , la menaca de mort. Grâce à l’interventions des martyrs de l’Uganda, nous avons pu nous échapper 879  ». Seuls, le Père Monulphe Bastians avec ses novices prit la route de Mangina, dans le Nord du diocèse 880 .

Si le personnel ecclésiastique et certains chrétiens avaient subi de mauvais traitements de la part des rebelles, c’était parce qu’ils ne voulaient pas prêter main forte au nouvel occupant. Les rebelles exigeaient que tout le monde soit muni d’une carte d’affiliation au Mouvement National Congolais (M.N.C.) fondé par Lumumba. Certains chrétiens et les missionnaires expatriés ne la possédaient pas. Ainsi, furent-ils considérés comme des mercenaires.

Si les paroisses de Mbao, Buisegha , Beni et les couvents des Sœurs de ces endroits ont été fouillés et pillés jusqu’aux voitures et camionnettes, et obligeant à la destruction des registres et des archives, c’est parce que les rebelles étaient convaincus que les missionnaires auraient appelé les mercenaires américains pour les combattre. Les missionnaires furent inculpés comme responsables de la mort de quatre rebelles survenue le samedi 26 septembre 1964 lors du bombardement de deux avions militaires à Beni 881 .

Un des rebelles, ex-séminariste ruandais refusé pour manque de capacités, tint aux missionnaires en prison ces propos : « Vous, les Pères de Beni, vous avez vendu le Congo aux Américains ; demain vous serez assassinés. Vous avez appelé les Américains pour enrayer notre marche victorieuse ; pour vous montrer qu’il est inutile de lutter contre Lumumba, nous vous abattrons tous demain 882 .

Par-là, les missionnaires étaient associés aux « politiciens » etaux ennemis des rebelles 883 . Par ailleurs, les rebelles accusaient les missionnaires d’avoir exploité les Noirs en leur faisant payer les frais de scolarisation 884 . Ils reprochaient à la population de ne pas les soutenir 885 . Enfin, le fait qui envenima la colère des rebelles contre les missionnaires réside dans le geste de leur commandant qui les accompagna à leur résidence paroissiale lors de leur libération provisoire. Les chefs des rebelles lui en voulaient déjà. Ils croyaient que le commandant avait été corrompu par les Pères. Le commandant n’aurait donc pas respecté les tabous des mulelistes qui ne toléraient pas la corruption. Ainsi, les Pères furent-ils accusés d’avoir tué le commandant 886 .

Dans ce contexte, comment les rebelles ont-ils expliqué que les invulnérables aient succombé sous les balles ? Pour les mulelistes, ils auraient violé leurs tabous. En effet, il était interdit aux rebelles de tuer un innocent, de mentir, de manquer à la continence sexuelle, de prendre la nourriture préparée par des femmes adultes, sauf celle servie par des filles de onze à douze ans. Il fallait aussi éviter de toucher l’eau et la pluie car ces éléments affaibliraient la puissance de leurs fétiches. En respectant ces interdits, même si on mourait, on ressusciterait trois jours après 887 .

En définitive, les conséquences de la rébellion, en fin d’année 1964 et au début de 1965 dans le diocèse de Beni, furent désastreuses pour la vie chrétienne. Les chrétiens abandonnèrent les villages le long de la route et se réfugièrent dans la forêt au milieu des païens qui les accueillaient. Plusieurs, au contact des païens, eurent la tentation de retourner à leurs pratiques ancestrales. D’autre encore vécurent le christianisme d’une manière syncrétique 888 . On observa un relâchement dans la vie chrétienne à telle enseigne que Mgr Henri Piérard écrit dans son rapport que « la morale et la justice se voilèrent la face. On s’étourdissait pour ne pas songer au lendemain inquiétant 889  ».

Bien plus, la dispense donnée au clergé, aux religieuses et religieux autochtones d’abandonner les paroisses aussi longtemps que la guerre perdurait, et la permission de sauvegarder la présence de l’Église auprès du peuple en y exerçant un métier 890 , étaient mal compris des chrétiens. Malgré le bon comportement de ces ecclésiastiques, plusieurs personnes crurent que la vie religieuse était seulement praticable en temps de tranquillité.

Lors de la rébellion, le diocèse de Butembo-Beni comptait vingt et une paroisses. Celles-ci furent abandonnées à cause du départ des missionnaires et des religieuses en Europe ou en Ouganda pour se mettre à l’abri. Douze missionnaires quittèrent définitivement le pays 891 . Parmi eux, les Pères Ghislain Cravatte, Prosper Bleys et les Frères Gérard Haerden et Pol Dillen.

Le cas du Père Prosper Bleijs, inspecteur adjoint dans l’enseignement au diocèse, mérite une attention particulière. Peu après l’indépendance, il frôla le corps d’un ivrogne, étendu sur la route, avec sa voiture. Bien qu’on ait payé des amendes, la famille soutenue par les membres du Mouvement National Congolais (MNC) continuait à réclamer un dédommagement et l’exécution du Père. Lors de l’invasion muleliste, tandis qu’il était en Europe, ces Supérieurs lui conseillèrent de ne plus revenir au Congo-Kinshasa 892 .

Pendant plus de six mois, les chrétiens furent privés de leurs pasteurs 893 , religieux et religieuses, comptés dans ce tableau :

Congrégations Nombre Congrégations Nombre Total
Pères Assomptionnistes 61 Oblates de l’Assomption 31
Frères Assomptionnistes 13 Compagnie de Marie 33
Frères de l’Assomption 68 Petits Frs et Srs de Jésus 8
Clergé diocésain 25 Sœurs de la Présentation 184

415

Ce personnel ecclésiastique ne pouvait dispenser l’enseignement religieux et scolaire au bout duquel les chrétiens et les élèves recevaient les sacrements. Les œuvres hospitalières en pâtirent aussi. La vie normale dans les paroisses ne reprit qu’après leur retour progressif en mai 1965.

Par ailleurs, la rébellion muleliste causa plusieurs victimes : quatre frères de Charles de Foucauld, les Pères André Gorse, Bernard Sarnes, Heinz Euberlein et Bernard Mathias moururent à Mambasa le 26 novembre 1964, et furent considérés comme des martyrs. Les deux derniers, une fois fusillés, furent précipités dans la rivière Epulu à soixante dix kilomètres de Mambasa. Les deux autres furent massacrés à Mambasa même. Ces Petits Frères de Jésus se dévouaient auprès des pygmées à Etabe, à la limite Nord du diocèse de Beni.

Ces Frères avaient eu à maintes reprises l’occasion de fuir. Ils furent d’abord enfermés dans un camp minier à Teturi, proche d’Etabe. Une fois relâchés, les rebelles les arrêtèrent de nouveau pour les conduire à Mambasa, à cinquante kilomètres d’Etabe. Le 26 septembre 1964, les rebelles les enfermèrent dans un réduit souterrain. Ils le quittaient seulement pour subir des mauvais traitements : des coups, des corvées manuelles, de transport d’eau, la coupe du bois, l’entretien des routes, et enfin la mort 894 . Mgr Henri Piérard exalta leur héroïsme :

‘Le diocèse de Beni se glorifie d’avoir en ces quatre Petits Frères de l’Évangile ses premiers martyrs car ils savaient bien ces Petits Frères qu’en demeurant au Congo en cette période d’anarchie, leur vie se trouvait en danger. Les bourreaux pourront inventer des raisons politiques ou raciales mais ils savaient bien, comme tous, que ces humbles religieux ne se trouvaient parmi eux que pour témoigner combien Dieu veut le salut de tous les hommes, qu’uniquement par amour du Christ et des âmes ils avaient tout quitté pour se donner sans merci aux plus déshérités de cette terre : les pygmées de la grande forêt 895 .’

Enfin, les troubles mulelistes, firent des dégâts économiques considérables dans le diocèse de Butembo-Beni. Les quatre paroisses de Beni-Cité, Beni-Paida, Mbao, de Buisegha et le petit séminaire de Musienene furent vidés de tout le matériel nécessaire pour l’apostolat et le fonctionnement des œuvres, et le diocèse, en général connut la perte de nombreux véhicules et des réserves de ravitaillement. A ce coût, il faudra ajouter l’impact psychologique de l’exode de plus de soixante missionnaires européens qui gagnèrent précipitamment l’Ouganda et l’Europe pour se mettre à l’abri des rebelles 896 .

En ce qui concerne la rébellion muleliste dans le diocèse de Beni, une dernière question se pose. Pourquoi Mgr Henri Piérard avec ses missionnaires décidèrent-ils de ne pas fuir à l’approche des rebelles tandis que la population disparaissait dans la brousse ? Le 23 septembre 1964, la menace de l’invasion de Beni se faisait de plus en plus sentir. Les policiers et les soldats abandonnaient leurs postes pour se replier vers le Sud. Bien plus, on commençait à éliminer certains éléments qu’on suspectait dangereux.

À l’approche de la rébellion, Mgr Henri Piérard dépêcha son vicaire général, le Père Théodard Steegen, vers le sud du diocèse en vue de prévenir les missionnaires du danger imminent dans un langage ambigu. Il leur laissait entendre que l’évêque leur donnait la liberté de quitter le diocèse s’ils redoutaient l’arrivée des révoltés. Cependant, il les invitait à y demeurer pour témoigner de la confiance en Dieu.

Pendant ce temps, les agents de l’administration civile demandèrent à l’évêque de quitter sa résidence, mais il s’y refusa. Il croyait que son devoir de pasteur l’obligeait à garder sa présence au milieu des chrétiens dans l’épreuve. Par ailleurs, il souhaitait ainsi donner la preuve que le message évangélique que les missionnaires annonçaient était authentique et que le Christ se montrerait fidèle à sa promesse d’être jusqu’à la fin des temps avec ses fidèles.

Enfin, l’évêque pensait que la fuite des missionnaires serait mal perçue par les chrétiens qui les considéreraient comme « de vulgaires colporteurs, venus faire la réclame de leurs pacotilles 897  ». Il expliqua cette attitude en déclarant qu’en ces temps d’épreuves, « il fallait donner un témoignage à nos chrétiens car je leur répète dans mes tournées de confirmations qu’ils reçoivent le don de la force 898  ». Cette attitude semble avoir été généralisée chez plusieurs missionnaires dont Monulphus Bastians qui se retira à Mangina avec les Frères et le Père Laurentius Leenaars.

Durant la période de la rébellion, le Père Laurentius Leenaars, ancien recteur du petit séminaire (1940-1960) dans le diocèse était curé de la paroisse de Beni-Cité. L’abbé Lambert Kinagha, son vicaire paroissial, lui conseilla et l’obligea à prendre la fuite, non loin de la paroisse, afin de se mettre à l’abri du danger car il venait d’apprendre que les rebelles viendraient prendre le Père.

Butembo fut libéré, le 28 octobre 1964, après avoir connu la mort de plus sept cent personnes et Beni fut complètement pacifié le 3 novembre de la même année. Après deux mois, le 24 décembre 1964, Mgr Henri Piérard fut de retour dans sa résidence à Beni. Puis en janvier 1965 et après les fêtes de Pâques, trente cinq Pères Assomptionnistes et vingt deux Sœurs Oblates de l’Assomption regagnèrent leurs postes dans le diocèse.

C’est pourquoi, nous adhérons à cette affirmation d’un texte anonyme : « nul de ceux qui sont partis ne considéraient pas leur départ comme définitif 899  ». Dans le même sens, une religieuse missionnaire au repos, citée par le Père Lieven Bergmans, pouvait manifester son affection au peuple malgré la situation des troubles quand elle écrivait :

‘« Loin de la terre de mission, c’est l’exode qui continue et le cœur meurtri, mais il garde, ‘enraciné’, l’espoir d’y retourner un jour, bien proche peut-être ; l’espoir d’y retrouver les enfants, les malades, les chrétiens, tous les autres, fallut-il repartir à zéro (...). Puissent les martyrs de l’Ouganda nous obtenir ce miracle, comme ils ont obtenu celui de la libération de Monseigneur et ses compagnons en captivité 900  ».

Sur place, les vingt cinq membres du clergé diocésain, les Frères et les Sœurs autochtones reprirent leurs fonctions. Ce retour empressé du personnel ecclésiastique raffermit la foi des chrétiens car pour eux, ainsi que toute la population locale, les attaques contre l’Eglise pendant les évènements de l’indépendance et de la rébellion étaient des situations nouvelles et inimaginables. Déjà, en 1960, le Père Van Djick, Vice-président de l’Assemblée des Supérieurs Majeurs (ASUMA) du Congo, soulignait le caractère inédit de la situation :

‘« Les chrétiens du Congo n’avaient jamais été accoutumés à prendre en charge l’Église dont presque toutes les ressources venaient de la Belgique. Ils n’avaient jamais à lutter pour l’Église, puisque celle-ci, soutenue par les pouvoirs publics et grande dispensatrice de l’enseignement, était porteuse de la culture et de la civilisation 901  ».

Elle nous fait comprendre l’attitude de l’abbé Lambert Kinagha qui conseillait au Père Laurentius Leenaars de fuir devant l’avancée de la guerre et le dissuadait de son « héroïsme » qui ne serait pas compris 902 par la population locale. Ce Père se reprochait d’être en contradiction avec l’enseignement qu’il donnait aux chrétiens : « Moi qui vous ai toujours enseigné que le bon pasteur n’abandonne jamais ses brebis, je prends la fuite 903  ».

Néanmoins, lors des troubles, les chrétiens manifestèrent aussi leur attachement aux missionnaires par de petits gestes de délicatesse qui ont gardé une signification particulière pour les missionnaires. Ces chrétiens envoyaient leurs enfants pour plaider pour leurs missionnaires en prison, mais les chefs des rebelles, divisés sur la question, étaient incapables d’intervenir 904 .

Par ailleurs, sur la piste de Bunyuka, durant 65 kms, ils transportèrent, sur un typoy, Mgr Henri Piérard épuisé lors de sa fuite après sa libération de la prison. En outre, quand les Sœurs Oblates prirent la fuite le 26 septembre 1964, le Frère Antoine de la Congrégation diocésaine, assisté de quatre jeunes filles jocistes, prit la responsabilité de l’orphelinat que les Sœurs Oblates venaient d’abandonner 905 .

Ces faits, isolés parmi beaucoup d’autres, laissent percevoir l’affection que les chrétiens portaient à leurs agents de christianisation et font comprendre l’accueil chaleureux qu’ils leur réservèrent à leur de retour dans les différents postes. Cet accueil réconforta les agents pastoraux car, selon Mgr Henri Piérard, les chrétiens leur étaient attachés mieux que dans le passé 906 . Il donna aussi un sens spirituel

Notes
857.

Robert CORNEVIN, Le Zaïre. Paris, Presses Universitaires de France, 1972, p. 98.

858.

A. DESJARDIN, Le Congo, un an après, dans La Croix, l’événement, 2-3 juillet 1961, p. 8.

859.

R. CORNEVIN, Histoire du Zaïre. Des origines à nos jours. Bruxelles, Hayez, 1989, p. 391-436.

860.

Ibid., p. 13-14.

861.

Refugees tell of the child rebels”, dans Uganda Argus, October 7, 1964. n.b.: Nous n’avons pas été en possession du document original pour donner les références exactes. Nous nous référons à un bout de journal que nous avons trouvé dans les archives à Rome dans la Curie généralice des Augustins de l’Assomption. Il n’est pas numéroté dans le dossier Congo.

862.

Théodard STEEGEN, « Notre Mission du Congo dans la tourmente », dans Missions Assomptionnistes (1964-1965) n° 566, p. 6-7. Cf. aussi APAR, 2 TU 72 : Sœur Marie Imelda, Pages d’archives des Oblates de l’Assomption.

863.

Ibid., p. 6.

864.

J-P. PEENANS, « Le contexte socio-économique des ‘Rébellions’ congolaises (1960-1965) », dans C. COQUERY-VIDROVITCH, A. FOREST et H. WEISS, op.cit, p. 102.

865.

« Le calvaire des Sœurs Oblates au Congo », dans L’Assomption et ses oeuvres (1965) n° 540, p. 18.

866.

Théodard STEEGEN, op.cit, p. 2 et 6.

867.

Henri Piérard, Rapport annuel, 1963-1965.

868.

« Le calvaire des Sœurs Oblates au Congo »,op. cit., p. 18-19.

869.

Lieven BERGMANS, Les Oblates de l’Assomption au Zaïre (ouvrage inédit). Bruxelles, 3 janvier 1980, p. 49-51. Le calvaire des Soeurs Oblates au Congo, dans Assomption et ses oeuvres (1965) n° 540, p. 19-20.

870.

APAR, 2 MJ 29 : Henri Piérard, Rapport annuel, 1963-1965, p. 6.

871.

Cette information nous provient des bribes d’un journal anglais Universe que nous avons trouvé à Rome dans les archives de la maison généralice des Augustins de l’Assomption sous l’intitulé « Priest beaten senseless in saving Bishop », dans Universe, London 23 october 1964.

872.

Henri Piérard, Rapport annuel, 1963-1965, p. 4 ; Théodard STEEGEN, op.cit, p. 8.

873.

Henri PIERARD, op. cit., p. 4.

874.

« Au Congo, Pères et Sœurs de l’Assomption ont souffert pour leur foi », op.cit, p. 5.

875.

Théodard STEEGEN, op.cit, p.7.

876.

Ibid., p. 10.

877.

Ibid., p. 11.

878.

« Au Congo, Pères et Sœurs de l’Assomption ont souffert pour leur foi », op.cit, p. 5.

879.

APAR, 2 LQ, 6 : Mgr Piérard à Mgr S. Gue. (L’écriture est de Mgr Piérard. Le document n’a ni date, ni lieu).

880.

Monulphe BASTIANS, Deuxième exode, (diaire), Butembo, 1964, 1-17 ; Alphonse Schoofs, Congo, Rapport annuel de la Procure missionnaire assomptionniste, Bruxelles 1966, p. 1-4 ; Théodard STEEGEN & Edmond DARCHE, « Rébellion au diocèse de Beni », dans Contacts (1965), p. 1-23.

881.

Henri Piérard, Rapport annuel, 1963-1965.

882.

Théodar STEEGEN, op.cit., p.9.

883.

Henri Piérard, Rapport annuel, 1963-1965.

884.

Ibid., p. 5.

885.

APAR, 2 LN 45 : Père Edgar. CUYPERS au Père Wilfrid Dufault. Bruxelles, 5 octobre 1965.

886.

Théodard STEEGEN, op.cit, p.3, 5 et 7.

887.

Ibid., p. 3.

888.

Père Marc Champion au Père Matthieu, février 2003.

889.

Henri Piérard, Rapport annuel, 1963-1965,p. 1.

890.

Ibid., p. 6.

891.

APAR, 2 LN 267: Père Wilfrid Dufault à Mgr Henri Piérard. Rome, le 6 juillet 1965.

892.

Lieven BERGMANS, Cinquante ans de présence assomptionniste au Nord-Kivu, op.cit, p. 179.

893.

Voici les chiffres du personnel ecclésiastique dans le diocèse de Butembo-Beni en 1964 : Cfr. International Fides Service, January 20, 1965 n° 1, p. 126 ; Congo Leo, Over half missionary Priest and brothers back in Beni diocese, Ces bribes de nouvelles détachées des documents originaux ont été recueillies dans les Archives des Augustins de l’Assomption à Rome en novembre 1995. Matthieu Sitone, Statistiques des Instituts religieux dans le diocèse, 1998.

894.

Henri PIERARD, Rapport annuel, 1963-1965, p. 7.

895.

Ibidem., p.7.

896.

Ibidem, p. 7.

897.

Ibid., p. 1.

898.

« Au Congo, Pères et Sœurs de l’Assomption ont souffert pour leur foi », op.cit, p. 3.

899.

Ibidem, p. 7.

900.

Lieven BERGMANS, Les Sœurs Oblates au Zaïre (ouvrage inédit). Bruxelles, 3 janvier 1980, p. 52.

901.

Van DJICK, op.cit, p. 7.

902.

Henri Piérard, Rapport annuel, 1963-1965, p. 4-7.

903.

Henri Piérard, Rapport annuel, 1963-1965, p. 4-5 ;

904.

Information reçue du chef Stephane Atshongya (67 ans), lors de notre ministère paroissial à Mbao (1986-1991).

905.

Témoignage reçu du Frère Antoine à Beni, le 15 août 1995.

906.

Ibid., p. 7.