3.4.2. Petites Sœurs de Jésus (1952-1964 ; 1991-2005)

Une année après son arrivée à Beni en 1929, le Père Henri Piérard, qui devint le vicaire apostolique de Beni, en 1938, se souciait déjà de l'apostolat auprès des Pygmées et se demandait quel héroïque missionnaire se déciderait un jour à partager la vie aventureuse de ces nomades. Le Père Laurentius Leenaars se proposa à cette apostolat, mais ses intenses activités pastorales auprès des montagnards ne lui permirent pas de réaliser ce projet.

En fait, l'apostolat auprès des Pygmées exige du missionnaire une vie de nomade car il faut les suivre en forêt, les visiter dans leurs campements. Bien plus, il faut chercher à les promouvoir afin qu'ils retrouvent, selon la littérature missionnaire, le respect de leur propre dignité auprès d'eux-mêmes, et des peuples environnants qui, parfois, les exploitent. Enfin, il faut chercher à pouvoir à leur instruction scolaire et chrétienne 1027 .

Dans les années 1930, les Pères Assomptionnistes ne purent mettre en oeuvre cet apostolat particulier à cause de la pénurie du personnel missionnaire, des oeuvres naissantes qu'il fallait développer, et de récentes conversions qu'il fallait encourager et fortifier dans la foi chrétienne. Cette préoccupation de Mgr Henri Piérard trouva une issue en 1950 lors de la proclamation du dogme de l'Assomption lors d’une visite à Rome. Il y rencontra Mgr Provenchères, Archevêque d'Aix-en-Provence, qui lui suggéra de s'adresser aux Petites Sœurs de Jésus qui résident au Tubet, près d'Aix, car ce genre d'apostolat est conforme à l'esprit de leur Congrégation 1028 . Aussitôt, les Petites Sœurs de Jésus répondirent favorablement à cette requête et envoyèrent quatre religieuses qui parvinrent à Beni, en janvier 1952, accompagnées de leur Mère fondatrice, la Petite Soeur Madeleine 1029 .

Réparties à Musienene et à Butembo, elles restèrent avec les Sœurs Oblates de l’Assomption durant trois mois, le temps nécessaire de s’initier à la langue (swahili) et aux soins des malades. Elles s'installèrent définitivement à Mbao le lundi de Pâques, en avril 1952, dans un campement de treize huttes de Pygmées.

Leur case-chapelle circulaire n'avait qu'un pied qui portait une pièce de bois servant d'autel. Sur la terre, quelques nattes et des sièges très bas. Elles avaient aussi deux huttes servant respectivement de dortoir et de dispensaire. Enfin, la salle de communauté qui servait aussi de réfectoire n'avait ni fauteuil, ni chaises, sinon pour Monseigneur et les visiteurs, mais des sièges indigènes autour d'une table ronde dont une grosse souche d'arbre servait de support. Chez elles, dira le Père Romanus Declercq, « tout était marqué par le sceau de la pauvreté 1030  ».

« L'apostolat de charité » des Petites Soeurs de Jésus a d'abord été un apostolat de présence, en vivant comme des « pauvres parmi les pauvres » 1031 et comme des pygmées. Comme tous les pygmées, les religieuses apprenaient à construire des huttes, pratiquaient la chasse, cherchaient du bois de chauffage et de l'eau, et préparaient leur nourriture, produit de la cueillette dans la forêt équatoriale 1032 . Par ailleurs, elles cherchèrent à être ‘nomades avec les nomades 1033 ’.

Image n° 13 : Petite Soeur de Jésus devant la porte de la hutte des pygmées
Image n° 13 : Petite Soeur de Jésus devant la porte de la hutte des pygmées

Sources : Revue Missions Assomptionnistes (1965) n° 568, p. 18.

D'abord, les Petites Sœurs de Jésus se rendirent abordables et amicales afin d'avoir des rapports plus humains avec les Pygmées et avec les indigènes dans l'espoir que les deux groupes pourraient un jour s’entretenir sur un plan d’égalité 1034 . Ensuite, du point de vue de la justice humaine, elles incitèrent les Pygmées à ne pas être objet de l'exploitation des indigènes et des touristes. Pour ce faire, elles développèrent chez eux le sens du travail rémunéré afin qu'ils arrivent peu à peu à vaincre par eux-mêmes la misère dans laquelle ils vivent et à conquérir leur place d'homme digne de ce nom au milieu des bantu et des populations environnantes 1035 .

En outre, les Petites Sœurs de Jésus se firent « pygmées avec les pygmées ». Après avoir constaté qu’ils s’engagent après un regard, et après avoir gagné leur confiance, elles passèrent des jours et des nuits dans leurs camps pour partager leur mode d’existence dans les moindres détails de leur vie. Ainsi, se constitua-t-il un va et vient entre la Fraternité et les camps. Les uns et les autres se sentaient chez eux à la Fraternité comme dans les camps. Du côté des Sœurs, ces visites amicales s'accompagnaient de sympathie, d'aide, de soin de malades, et du partage de la vie des Pygmées 1036 .

Ensuite, les Petites Sœurs de Jésus s'occupèrent à soulager les misères physiques dans un dispensaire qui avait trois huttes annexes servant de salles d'hospitalisation des Pygmées. Cet apostolat de malades fut une réussite grâce à l'aide de l'hôpital de Beni et de la Mission protestante d'Oicha, situé à sept kilomètres de leur Fraternité, et au financement des Fonds du Bien-être Indigènes (FBI).

Cet apostolat fut aussi une révolution pour les bénéficiaires. Les Pygmées qui ne se soignaient qu'avec des herbes et des racines médicinales acceptèrent les médicaments et l'hospitalisation en dehors de leurs camps à l’unique condition que les Sœurs viennent régulièrement les visiter 1037 .

Enfin, les Petites Sœurs de Jésus s'occupèrent du développement intellectuel des Pygmées. Depuis octobre 1952, une Sœur instruisait douze filles durant une heure. Cette instruction consistait en une classe de lecture, d'écriture et de couture. Les garçons, quant à eux, étaient encadrés par le Père Kieren Dunlop, nommé aumônier des Sœurs et pasteur d'âmes dans le nouveau poste de Mbao.

Du point de vue de l'évangélisation, les Petites Sœurs de Jésus n'avaient pas une méthode formelle et codifiée d'apostolat. Ce fut surtout par l'apostolat de contact et de charité qu'elles rendaient l'Église présente au milieu des Pygmées. Cette attitude apostolique transparaît dans les écrits des Petites Sœurs de Jésus :

‘« L'on essaie de rendre l'Église présente à nos gens de la forêt, comme tant d'autres le font à nos frères malades, ouvriers, pauvres, abandonnés; et dans nos huttes en 'potopoto', notre éloignement du village, notre mobilier pauvre, notre chapelle sobre, il ne faut pas voir d'autre désir que celui de nous mettre davantage à la portée des Pygmées, selon l'exemple de notre Petit Frère de Jésus au milieu des Arabes 1038  ». « Nous pensons que c'est ainsi, dans cette prise en charge des moindres détails de leur existence, dans le partage que l'on essaie le plus grand possible des événements heureux et douloureux de chaque jour, dans ce désir de vie plus humaine, qu'ils apprendront à connaître et à aimer celui qui a vécu trente ans comme nous, au milieu de nous, la vérité de l'amour 1039  ».’

En dehors de cette préoccupation d'être le levain dans la pâte et de cette prédilection pour un témoignage de la charité fraternelle, les Petites Sœurs de Jésus développèrent aussi l'apostolat de la prière et de l’adoration du Saint-Sacrement le jour comme la nuit. Ce genre d'apostolat remporta du succès car il attirait des chrétiens à telle enseigne que, depuis le 2 février 1953, chaque nuit du jeudi au vendredi matin, les chrétiens de la mission venaient librement à la Fraternité pour l'adoration 1040 .

Enfin, grâce aux Petites Sœurs de Jésus, les Pygmées cherchèrent à approfondir, à partir de leur croyance, la connaissance du Dieu révélé. Bien plus, ils demandaient qu'on leur envoie des catéchistes dans leurs camps. Ils pouvaient même aider les Sœurs à reconstruire la chapelle. Néanmoins, l’attachement à la vie nomade ne leur permit pas d'être persévérants 1041 .

Le style de vie et l'apostolat des Petites Sœurs de Jésus a séduit plus d’une fille Nande. Dix huit mois après leur arrivée, la Fraternité de Mbao fonda, en octobre 1953, une nouvelle maison religieuse à Mutwanga. Celle-ci devint leur noviciat caractérisé par une vie de pauvreté, de prière, et du travail de la terre 1042 .

Mais, la rébellion muleliste de 1964 causa la mort de quatre Frères de Jésus, fondés par Charles de Foucould et arrivés dans le Vicariat de Beni en 1954, deux ans après leurs consœurs. Cette rébellion mit temporairement fin à l'activité apostolique des Petites Sœurs de Jésus car trois religieuses sont revenues, en 1991, s’installer dans leur ancienne paroisse de Mbao à Mabasele.

Mis à part les Petites Sœurs de Jésus, les Pygmées ont été aussi l'objet d'une sollicitude particulière de la part du vicariat de Beni. Grâce à l'arrivée des Petites Sœurs de Jésus et pour répondre aux besoins pastoraux et spirituels du peuple qui environne les Pygmées, Mgr Henri Piérard sentit la nécessité d'une présence permanente d'un missionnaire dans la contrée. En novembre 1952, il affecta le Père Kieren Dunlop à ce poste de Mbao pour y assurer l'aumônerie des Sœurs et la charge des âmes de la région 1043 .

A part le catéchisme qu'il enseignait dans les camps des Pygmées et auprès des villageois dans le poste de mission, le Père Kieren Dunlop organisa une école de cinquante jeunes pygmées. En 1970, le Père Théodard Steegen construisit trois salles en briques à leur intention. Mais, à cause de leur manque de constance, ces salles servent aujourd'hui aux jeunes des mouvements d'action catholique.

En 1990, la paroisse de Mbao à Masulukwede, situé à cinq kilomètres de la mission, leur construit une école primaire en semi-durable. La paroisse s’engagea à leur procurer les fournitures scolaires, à payer leurs frais de scolaires et le salaire des instituteurs. Les persévérants dans cette école comme dans celles de la brousse se rangent parmi les unités, mais ils interrompent avec l’école au niveau de la quatrième année. Ces classes profitent plus aux autres tribus Nande qu'aux Pygmées, les vrais destinataires de cette œuvre 1044 .

Cet apostolat n’aboutit pas à un mouvement de conversion au christianisme. Il n'y que dans la paroisse de Mangina, dans le diocèse de Butembo-Beni, où l'on signale la présence d'un Pygmée qui est membre d’une chorale protestante. Cet engagement et cette intégration semblent peu fréquents. Chez les catholiques, les rares conversions sont plutôt liées au prêtre ou au catéchiste ainsi qu’à un membre du mouvement d’action catholique.

Confronté aux échecs similaires, dans les années 1950, Mgr Henri Piérard crut que, pour pénétrer l’intériorité de ce peuple fortement attaché à sa culture et pour aboutir à de profondes conversions, il fallait que le Saint Siège lui donne un Prélat ad nullius qui s'occuperait

« des missionnaires qui n'hésiteraient pas à mener une vie de nomades, qui consacreraient toute leur activité aux âmes d'abord, mais aussi à améliorer le standing de vie des Pygmées, établiraient des points de ralliement en forêt avec chapelles, écoles, dispensaires, cultures où ces primitifs se retrouveraient après la saison des chasses et ne seraient plus à la merci des bantu 1045  ».

Pour mener à fond cette entreprise, continue le rapport, ces agents de l'évangélisation devraient avoir alors une bonne dose de surnaturel, de patience, et de dévouement à toute épreuve. Il y aurait parmi eux des missionnaires étrangers et autochtones, des médecins, des ethnologues, des assistants sociaux, et des agronomes. Leur christianisation comporterait aussi comme le suggère le pape Jean Paul II, la recherche du bien-être humain 1046 . Ce souhait est resté un vœu !

Malgré l'échec apparent dans l'apostolat auprès des Pygmées, en 1991, les Petites Sœurs de Jésus sont revenues dans la paroisse de Mbao. Par leur témoignage, elle posent la question de l’avenir de ces populations.

Notes
1027.

A.T., « Le miracle des Églises noire »s, dans L’Afrique ardente (1955) n°87, p. 17.

1028.

Romanus DECLERCQ, « En forêt de Beni. Aspects d'un apostolat auprès des Pygmées », dans Lovania 1955, p. 3.

1029.

Ibidem, p.4; “Une semaine chez nos Pygmées », dans L’Afrique ardente (1953) n°77, p. 4-9 ; CLAUDE de JÉSUS, « Petites Sœurs de Jésus », dans L’Afrique ardente (1952) n°70, p. 9.

1030.

; Marie-Jules CELIS, « Dans les ténèbres de la forêt équatoriale », dans L’Afrique ardente (1952) n°71, p. 14.

1031.

Romanus DECLERCQ, « En forêt de Beni. Aspects d'un apostolat auprès des Pygmées », op. cit., p. 4.

1032.

« Une semaine chez nos Pygmées », op. cit., p. 4-9 ; Kieren DUNLOP,« Chez les Petites Soeurs de Jésus »,dans L’Afrique ardente (1952) n°71, p. 9 ; Marie-Jules CELIS, op. cit., 14 ; CLAUDE de JÉSUS, op. cit., p. 9.

1033.

Romanus DECLERCQ, « En forêt de Beni. Aspects d'un apostolat auprès des Pygmées », op. cit., p.. 4.

1034.

J. TH. « Petites Sœurs de Jésus chez les Pygmées », dans Afrique ardente (1954) n°82, p. 63. (Nous n’avons que les initiales qui sont apposés à l’article).

1035.

Ibidem, p. 63.

1036.

Kieren DUNLOP, op. cit., p. 9.

1037.

J. TH., op. cit., p. 63.

1038.

« En forêt de Beni. Aspects d'un apostolat auprès des Pygmées », op. cit., p. 19-20.

1039.

J. TH., op. cit., p. 63.

1040.

Ibidem, p. 63.

1041.

Une semaine chez nos Pygmées, op. cit., p. 9.

1042.

J. TH., op. cit., p. 64.

1043.

Lieven BERGMANS, Cinq ans de présence assomptionniste au Nord-Kivu, op. cit., p. 110.

1044.

Observations de l’auteur de ce texte. Il a suivi l’évolution des enfants Pygmées dans l’école de Masulukwede et d’Ahili lors de son ministère paroissial. Il était rare que les enfants des pygmées figurent au-delà des unités (1-9) lors de l’appréciation trimestrielle des examens scolaires.

1045.

Henri PIÉRARD, Rapport annuel, 1954-1955, p. 3.

1046.

Jean-Paul II, « Lettre encyclique Centesimus annus » n° 5, dans La Documentation Catholique (1991) n°2029, p. 521.