4.5.1. Les fermes-écoles et les écoles artisanales (1940-1970)

Dans le vicariat de Beni, les premières écoles qui avaient une orientation pratique furent les fermes-écoles 1322 . En septembre 1940, Frère Paulus Huynink initia à Mbingi une ferme-école mais ce fut le Père Marie-Jules Celis qui en prit la direction. Deux ans plus tard, en 1942, Kyondo ouvrit la sienne. Ces institutions ne voulaient pas former des experts, mais plutôt des fermiers conscients du fait que la pratique de l'agriculture et de l'élevage nécessite la mise en œuvre de certaines connaissances pour avoir un meilleur rendement.

Le programme de ces fermes-écoles était plus pratique que théorique. Les élèves avaient une heure d’enseignement théorique dans une salle qui était suivie des travaux pratiques obligatoires dans la matinée. L’après midi, les travaux étaient libres, mais contrôlés par l’initiateur. L’important était d’assurer un équilibre entre la théorie et la pratique, et d’amener les élèves à acquérir la régularité dans leurs travaux, et d’avoir un esprit d'initiative.

Les fermes-écoles visaient modestement à former le jeune indigène à sa vie future de fermier. Elles étaient destinées aux élèves qui avaient terminé l'école primaire et surtout ceux qui ne présentaient pas des aptitudes spéciales pour l'enseignement secondaire. Cette orientation laisse percevoir la finalité de ces fermes-écoles qui n’était nullement la formation d’une élite mais du paysannat.

Par ailleurs, les fermes-écoles cherchaient à maintenir les jeunes dans leurs villages qui se vidaient de plus en plus à cause de la recherche d’un travail rémunérateur dans les plantations et les mines où le bonheur espéré était factice et illusoire. Les élèves étaient donc appelés à travailler dignement au développement de leur propre milieu dans leur village 1323 .

Malgré leur utilité, ces fermes-écoles ne répondaient pas aux aspirations des autochtones par le fait qu'elles ne formaient pas une élite mais des fermiers. Elles n’étaient pas jugées à leur juste valeur car la population croyait que c’était des écoles où, selon l’expression ambiante, ‘on apprend au poisson à nager’ (kufundisha samaki kuogelea) En réalité, les Nande qui vivent de l’agriculteurs ne pouvaient pas comprendre pourquoi les missionnaires voulaient leur apprendre ce qu’ils pratiquaient déjà.

Bien plus, à cette période, la mentalité avait changé avec l’introduction de l’enseignement scolaire. Il avait, selon les autochtones, une finalité plus noble que le travail manuel et le petit élevage qui n'étaient pas considérés comme des métiers. Pour les autochtones, l'école primaire ouvrait l'élève à un avenir meilleur de commis, d’infirmier, d’enseignant, et autres services rémunérés.

Cette situation créa le sentiment chez les paysans d’être la part délaissée, peu enviable dans la nouvelle société à tel point que les parents reprochent à leurs enfants leur irrégularité à l’école et se plaignent de l’avenir de ces enfants qui se condamnent à ne regarder que la terre par le travail manuel des champs et à ne veiller que sur les chèvres à paître dans la brousse.

Un autre facteur qui contribua à la dépréciation des fermes-écoles fut le contexte colonial. Les autochtones, attachés à leurs cultures traditionnelles, furent contraints de cultiver des plantes vivrières afin de ravitailler en légumes et en produits locaux, les Européens. Des produits industriels, le théier, le caféier, le pyrèthre, et le palmier, la population locale n’en voyait ni la nécessité ni l’utilité. C’est bien plus tard, dans les années 1970, qu’elle en aperçut l’importance à cause de son revenu économique.

Bien plus, chaque personne devait fournir une quantité exigée de ces produits aux agents responsables. Par conséquent, l’instruction dans une ferme-école fut considérée comme un recul qui ramène l'élève au champ dont il espérait se libérer et s'émanciper en poursuivant les études.

Ces travaux forcés sanctionnés parfois par la prison ne donnaient pas le goût du travail manuel. C’est pourquoi, la littérature coloniale et missionnaire accusait les Noirs de paresse. Par contre, les jeunes préférèrent quitter leurs milieux pour se mettre au service des entreprises européennes dans les exploitations minières, les plantations des colons, et les établissements de commerce où le travail, bien que lourd et pénible, était rémunéré 1324 .

Néanmoins, les fermes-école de Mbingi fonctionnèrent pendant plus de dix ans. Pour aider ses élèves, le Père Marie-Jules Celis composa un manuel bilingue : Tufuge Wanyama dont l'édition de 1947 fut reconnue par le gouvernement colonial congolais 1325 .. Cette ferme-école a développé l'élevage du petit bétail à cause de la pauvreté du sol et de la difficulté d'évoquer les produits agricoles.

Celle de Kyondo, par contre, avec son sol riche, privilégia l'agriculture, spécialement les cultures maraîchères. Elle a connu le succès auprès de la population parce qu'elle a contribué au changement des méthodes de travail des champs dans la région. Les élèves qui terminaient leur cycle de deux ans appliquaient chez eux les méthodes apprises en classe. À cause du bon rendement qu'ils obtenaient, ils trouvèrent plusieurs imitateurs chez les jeunes aussi bien que chez les paysans.

Suite à la forte explosion démographique dans les années 1960, l'autorité coloniale encouragea l'émigration des populations. Plusieurs jeunes se rendirent à Mutwanga, au Nord-est, près de la Ruwenzori, à Luofu, au sud, et à Kivira, dans l'ouest. Ce Mouvement d'Immigration des Populations (M.I.P.) eut pour avantage d'introduire de nouvelles méthodes de travail agricole dans ces régions grâce aux jeunes étudiants sortant des ferme-écoles.

La ferme-école de Kyondo survécut à celle de Mbingi. En 1956, elle vit surgir les bâtiments de l'École Professionnelle Agricole Officielle (E.P.A.O.). N'ayant qu'un cycle de l'enseignement moyen, elle ne pouvait compter que sur les élèves moins doués qui ne pouvaient trouver une place à l’école normale de Mulo ou à l'Ecole Thechnique Secondaire Agricole et Vétérinaire 1326 .

En dehors de ces écoles, les Frères Assomptionnistes ouvrirent des écoles artisanales. En 1953, le Frère Cyrille Tassiaux fonda à Beni une école artisanale comportant la menuiserie et la maçonnerie. Il fut aussitôt suivi par le Frère Michel Nadin qui débuta avec une section mécanique automobile. Dans les mêmes années, à Musienene, le Frère François Dion fit fonctionner la menuiserie et la maçonnerie.

Malgré les préjugés sur ces écoles artisanales, surnommées des écoles « art des coups 1327  » (ardengou), comme pour les fermes-écoles, les élèves de ces établissements scolaires introduisirent, les nouvelles méthodes d’agriculture : l’usage fréquent du fumier provenant des déchets des animaux (evise n’esavo) dans les potagers, le labour avant de planter les légumes, les cages pour les lapins, l’amélioration de l’habitat, et autres. Par imitation, et par souci du gain, les autochtones adoptèrent progressivement les nouvelles méthodes et les produits occidentaux.

Dans les années 1970, cette évolution a été manifeste dans les régions maraîchères à cause de la demande des légumes, des haricots, des petits pois, des salades, des pommes de terre, des choux, des oignons, des choux-fleurs, des carottes et autres sur les marchés de Kisangani et de Kinshasa. Il y a eu des paysans enrichis qui se moquaient des autres en employant des expressions comme vulighne ohomughata, (tristesse pour les paresseux) ou plus fort encore Tawite ayirye (Que le démuni se mange) !

Cette évolution était encore visible dans les années 1980 durant lesquelles les anciens élèves de ces écoles se rendaient dans les villes les plus proches (250-300 kms) de Butembo soit à Goma soit à Bunia pour la menuiserie ou la maçonnerie. Leur situation aisée les dissuadait de revenir chez eux si ce n’est en cas de maladie grave, de visite de la famille élargie ou de décès dans le clan.

Sur place, ils sont à l’origine de l’amélioration de l’habitat et du confort en meubles dans les maisons. D’autres enfin, les menuisiers notamment, s’initiaient dans les années 1980, dans des grands ateliers au collège Kambali de Butembo auprès du Frère architecte Victor Boeren ou à Bunyaka avec le Frère Clemens Leurink. Après l’achat progressif des outils nécessaires pour la menuiserie, ils ouvrent leurs propres ateliers qui fournissent des produits de qualité qui concurrencent avec ceux de leurs maîtres 1328 .

Depuis les années 1990, une évolution réelle s’est opérée chez les jeunes filles attirées par la maçonnerie. Cet attrait provient du désir de s'émanciper du milieu traditionnel dans un monde où l’unité d’achat est devenue la monnaie. La lutte contre l’oisiveté dans les centres urbains, et le souci de s’affirmer dans leur rôle de femme, poussent les filles à se montrer capables de contribuer au développement de la société. Tandis que la culture interdisait aux femmes de monter sur un arbre ou sur une maison, la présence des dizaines de jeunes filles sur des échafaudages avec la truelle ou comme aide-maçons, après les premiers chocs du changement culturel, est devenue un nouveau mode de vie 1329 .

Image n° 19 : Femmes et développement
Image n° 19 : Femmes et développement

Source : Revue Qu’Il rège (2004) n° 369, p. 15.

Notes
1322.

Lieven BERGMANS, op. cit., p. 135.

1323.

Marie-Jules CELIS, « Les fermes-écoles au Congo », dans L’Afrique ardente (1946) n°36, p. 15-17.

1324.

Marie-Jules CELIS, « Les fermes-écoles au Congo », op. cit, p. 19.

1325.

Marie-Jules CELIS, Tufuge wanyama zetu….

1326.

Lieven BERGMANS, Cinquante ans de présence assomptionniste au Nord-Kivu, op. cit., p. 135-137.

1327.

Vécu et observation de l’auteur de ce texte.

1328.

Expérience familiale de l’auteur de ce travail dont les parents et familiers sont soit maçons soit menuisiers.

1329.

Entretiens personnels avec une aide-maçon de mon papa Cosmas Kighemba, en septembre 1997, avec Consolée Kavira, fille de Kabrique, étudiante à l’ITAV, septembre 1997, et avec les filles des Facultés d’Agronomie et de Vétérinaire lors de notre ministère à l’aumônerie de l’Université Catholique du Graben (1998-2002) durant les périodes prévues pour l’inscription en vue de l’obtention d’une bourse d’études agricoles ou vétérinaires.