Conclusion de la quatrième partie

D’une manière générale les œuvres pastorales, le catéchuménat, les paroisses, et les mouvements d’action catholique avaient pour but la christianisation de la population locale. Ce fut un long processus persévérant par lequel les autochtones surmontaient la crise culturelle provoquée par les instructions religieuses des missionnaires lors des différentes étapes pour parvenir à la réception des sacrements après le catéchuménat. Cette crise culturelle résidait dans le fait qu’il fallait renoncer à toutes les croyances traditionnelles. Elles constituaient, pourtant, la raison d’être et d’espérer du peuple.

Les nouveaux convertis étaient ensuite appelés à témoigner de leur foi dans les villages et même à y mener une action de prosélytisme pour la nouvelle religion de sorte que les autochtones amenèrent leurs compatriotes au christianisme avec l’appui des catéchistes, auxiliaires du prêtre, et plus tard des comités, les sages chrétiens du village.

Afin de mieux remplir ce rôle, les missionnaires s’occupèrent de leur formation personnelle et communautaire, laissant au chrétien le choix d’adhérer à un des mouvements d’action catholique. Ces mouvements avaient comme finalité le maintien des chrétiens dans la foi chrétienne en les éloignant de l’influence païenne dans laquelle ils vivaient dans leurs villages. Ces « œuvres de persévérance » cherchaient aussi à consolider la foi des convertis en leur offrant des moyens de sanctification personnelle, et à susciter en eux l’esprit du dévouement à l’Eglise en les incitant au prosélytisme dans leur milieu.

Le nombre croissant des chrétiens fut à l’origine des centres et des postes de mission qui devinrent des paroisses après l’élévation du vicariat de Beni en diocèse. Ces circonscriptions ecclésiales sont à l’origine de nouveaux découpages du territoire, de nouvelles appartenances religieuses dans divers mouvements d’action catholique, et de noyaux chrétiens, sources d’un nouvel élan pour la propagation du christianisme. Le développement de la chrétienté et de la population locale par les œuvres sociales est devenu pour l’Eglise un moyen de contribuer à la construction de la Nation.

À cause de l’objectif commun préconisé, les mouvements chrétiens semblent révéler, avec quelques nuances, les traits communs autour de la prière, la perfection chrétienne, l’approfondissement de la foi chrétienne, l’esprit d’équipe, le service de l’autel et des célébrations liturgiques, l’attention aux pauvres, aux nécessiteux et aux païens, et le souci de prosélytisme ainsi qu’une attention particulière au vécu du peuple.

La distinction de chaque mouvement, surtout ceux qui ont un esprit marial et qui sont destinés aux enfants, soulève le problème de leur spécificité car tous, sur le champ apostolique, font presque la même chose. Le nœud de la réponse serait probablement la qualité de l’attachement et de la fidélité au groupe, et l’esprit avec lequel chaque membre vit ses engagements.

Cette attitude à l’égard des membres des mouvements d’action fait que leurs défaillances sont perçues comme un scandale. Quoi qu’il en soit, il apparaît que ces mouvements sont englobant. Ils veulent s’occuper chrétiennement de la personne dès son âge jusqu’à sa mort. Ces volontaires, la plupart du temps, veulent répondre à leur besoin spirituel selon les sensibilités de chacun.

En dépit de ceux qui adhèrent par pression du groupe, camaraderie, attrait des uniformes et des services autour de l’autel, désir d’appartenance à un groupe religieux, ces mouvements jouent un rôle central dans la vie chrétienne. Ils contribuent sont au soutien mutuel dans la ferveur chrétienne, dans la foi et la vie quotidienne des foyers chrétiens, des vocations religieuses et sacerdotales..

Les mouvements d’action catholiques ont pris racines dans le diocèse de Butembo-Beni. Néanmoins, il est difficile de connaître exact des membres de chaque mouvement. L’évaluation de leurs activités spirituelles et les fruits de leur vie apostolique avec celles des catéchistes et des comités furent mieux exprimés en 1982 quand le diocèse traduisait à leur égard sa reconnaissance en affirmant :

‘« Malgré la pénurie des prêtres, mais grâce aux catéchistes, aux communautés chrétiennes vivantes de base, en moyenne 60% de chrétiens fréquentent le dimanche la messe ou la célébration liturgique. Même les jours ordinaires, les églises et les chapelles des villages sont fréquentées pour y participer à la célébration eucharistique ou aux prières du matin et du soir.’ ‘Cette ferveur est due aussi à l’apostolat assidu des mouvements des jeunes, surtout la croisade eucharistique, les chantres (jeunes gens et jeunes filles se sont constitués en groupe de chorales par réaction à la JMPR, ‘Jeunesse du Mouvement Populaire de la Révolution’, jeunesse politisée qui ne chante que des slogans en faveur du Régime politique en place), et à l’apostolat en profondeur de la Légion de Marie dont les membres sont très actifs et enregistrent de nombreuses conversions : retour des marginaux à la pratique religieuse, à la fréquentation des sacrements. Non seulement par leurs conseils mais aussi par leurs exemples ces légionnaires arrivent à ramener certaines brebis égarées, à détourner certaines pratiques païennes, à remettre l’entente entre les familles séparées 1446  ».’

Cependant, selon nos observations (1986-2005), les chiffres de ce tableau et ce rapport ne doivent pas perdre de vue sur le fait que les chrétiens sont toujours confrontés aux défections et au syncrétisme religieux ainsi qu’à l’influence des sectes et à la propagande des autres confessions religieuses. Bien plus, la christianisation est limitée aux centres accessibles par la voie routière ou encore à moto ou à vélo. La forêt parsemée de diverses ethnies est fort peu atteinte par le christianisme 1447 .

En outre, le christianisme apparaît comme le lot des simples gens et des paysans. La pratique religieuse des fonctionnaires, de l’élite intellectuelle, des hommes d’affaires, et des personnes engagées dans l’administration de l’Etat se réduit aux grandes occasions de la vie, au baptême et aux sacrements de l’initiation pour leurs enfants, au mariage, à la messe des suffrages pour les morts. Enfin, ce christianisme apparaît comme l’apanage des sédentaires car il ne parvient pas à toucher les nomades et les pygmées.

L’introduction de l’enseignement scolaire dans le diocèse de Butembo-Beni a opéré une profonde transformation religieuse et sociale. Après le refus de nouveauté que le peuple a subi au prix de la force, les avantages de l’instruction scolaire se pointèrent l’horizon : l’école devint un moyen de s’ouvrir à l’universel, d’acquérir de nouvelles méthodes d’agriculture, de soigner l’habitat, et d’apprendre les valeurs de la religion chrétienne.

Du point de vue individuel, l’école est devenue un facteur d’émulation, et un moyen de s’affranchir du milieu traditionnel : l’école donne accès à la classe de l’élite, celle qui peut parler dans le langage des Européens et des Pères, travailler au bureau avec eux. Du point de vue social, l’école a été aux origines de nouvelles solidarités entre les groupes qui se sont constitués au sein des diverses formations.

Du point de vue culturel, l’école a été aux origines d’une mutation de mentalité : l’adoption de schèmes européens. La tradition orale fait, de plus en plus, place à la culture de l’écriture. Celle-ci est renforcée par les agents de l’Administration qui établissent des dossiers des procès ; par les hommes des bureaux ; par les médecins qui « expliquent (ou décrivent : kueleza) et guérissent » la maladie, jadis prise comme un ensorcellement ; par les ‘Pères’ (padiri) et les catéchistes qui établissent des fiches de baptême en nommant chaque membre de la famille contrairement à la tradition 1448 .

Avoir été à l’école se dit dans le langage populaire avoir été instruit par le « Père », pour les catholiques ou le « Pasteur », quand il est question des protestants. La conscience morale est définie en référence au « Père », au « Pasteur », à l’enseignant, et au catéchiste. Ces personnes, désormais consultées par l’autorité, ont presque supplanté le pouvoir traditionnel des chefs.

Ces situations entraînent des complexes d’infériorité. Dans le langage courant surgissent des expressions surprenantes : « crois-tu que j’ai été à l’école comme toi ? » Pour excuser une personne, il est dit facilement, dans un français quelque peu forcé : « il n’a pas ‘matiné’ », c’est-à-dire, il ne connait pas le prix de se lever le matin, sous le froid équatorial, pour aller à l’école.

Les échanges commerciaux se font en trois langues : le français, le swahili, et le kinande. Le temps du troc est révolu. Parmi tant d’autres exemples, ni combien ou ni ngapi avant de discuter et marchander le prix ont remplacé les anciennes formules basées sur l’estimation du poids, et de la grandeur. Pour un mort, ceux qui disaient « il nous a quitté » (aviritusighanya en kinande ou aliisha tuacha, en swahili) ou encore « il n’y a plus encore personne » (sihakiri mundu ou hakuna tena mutu) disent, avec regret, que la personne est de venue un cadave (avirivya kadavere), expression brutale et sans délicatesse.

D’une manière générale, l’école, dirigée par les protestants ou les catholiques avant l’indépendance du Congo-Kinshasa (1960), a été un facteur de développement. Il s’est opéré un passage progressif à ce que John Baur appelle, en anglais, les trois R : Reading, wRiting, et aRrithmetic (Lecture, Ecriture, Arithmétique) 1449 . La population locale passe de l’oralité à l’écriture, du monde traditionnel à l’universalité.

Chaque station de mission catholique ou protestante possédait en effet un centre scolaire dans lequel les élèves les plus doués recevaient un enseignement élevé qui leur permettait de devenir catéchiste, d’apprendre un métier manuel ou de trouver un emploi dans l’administration ou chez les colons. Dans les écoles des missionnaires, le but de l’enseignement était la civilisation chrétienne. Les catéchistes et les instituteurs furent les médiateurs entre la tradition et la nouvelle manière de vivre. L’engouement pour les études scolaires chez les garçons, et plus tard chez les filles, après la seconde guerre mondiale (1945), réside dans le facteur que rappelle John Baur :

‘« Le plus grand nombre d’entre eux allaient aux écoles, ou y étaient envoyés, afin de connaître le savoir de l’homme blanc, le secret de son pouvoir et, surtout, d’apprendre en vue d’obtenir un emploi. Pourtant, une fois à l’école, leurs cœurs s’ouvraient tout naturellement au message du Christ (…). Les parents savaient que leurs enfants apprenaient la religion de l’homme blanc et n’y faisaient pas grande objection : le pouvoir de l’homme blanc ne résidait-il pas précisément dans sa religion. Quel que soient les mobiles de part et d’autres, dans une perspective sociologique, les écoles de mission ont été le plus grand service rendu à nos nations africaines 1450 » ?’

Dans un monde nouveau, où la religion et l’instruction scolaire devenaient des points de référence, l’œuvre éducatrice a éveillé l’esprit des Africains le désir d’indépendance, et d’émancipation des femmes. Les femmes, dont l’identité était incluse dans le statut de l’homme, sont devenues capables de gagner leur propre vie comme enseignantes, infirmières, médecins, professeurs d’université ou même maçons formés dans les écoles professionnelles.

Les écoles professionnelles, qui n’offraient pas la possibilité de devenir un commis dans l’administration, attirent de plus en plus d’étudiants. Cette situation s’explique par le contexte social du moment : l’insuffisance du salaire et la formation professionnelle, requise dans les différents services de la société moderne. La diversification des besoins dans l’agriculture, l’artisanat, la production, les services a imposé la multiplication des offres de formation.

Les œuvres de santé sont nées du souci d’améliorer l’état physique et moral de la personne. Elles sont aussi un moyen de christianisation pour les religieuses missionnaires et autochtones. Plusieurs d’entre elles emprunte à saint Léon le Grand l’expression selon laquelle « la gloire de Dieu, c’est la personne vivante ». Dans le malade, elles perçoivent le Christ-souffrant. Ces convictions religieuses entraînent plusieurs à prêcher l’évangile. Cet « apostolat de charité » se veut une prédication concrète de l’amour de Dieu pour les hommes. Cette perspective religieuse reste une dimension spécifique et essentielle de l’action sanitaire et sociale des institutions religieuses de développement.

Notes
1446.

Diocèse de Butembo-Beni, 1982, p. 19.

1447.

Observation personnelle lors de notre ministère sacerdotale dans la paroisse de Mbao (1986-1991), et dans l’aumônerie à l’Université Catholique du Graben (UCG) à Butembo (1998-2002).

1448.

Dans la culture nande, une femme ne peut pas appeler son époux par son nom. Pour éviter cette impolitesse ou irrévérence, la culture nande accepte que les épouses parlent du « papa de tel enfant », comme le mari doit parler de » celle de chez moi » (oghomwaghe), ou « la mère d’un tel » (nyamatei), par exemple, ou alors « le papa des enfants » (isevana).

1449.

John BAUR, op. cit., p. 437.

1450.

Ibid., p. 449.