5.1.2. Les Anyota ou "hommes-léopards" (1890-1970)

Sans avoir une double ambition politique et religieuse comme les adhérents du mouvement Kima, les Anyota 1456 , localement appelés vihokohoko, étaient plutôt une secte secrète à caractère purement politique. Les rivalités entre les chefs locaux et l’opposition à la colonisation eurent implicitement des retentissements sur la christianisation de la contrée.

Cette secte apparut dans la zone de Beni vers 1893 par l’entremise des Bapakombe qui étaient en relation très étroite avec les Babali et les Bombo, les grands initiateurs anyotiques 1457 . Dans la forêt, l’initiation se déroulait, la nuit, dans le secret. Dans une hutte, la candidat devait, chaque jour, aspirer sept fois une poudre magique et absorber un breuvage. Ces produits entraînaient les initiés dans une démence psychologique à tel point qu’ils pouvaient rugir comme un léopard.

À son origine, la secte avait pour but de maintenir le pouvoir des chefs et des notables. Pour se faire respecter et obéir, ils envoyaient les Anyota en expédition pour se livrer aux actes de terrorisme et d’assassinats 1458 . C’est alors que l’initiateur revêtait le candidat, pour insignes, d’une peau de léopard avec ses griffes ou, à défaut, de gants avec des onglets de fer, et d’un couteau afin de bien dépecer la victime comme un léopard, et de matières plastiques aux pieds qui permettaient de mieux bondir en hauteur avec un poids équivalent à celui d’un homme adulte lors des d’exercices d’enlèvement 1459 . Ce déguisement est à l’origine de la dénomination : ‘hommes-léopads’, par les Européens.

Le temps du meurtre étant venu, l’Anyota annonçait son voyage au loin. À vrai dire, il allait se tapir en embuscade dans la forêt dense près du sentier pour attendre sa victime dont il connaissait déjà les habitudes. Le meurtre accompli, il rentrait furtivement au village et se dissimulait au milieu des autres. S’il venait à échouer son coup et à périr, les autres Anyota, bien informés de la situation le cachaient dans le lit d’une rivière où son corps se putréfiait progressivement 1460 ou on le laissait dans la forêt à la merci des charognards 1461 .

Le mouvement voulait reconquérir les terres des chefs que l’occupation européenne venait de ravir à la population. Les Anyota étaient des membres d’une société secrète dans la forêt de Kabasha aux environs de Beni. Dans les années 1930, ils voulaient opposer une résistance offensive contre l’occupation coloniale des terres ancestrales. Ils étaient des hommes sous la conduite des chefs et des notables qui avaient pour but de semer la terreur autour d’eux mais sans se laisser prendre. Cette terreur consistait essentiellement en des tueries de vies humaines, principalement les femmes et les enfants. C’est la raison pour laquelle il est dit qu’ils étaient au service des chefs ou des notables car une vie ne peut disparaître sans que ces derniers interviennent vivement 1462 .

Étant donné qu’il est presque rare qu’un indigène meure d’une mort naturelle, il fallait, pour tout cas de décès, trouver le coupable ou le sorcier, le jeteur du mauvais sort et le punir. Mais pour les cas des Anyotas, il était difficile de trouver les criminels. C’est pourquoi, sans le déclarer, les anciens imputaient les crimes des Anyotas aux chefs et aux notables.

L’apparition des « hommes-léopards » dans la région réveilla les anciennes rancœurs qui éclatèrent judicieusement au milieu du peuple. Ainsi, ceux qui désiraient se venger recouraient facilement au chef des Anyota’ moyennant des chèvres. Si la victime était de la famille régnante, le sang coulait encore beaucoup plus au sein du peuple 1463 .

Dans les années 1930, les Anyota réagissaient contre l’occupation coloniale. Les Nande qui vivaient paisiblement dans leurs champs avec leurs familles dans un village clanique se sont retrouvés entassés avec plusieurs autres clans dans de grandes agglomérations. Bien plus l’autorité de ces nouveaux villages aux larges proportions n’étaient pas des autochtones mais souvent des étrangers, des usurpateurs, des collaborateurs de l’envahisseur ou même des policiers avec toutes leurs exactions. L’autorité traditionnelle du chef vint à être méconnue.

En outre, l’occupation coloniale ravissait arbitrairement les terrains arables pour ses propres camps et ses nouvelles structures coloniales. Les populations devraient immigrer et quitter leurs terres ancestrales suite à l’organisation des Migrations Indigènes des Populations (MIP) à cause de la forte concentration de la population dans les nouveaux villages et des champs trop étendus pour les nouvelles cultures commerciales dont on ne voyait pas pratiquement l’importance.

Par ailleurs, l’Européen venait de déloger les habitants de la plaine de la Semliki où ils jouissaient de la flore et de la faune à leur guise. À cause de la maladie du sommeil et de la malaria, en 1926, le gouvernement colonial fit de cette plaine un parc national. La population se vit ainsi priver de son gibier et de son poisson. Désormais pour les avoir, il faudra être un braconnier, au grand risque de sa vie.

Toutes ces raisons poussèrent les chefs et notables à utiliser les Anyota à des fins politiques : reconquérir les terres ancestrales. Pour cela, il fallait se venger contre le Blanc et leurs collaborateurs indigènes. Cette vengeance sanglante consistait à surprendre des suspects en embuscade, les tuer et amener au chef ou au notable soit le cœur, soit le foie, soit un membre du corps de la victime comme signe ratifiant le meurtre consommé 1464 .

Ces agissements nous laissent percevoir pourquoi les missionnaires et les agents de l’État réagirent contre cette secte des confréries occultes. La lutte pour le pouvoir, pour le partage de la tribu ou pour des problèmes fonciers poussait certaines familles nobles à chercher vengeance dans l’anyotisme. Aussi, un chef déchu par l’autorité coloniale était naturellement porté à terroriser son remplaçant et à lui livrer bataille pour l’anéantir.

Ce phénomène se rencontrait aussi auprès des chefs rivaux. Enfin, certains recouraient aux Anyota pour « pleurer leurs morts ». Au lieu d’exécuter les danses des morts, -engwaki, ndara, mukumo -, certaines familles nobles envoyaient des « hommes-léopards » dans la région pour assassiner quelques personnes. Ces victimes étaient sacrifiées en l’honneur du mwami (chef) défunt 1465 .

Ces aspects politiques et cet esprit de vengeance qui va jusqu’au meurtre ou à l’assassinat ne pouvaient être tolérés ni par l’Administration coloniale ni par les missionnaires. Ces derniers accusaient les Anyota de détruire les écoles et les catéchuménats. Bien plus, l’initiation reçue dans ‘l’agnotisme’ allait à l’encontre de l’enseignement chrétien. Par ailleurs, le mouvement pouvait occasionner les actes d’apostasie et exposerait des chrétiens aux meurtres et aux mutilations d’autres personnes 1466 .

Dans le Haut-Congo, les Anyota furent considérés comme des parasites de la secte secrète mambela qui les auraient inspirés. En 1934, le Gouvernement colonial demanda au Père Arnold De Leest, supérieur de mission d’Avakubi, située dans l’actuel diocèse de Wamba, région frontalière à l’Ouest de la zone de Beni d’établir un rapport circonstancié sur les Anyota, suite aux crimes perpétrés dans cette contrée.

Cette enquête sur laquelle s’appuya le l’Administration coloniale dénonça les intrigues des Anyota en s’attaquant au Mambela. Le Père Joseph Christen des Pères du Sacré-Cœur rapporte les conclusions de cette investigation dans son article Les Anyoto et les Mambela ainsi libellées :

‘« Si le Gouvernement veut en finir avec les Anyotas, il doit supprimer le ‘Mambela’. C’est la ‘Mambela’ qui oppose une barrière redoutable à la pénétration pacifique de l’Évangile et à toute pénétration européenne. C’est par le ‘Mambela’ que les dirigeants de la secte, en arrachant les jeunes gens à nos écoles, les abrutissent et les privent ainsi presque entièrement de leurs moyens pour poursuivre leurs études. Le ‘Mambela’ est cause que des villages et des régions s’adonnent à l’oisiveté et perdent le meilleur de leur temps à des farces et des cruautés.’ ‘Le ‘Mambela’ est comme le taureau qui de la corne découd tout ce qui lui fait obstacle ; il ruine l’autorité franche et ferme les chefs médaillés, en retenant la masse sous l’empire des croyances ridicules et la crainte de ses éternelles menaces d’empoisonnement et de représailles de toutes sortes. C’est le ‘Mambela’ qui patronne l’échange des femmes, cause de tant de palabres et de misères sociales, sources du divorce forcé, semeur de désordre, d’anarchie, destructeur du bonheur et de la paix des familles. C’est le ‘Mambela’ enfin qui sanctionne de sa plus haute autorité les crimes, les assassinats commis par des individus sélectionnés et entraînés à cet odieux métier ; d’eux-mêmes, ils ne se livreraient jamais à ces exploits sanglants. C’est le ‘Mambela’ qui en fait des hommes-léopards, d’une cruauté que le fauve lui-même ignore1467 ».’

Ces allégations d’ordre social, politique et religieux sont à l’origine de diverses réactions de la part des missionnaires et des agents de l’Administration. Dès 1935, les missionnaires privèrent des villages entiers de catéchistes pour avoir la dénonciation des Anyota afin que les malfaiteurs soient traduits devant la justice coloniale.

Afin de mettre fin à cette secte secrète, le Gouvernement, quant à lui, réagit énergiquement à l’égard des suspects et des coupables par l’imposition des travaux forcés, par les emprisonnements, et par les relégations à Irumu. Malgré ces mesures coercitives, l’anyotisme dans la zone de Beni comme dans le Haut-Congo perdura dans la clandestinité, mais affaiblie, jusque dans les années 1960/70. La paix retrouvée, il fallait instaurer un nouvel ordre basé sur la civilisation chrétienne.

Le Père Joseph Christen des Déhoniens évoque mieux cette vocation ou ce rôle civilisateur poursuivi les missionnaires quand il concluait son article :

‘« Supprimer ne suffit pas, il faut remplacer et reconstruire ; ce sera le rôle de l’Administration et surtout des missions qui, par le don de la civilisation chrétienne, orienteront les Wabali vers la vraie destinée. C’est la religion qui leur fera comprendre et goûter bientôt ce qu’ils auront gagné en échange. Délivrés de toute entrave, ils pourront briser leur idoles et, dans la paix et la joie, se donner au Dieu de Bonté que le Missionnaire est venu faire connaître et aimer, à ce Dieu qui est mort pour tous les hommes, qui veut assurer leur bonheur ici-bas et les rendre éternellement heureux avec lui dans le ciel 1468  ».’

Cependant, par la dénonciation des Anyota, les missionnaires furent considérés, une fois de plus, comme des collaborateurs des agents de l’Administration coloniale. Bien plus, leur mesure répressive afin d’obliger la population à dévoiler les adeptes de la secte engendra au milieu du peuple une suspicion des traîtres, des réserves et des distances à l’égard des missionnaires, des catéchistes et des catéchumènes.

Par ailleurs, la privation pour les villages de leurs catéchistes et des visites fréquentes des missionnaires durant parfois plus de trois ans 1469 à cause des hommes-léopards qui, à l’occasion, pouvaient enlever et s’attaquer aux chrétiens ne favorisa pas l’expansion du christianisme qui n’avait pas encore pris des racines profondes au sein du peuple. Du point social, les peines n’ont pas éliminé les querelles et les agressions sporadiques et vindicatives, et entre les chefs rivaux, actes parfois incontrôlables l’Administration de l’État.

Notes
1456.

Joseph CHRISTEN, L’Anyoto ou l’’homme-léopard’. La terreur des Wabali, au Congo Belge », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1936), p. 83-94.

1457.

AIMO, II, D, 3, b, 72 : A.T. Brant, Le Mambela, 1917.

1458.

AIMO, II, D, 3, b, 72 : Notes sur le « Mambela ». Annexe au Rapport sur l’Administration de Kondolo, 1927.

1459.
1460.

Henri PIÉRARD, op. cit., p. 552-553 ; « L’Anyota ou homme-léopard, la terreur des Wabali au Congo Belge », dans L’Afrique Ardente 2(1937), p. 20-21 ; « Au pays des hommes-léopards », dans L’Afrique Ardente (1936) n°1, p. 10-11.

1461.

Informations reçues à Mavoya et à Kabasha, septembre 1994.

1462.

La tradition nande considère toujours le chef comme le gardien des terres ancestrales mais aussi le premier protecteur des vies humaines dans sa contrée. Cette vie n’est qu’une continuité du sang ancestrale dans la progéniture.

1463.

Henri PIERARD, « La mission assomptionniste au Congo », dans L’Assomption et ses oeuvres (1934) n° 398, p. 552.

1464.

Témoignages reçus en septembre 1995 dans la région de Beni, Mavoya, Kasebere, lieu de leur entraînement et dans le Masiki.

1465.

K-T. MASHAURY, Dynamique de l’action missionnaire catholique chez les Yira occidentaux (1906-1959. ‘Méthodes apostoliques, mutations sociales et interactions culturelles’. (Thèse de Doctorat). Lubumbashi, Université de Lubumbashi, 1983, p. 188-193.

1466.

Joseph CHRISTEN, « Les Anyoto et les Mambela », dans Le Règne du Sacré-Cœur (1936), p.157.

1467.

Joseph CHRISTEN, op. cit., p. 158-159.

1468.

Ibidem, 159.

1469.

Henri PIÉRARD, « La mission assomptionniste au Congo », op. cit., p. 553.