5.3.2. Le kitawala (1943)

Bushiri, le leader messianique, instigateur et organisateur du Kitawala, était originaire de Bafwasende dans le Haut-Congo. Il est connu en 1941-1943 comme scieur de long à Mahulu et dans les mines de la C.N.K.I. où il se fit baptiser dans le protestantisme par Alimasi. En 1943, Bushiri déserta les mines. Après avoir abandonné sa femme, il se réfugia à Mangina dans le Nord du Diocèse de Butembo-Beni. Dans la case de son refuge dans la forêt, il dit avoir eu un songe lors d’un sommeil de neuf jours durant lequel Dieu l’envoya, selon son interprétation, auprès des siens comme son « remplaçant » afin de libérer les Noirs du joug colonial.

Dès lors, Bushiri se comporta comme les Blancs en se faisant transporter par trois « typoyeurs ». Il se présenta aux villageois comme le nouveau maître du pays et le nouveau Jésus, sauveur des Noirs. Pour mener à son terme son messianisme politico-religieux, Bushiri s’inspira du Watch Tower qui, mal prononcé, donne le Kitawala c’est-à-dire « ce qui règne ». Le Watch Tower fut fondé par Charles Taze Russel, en 1879, à Brooklyn (New-York). Joseph Booth continua cette œuvre avec certains noirs américains en Afrique du sud d’où le mouvement se répandit en Afrique de l’Est avec les idées du panafricanisme de Marcus Garvey pour pénétrer enfin au Congo-Belge vers 1906

Par ses interprétations libres d’écrits bibliques, sa croyance en une théocratie terrestre, ses revendications de l’égalité des races et des salaires à travail égal, par son souhait de renverser les rapports de force en place, par ses attaques de la sorcellerie, le Watch Tower, qui donne son nom au Kitawala, gagna du terrain au milieu d’un peuple réduit par la colonisation et à une anomie culturelle, sociale, politique et religieuse 1515 .

Auprès des villageois, Bushiri semait la terreur. Pour lui, la soumission à la volonté de son rêve, conforme à la volonté divine, était le début de la fondation de la théocratie qui culminerait dans le renversement du colonisateur, et un remède contre les calamités. Par contre, celui qui refusait de se soumettre à la volonté divine subirait un sort misérable en devenant la proie des léopards ou victime de la morsure du serpent, et serait réduit à un perpétuel esclavage.

Ces idées séduisirent la population dans le diocèse de Butembo-Beni. De 1935 à 1944, la colonie belge venait de créer de grands villages à Maboya et à Luofu à cause de la surpopulation dans les montagnes, grâce à l’organisation des Migrations Indigènes des Populations 1516 . Dans les mines d’or de Kimbulu, de Muhangi, et dans ceux du pyroclore à Bingo, les villageois vivaient, avec les autres tribus venues du Haut-Congo, des structures sociales, politiques et économiques artificielles souvent humiliantes dont ils ne comprenaient pas la finalité 1517 .

Ces nouvelles structures sociales créèrent de nouveaux problèmes : la désintégration du système familial et culturel du peuple ainsi que le déséquilibre social. Cette situation aboutit à une anomie sociale et culturelle qui engendra un mécontentement généralisé contre le système colonial. Pour l’amour du changement social, le peuple adhéra à l’idéologie du Kitawala qui prônait un nouveau maître et un messie des Noirs. Bien plus, Bushiri incitait la population locale à la révolte en exigeant l’arrêt inconditionnel de tout travail au profit du système colonial, des cultures étrangères obligatoires, du ravitaillement des ouvriers au service des Européens, et du paiement de l’impôt.

Par ailleurs, il promettait la libération politique de l’homme en brisant le joug colonial qu’il percevait sous « trois formes du diable », à savoir les hommes de Bula Matari c’est-à-dire le gouvernement colonial, les hommes de toutes les régions n’appartenant pas au Kitawala, et aussi tous les hommes qui avaient beaucoup d’argent. Enfin, les adhérents au Kitawala prêchaient la libération de la population locale de toutes les forces culturelles oppressives, la divination et la sorcellerie. Le peuple trouva un intérêt à adhérer au Kitawala qui devenait un lieu de protection, de réconfort et un véritable support social.

Du point de vue religieux, Bushiri prit de la Bible les éléments qui pouvaient s’appliquer à la situation concrète de l’opprimé pour élaborer son messianisme théocratique. Bushiri et ses adeptes nourrissaient l’espoir de l’instauration d’une théocratie temporelle par un messie qui mettra fin à leur situation de soumis pour établir un âge d’or dans un monde paradisiaque qui viendrait après la « bataille d’Harmaguedon 1518  ».

Cette espérance apocalyptique promettait aux adhérents du Kitawala la reconstruction d’un nouvel ordre divin et social et la naissance d’un état supérieur et de bonheur. Les Noirs y seraient les nouveaux chefs sans obligation de payer l’impôt, posséderaient les richesse et la puissance des Blancs, et vivraient un monde nouveau de justice, d’égalité raciale et des salaires à travail égal.

Cette doctrine se concrétisa dans des rites et des expressions religieuses 1519 . Le baptême au nom de la Trinité signifiait l’entrée dans le mouvement, et impliquait un changement de vie après la réception des principes fondamentaux du Kitawala. Le baptême établissait une relation de paternité spirituelle avec le ministre du sacrement qui exhortait le nouveau baptisé à accepter les persécutions qui peuvent surgir à cause de l’adhésion au mouvement. Cette nouvelle forme de paternité nourrissait, en plus, chez l’adhérent l’espoir eschatologique de voir les ancêtres, de devenir comme des Européens après la mort, d’acquérir leur savoir et richesse, et enfin d’être immunisé contre la sorcellerie.

Parmi tant d’autres expressions religieuses, le Kitawala favorisa la prédication, le chant, et les prières qui étaient en rapport avec la situation, le combat qu’ils devraient mener avec Dieu, devenu leader de la révolte. Pour soutenir les adhérents dans une même idéologie, Bushiri élabora une éthique sociale exigeant une fraternité nouvelle, un nouveau type de vie communautaire et une solidarité nouvelle en prônant l’amour de Dieu et du prochain calqué sur le décalogue de Moïse mais adapté à la coloniale situation 1520 .

Enfin, Bushiri rejeta le modèle chrétien d’organisation de l’Église et adopta celui du Watch Tower en instituant des grands pasteurs, des instituteurs, des anciens, des diacres et des gardiens de l’ordre. Du christianisme, il rejeta la Trinité bien qu’il administre le baptême trinitaire par immersion. Dans sa théologie, il reconnut Jésus comme le porte-parole de Dieu. Enfin, il nia l’immortalité de l’âme, la virginité de Marie, l’incarnation du Christ, la ‘vie surnaturelle’ et l’enfer 1521 .

Inspiré du Watch Tower et des idées du panafricanisme, le Kitawala, portait les germes de contestation sociale de l’ordre établi. Il fut qualifié d’œuvre diabolique et perçu comme un mouvement xénophobe. Par ailleurs, l’organisation d’une Église parallèle à celles du catholicisme et du protestantisme, la propension d’une espérance messianique à caractère apocalyptique et millénariste, et la transformation de la doctrine chrétienne, jusqu’à qualifier son leader de second Jésus, suscitèrent chez les missionnaires des sentiments négatifs et hostiles à l’égard du Kitawala.

De 1942 à 1944, l’Administration procéda à des incarcérations, puis à des relégations et à l’occupation militaire des contrées habitées par les membres du Kitawala qui durent vivre dans la clandestinité. Finalement, Bushiri fut retrouvé dans son refuge et fut pendu à Ilebero le 23 juin 1945, laissant derrière lui une secte qui survivra après sa mort 1522 .

Dans le cas spécifique du diocèse de Butembo-Beni 1523 , la partie forestière adhéra au Kitawala ébranlant la foi et la doctrine chrétienne, diffusant un syncrétisme religieux et recrutant parmi les chrétiens. Lors de l’initiation baptismale au mouvement, le néophyte recevait une instruction qui l’incitait à la persévérance dans les difficultés, et était mis en relation avec les esprits.

S’inspirant de l’Apocalypse (Ap.10, 9), le néophyte croyait que la parole de Dieu engendrait l’amertume bien qu’elle soit doucereuse quand on l’avale. Cette instruction préparait les adhérents au martyre dans leur nouvelle religion car ils devraient avoir le goût de souffrir pour ce qu’ils croient être la vérité. Après la certitude que le néophyte a assimilé l’idéologie du Kitawala, le pasteur le baptise par une immersion totale dans l’eau. Selon le mouvement, c’est la force de l’eau qui baptise, et par le baptême, le néophyte obtient le salut.

Pour le Kitawala, l’initiation et une vie conforme aux règles de pureté suffisent pour obtenir le salut. Dans ces conditions, les adhérents sont tous membres de la théocratie que revendique le mouvement. En outre, le Kitawala dans le diocèse de Butembo-Beni adopta une structure hiérarchique similaire à celle du protestantisme. Elle comporte le grand pasteur, le petit pasteur (mwalimu), l’ancien, le diacre et le policier.

Enfin, les dix commandements du Kitawala présentaient des ressemblances avec ceux du christianisme. Les adhérents du Kitawala ne peuvent voler, ni commettre l’impureté, proférer le mensonge, engager la guerre, ou tuer. Ils doivent, au contraire, aimer le Seigneur de tout leur cœur, leur âme et leur esprit 1524 .

Ils doivent, par ailleurs, respecter leurs parents, haïr l’argent, éviter l’ivresse, et cultiver les vertus de patience, d’obéissance, d’humilité, de foi et d’amour. Bien que fortement affaibli dans le diocèse de Butembo-Beni, depuis les années 1990, le Kitawala subsiste dans de petits groupuscules dispersés 1525 dans la forêt équatoriale.

Notes
1515.

MWENE BATENDE, Mouvements messianiques et protestation sociale. Le cas du Kitawala chez les Kumu du Zaïre. Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa, 1982, p. 14 et 214-215.

1516.

Henri Piérard, Rapport annuel, 1942-1943, p 2.

1517.

Nous tenons nos informations de Syalandira et de Kitsapu à Kimbulu en Août 1995 et de Vitandi, Kitambala et Mujongo en septembre 1995.

1518.

MWENE BATENDE, op. cit., p. 167-168.

1519.

Ibidem, p.173-184.

1520.

J. GÉRARD, Les fondements syncrétiques du Kitawala. Bruxelles, CRISP, 1969, p. 43-45.

1521.

MWENE BATENDE, op. cit., p.133.

1522.

J. GÉRARD, op. cit., p. 45.

1523.

APAR, 2 MI 101 : Père Edgar Cuypers au Père Wilfrid Dufault, Butembo, le 21 décembre 1959. APAR, 2 MI 98, 2 : Père Théodard Steegen avec le Père Wilfrid Dufault. Beni, le 25 novembre 1959.

1524.

MWENE BATENDE, op. cit., p. 174-175.

1525.

Témoignages reçu des catéchistes dans le secteur d’Aveya, à la frontière de la paroisse de Mangina, et à Totolito (1989-1990), et Baiti-Kivu, dans la paroisse de Mbao.