5.4.1. Le Dieu de l’alliance et la culture nande

Dès les débuts de leur évangélisation, les missionnaires proposèrent aux Nande le Dieu des chrétiens dans des catéchismes 1556 dont le contenu décrit tour à tour le dogme, la vie des enfants de Dieu, la pratique morale et l'eschatologie. Les thèmes majeurs du catéchisme, constitué en une série de questions et des réponses, relatent l'histoire du salut (hadisi ya wokovu/swahili), à savoir la création (kuumba), de la réalisation de la promesse du rédempteur (wokovu).

Elle enchaîne avec la vie publique de Jésus et son mystère (fumbo ou ekumbu/swahili-kinande) de mort et de résurrection, l’envoi du Saint Esprit (Roho Mtakatifu/Mutima Muvuyirire), le mystère de la sainte Trinité (Utatu mtakatifu/Ovusatu vuvuyirire), et de l'Église (Kanisa). Enfin, elle développe les thèmes autour de la communion des Saints (Muungano wa watakatifu/omuhindano w’avavuyirire), du Royaume de Dieu (Ufalme wa Mungu/Ovwami vwa Nyamuhanga), et de la fin du monde (siku za muwisho, omuhindo).

À première vue, la théologie enseignée dans le catéchisme, se présente comme une nouveauté, sans aucun lien avec la religion traditionnelle nande. Des nouveaux idiomes, rarement utilisés apparaissent dans le langage. D’autres mots sont intraduisibles dans les langues vernaculaires. Il faut employer des périphrases pour pouvoir les comprendre 1557 . Par ailleurs, l’enseignement du catéchisme donne l’impression d’être abstrait alors que la théodicée nande était plus concrète.

Néanmoins, une étude approfondie peut mettre en évidence des similitudes, comme aussi des « mots-faux-amis ». La présentation de Dieu rencontre de l’une ou de l’autre manière la vision culturelle nande du Dieu-Nyamuhanga dans son mode d’existence, dans ses rapports avec la création, le gouvernement du monde, et ses relations avec les hommes 1558 .

Le catéchisme parle du Dieu éternel (milele, evirimon’everimo), omnipotent (owobutoki), omniscient (ow’ovwenge), Seigneur (mukama), souverain (mwami), créateur (omuhangiki), Père avec une connotation d’éternité et de proximité. Bien que ces attributs de Dieu puissent s’appliquer à la création, les Nande considèrent Dieu dans son mode d’être comme l’Esprit suprême (Omulimu mukulu), la plénitude de la perfection (Mulime), et comme le grand saint (mukulu muvuyirire). Ce sont des attributs de Dieu dans son mode d’être. Ils évoquent successivement la vie de Dieu dans un monde surnaturel, son éternité ou l’ancienneté de sa primauté, sa grandeur, de sa dignité et de sa perfection.

Les attributs « omnipotents et omniscients », traduits littéralement par « celui qui peut tout (mweza vyote/owobutoki, swahili-kinande) ou qui connaît tout 1559 (muyuayi/swahili) se résument par la sagesse de Dieu (mwenyi hekima ou owobwenge/swahili-kinande). Ces expressions expriment la toute puissance du Dieu-Nyamuhanga qui est le maître de la réussite lors de la création, et la totalité de sa sagesse et de son savoir-faire.

La foi chrétienne définit Dieu comme un chef suprême, éternel, omniprésent, omnipotent, créateur des anges et des démons. Ceux-là veillent spirituellement et matériellement sur l’homme pour qu'il puisse accomplir la volonté de Dieu, tandis que ceux-ci sont des anges désobéissants, ennemis de Dieu et des hommes. Dieu a créé les hommes à sa ressemblance (Gn, 1-2) et leur a donné la grâce de la sainteté et de devenir ses fils. Ainsi, les hommes, membres d'une même famille, doivent s'aimer et s'entraider, parce qu’ils ont Dieu pour Père.

Dans le récit chrétien de la création, l’élément nouveau pour la culture nande est l’existence des êtres spirituels. Ces êtres pouvaient susciter des confusions car parmi les attributs de Dieu, la religion traditionnelle nande croit en Dieu, protecteur de la jeunesse masculine (Lusenge) et féminine (Mbolu). Elle confesse que Dieu est le gardien par excellence des hommes (Mulemberi) et leur prodigue tendrement ses soins. Dans la même perspective, il est le pasteur des hommes (Mulisya wa vandu) qu’il ne faut pas confondre avec kalisya, un esprit mauvais, qui hante les chasseurs. Ces attributs sont invoqués quand on veut relater le rapport de Dieu avec la vie quotidienne des hommes.

Par contre, certains attributs divins étaient ambigus. Tout en invoquant la divinité qui pourvoie à la nourriture, l’attribut Ndioka, c’est-à-dire le maître des eaux peut avoir des relations malveillantes avec les personnes en tuant les enfants 1560 . Dans le même sens, l’attribut divin Mutwangwangwa est une divinité souterraine qui commande aux éboulements et à l’érosion du sol lors des fortes pluies. Ces attributs concernent plutôt Dieu-Nyamuhanga par rapport aux évènements du monde.

Cependant l’homme créé à la ressemblance de Dieu peut être compris analogiquement car la religion traditionnelle nande croit que Dieu est tout œil. Pour former l’homme, il détache un œil et aussitôt un autre apparaît car Dieu est immuable et ne peut être soumis au changement. Dans le catéchisme, le péché originel est défini comme une désobéissance de l’homme qui écouta le Satan. Par conséquent, Adam et Eve ont perdu la vie de grâce et les bienfaits du paradis. Ce péché originel, traduit par le « péché du début (zambi ya asili en swahili et erilolo ly'enzuko en kinande) », est très contagieux à tel point qu'il est hérité des premiers parents dont les fils naissent sans la grâce et éloignés de Dieu.

Le catéchisme a introduit une nouvelle terminologie dans la culture nande : le paradis (paradiso). Toutefois, le mot grâce est toujours pris au pluriel (esyongeve) chez les Nande et évoque souvent les faveurs divines. Cependant, l’explication du paradis comme un lieu de repos et de joie en présence de Dieu, évoquait aux premiers chrétiens nande le séjour auprès des ancêtres, réservé à ceux qui se sont conformés aux normes de la tradition.

Quant à la notion du péché originel, les Nande trouvaient naturellement une explication pour l’identifier au péché d’inadvertance contre Dieu-Nyamuhanga. Dans la tradition, le péché est compris comme un éloignement de Dieu. Selon la mythologie nande, Dieu habitait avec les hommes sur la colline de la création. C’était un lieu de fête où toutes les créatures étaient immortelles et dansaient au rythme du tambour du Dieu. Les hommes s'éloignèrent les premiers du tambour de Dieu, se fabriquèrent d'autres et des grelots. Les autres créatures imitèrent les hommes : la lune et les étoiles décidèrent de danser la nuit, tandis que le soleil et les animaux décrétèrent de danser durant le jour. Voyant que les hommes et les créatures se disputaient pour des coups de tambours, Dieu les convoqua sur sa colline de la création.

Les reptiles vinrent les premiers et Dieu les récompensa par le fait qu'ils ne peuvent pas vieillir mais se rajeunissent toutes les fois qu'ils en ont besoin. Pour punir l'inadvertance de l'homme qui ne vint pas ponctuellement au rendez-vous de Dieu, le python, roi des reptiles jura qu'il rappellera cette désobéissance (ovutowa) à l'homme toutes les fois qu'il le rencontrera en le piquant d’un venin mortel. C'est alors que sa bouche fut remplie de venin.

Comme les jours passaient, les hommes abusèrent de la patience de Dieu qui se résolut à s'éloigner des hommes. Le cinquième jour après la convocation, l'aîné des hommes se fatigua de danser. On cessa de battre les tambours, les mains et les grelots. Mais ses cheveux étaient déjà devenus blancs et ses yeux se fermèrent. Il demanda à ses fils de le ramener sur la colline de la création mais ils trouvèrent que Dieu s'était déjà éloigné des hommes. À partir de ce jour, seul l’esprit humain rentre auprès de Dieu, à la colline de l'immortalité.

Dans cette mythologie 1561 , on s’aperçoit que le péché originel est un éloignement de Dieu. Il a entraîné la mort, et le corps mortel de l’homme reste terrestre tandis que son esprit rejoint ses origines auprès de Dieu. Ce péché originel a un caractère communautaire et contagieux. Ses conséquences s’étendent à l’humanité : “le corps de l’homme épuisé reste sur la terre et son esprit rentre chez Dieu”.

Cette mythologie est reprise par les parents à cause de sa relation avec le christianisme quand on parle de la “résurrectionn de la chair 1562 ”. Elle est souvent mise en rapport avec le séjour des morts et des ancêtres. C’est pourquoi, en contact avec le christianisme, les enfants optent pour le fait qu’il faudrait aller tout entier chez Dieu, corps et âme, pour vivre avec les ancêtres.

Malgré le péché de l’homme, selon le catéchisme, Dieu ne l’a pas abandonné ; il lui promit le sauveur. En vue de réaliser ce dessein, il choisit Abraham, fit de lui l'ancêtre des croyants. Par lui, la bénédiction s'étendit sur toutes les nations. Il choisit ensuite Moïse pour libérer le peuple de Dieu qu'Abraham conduit en Egypte lors de la famine. Il scelle, par Moïse au mont Sinai, une alliance constituée de dix commandements (Ex, 19, 3-6) marqués sur deux pierres. Lors de la traversée du désert pour se rendre dans la terre promise, Dieu nourrit son peuple de la manne et l'abreuve de l'eau du rocher. Ensuite, Dieu choisit le roi David pour devenir l'ancêtres du sauveur et il prépare le peuple à l'attente du Messie en leur envoyant des prophètes et en opérant des miracles (miujiza, evitikotiko).

Le récit des patriarches avait une résonance toute particulière dans l’esprit des premiers catéchumènes encore ancrés dans la tradition ancestrale. Ils pensaient naturellement aux ancêtres-fondateurs de l’ethnie. Selon la mythologie nande, Dieu créa trois ancêtres fondateurs : Kakama, Kahima et Kayira. Le premier se réveilla en parlant et devint le chef de la palabre. Le second, Kahima, en observant le mouvement des astres identifiés aux esprits, reçut le rôle sacerdotal et de sacrificateur. Le troisième, Kayira, que N. King appelle l’ancêtres des agriculteurs, l’Adam des Yira 1563 s’appelle aussi Kataka. Il se réveilla avec une houe à la main. Ce fait lui octroyait le pouvoir de nourrir ses frères. L’unique différence entre ces récits est que la bible présente la constitution d’un peuple à travers le temps pendant que la culture présente l’histoire d’un peuple à partir d’une famille dans chaque enfant avait un service social à rendre.

Dans ce contexte, la présentation d’un Dieu-Père dans le catéchisme et le Nouveau Testament recevait un écho favorable surtout que les Nande connaissaient un attribut divin de Musyakulu qui signifie ancien, « vieux père », comportant le respect, la dignité, la reconnaissance de sa sagesse, de sa primauté, de son honneur et de son rôle de « géniteur des géniteurs ». La nouveauté de ces récits des patriarches, des rois, des prophètes et de l’ancien testament réside dans le fait que Dieu fait alliance pendant que les Nande ont une vision d’un Dieu qui est en rapport avec la vie quotidienne des hommes et le gouvernement de l’univers.

Dans cette relation d’alliance qui a pour finalité l’intervention du rédempteur pour le salut de l’humanité, le catéchisme prêche le rôle d’une femme, la Vierge Marie, Celle-ci malgré son immaculée conception « fut enceinte par l’action du Saint Esprit » (akazaa kwa tendo la Roho mtakatifu ou erihek’ovukule vok’Omutima muvuyirire). Très tôt les missionnaires assomptionnistes assimilèrent la Vierge Marie à la divinité Nyavingi. Cette divinité, prise dans son rôle masculin, est un attribut de Dieu-Nyamuhanga. Elle garde le même contenu quand son rôle est considéré en relation avec la maternité. Elle est alors évoquée comme source de l’abondance et de la richesse. Elle avait un culte propre et était servie par des jeunes filles (avanavato va nyavingi), difficiles à distinguer d'autres jeunes du village sinon par la modestie, la décence, la pureté, la chasteté et la virginité.

Ces jeunes filles, semblables aux acolytes ou aux vestales romaines, logeaient dans le temple (ngorwe) de la déesse et entretenaient, jour et nuit, un feu sacré. Elles présentaient les prières et les supplications du peuple ou de la personne au prêtre ou à la prêtresse (omukara) qui offrait le sacrifice à Nyavingi. Le sacrifice était précédé d’une semaine de continence totale pour les participants 1564 . Le culte à Nyavingi a été supplanté par la dévotion à la Vierge dont la particularité est la conception virginale, sa maternité divine, et son Assomption au ciel.

Notes
1556.

Akatikisimu omo kinande. Imprimerie, Société de Saint Pierre Claver. Rome, 1965, 144 p; A. DIACRE, Katekekisimu. Centre Catéchétique interdiocésain, Bukavu, 1971, 253 p.

1557.

Nous les soulignerons dans le texte au fur et à mesure que nous les rencontrerons.

1558.

Nous avons déjà analyé cette conception de Dieu-Yamuhanga dans la première partie de ce travail. Nous relatons dans ce paragraphe les similitudes et les dissemblances entre le christianisme et la religion traditionnelle nande.

1559.

Ce mot peut est parfois péjoratif quand il s’agit d’une personne qui prétend connaître tandis qu’il est, en fait, hors sujet ou exagère un fait anodin dans ses commentaires.

1560.

Témoignage lors d’un carrefour durant la session avec les catéchistes sur les thèmes du jubilé de l’an 2000. Kitatumba, avril 1999.

1561.

Avant que la radio ne soit répandue dans les années 1970, nos parents racontaient ce récit pour nous signifier indirectement nos égarements.

1562.

Témoignage lors d’un carrefour durant la session avec les catéchistes sur les thèmes du jubilé de l’an 2000. Kitatumba, avril 1999.

1563.

K-T. MASHAURI se réfère à l’ouvrage de N.KING, Religions in Africa . London, Harper and Row Publishers, s;d, p. 44, dans son article Réhabilitation de l’identité Yira, o.c., p. 9.

1564.

Pour plus d’amples renseignements, on pourra consulter les articles suivants : Henri PIERARD, « Nyavingi, la vierge des Wanande », dans L’Afrique Ardente (1935), n. 2, p. 19-22 ; I. Kavutirwaki, « Une Vierge africaine? Nyavingi », dans Sint unum (1967), n. 12-14, p. 13-16, 24-27 et 30-33 ; J.K-T MASHAURI, Dynamique de l’action missionnaire catholique chez Yira occidentaux (1906-1959). Méthodes apostoliques, mutations sociales et interactions culturelles. Lubumbashi, UNLU, 1983, p. 98-123 ;Henri PIERARD, « Un fief de Notre Dame au cœur de l’Afrique », dans Foyer Assomptionniste (1955), n. 51, p. 3-4.