5.6.1. Vision missionnaire de la religion traditionnelle

À travers ce tableau, à double battant, où le christianisme entre en relation avec la culture traditionnelle nande, nous pouvons observer que la christianisation du diocèse de Butembo-Beni s’est opérée par des heurts, des confrontations, des formes d’assimilation, d’adaptation, d’adoption, d’appropriation, de continuité et de discontinuité au niveau des croyances et de la pratique religieuse.

Du côté des agents de la christianisation, il s’est opéré un passage de la dépréciation des pratiques traditionnelles, œuvres païennes et diaboliques, à la reconnaissance d’une religiosité dans la culture nande. Au début de l’évangélisation de la contrée le christianisme s’est présenté comme une religion d’un Dieu combattant les dieux locaux, en s’opposant, entre autres, aux lieux sacrés, temples (ovuhima), bosquets sacrés. Mais la question culturelle demeure car il est difficile d’établir, dans la vie ordinaire du peuple, le seuil entre la pratique chrétienne et la vie traditionnelle.

Il s’agit de deux manières d’approcher la même réalité, ou encore de la confrontation de deux visions culturelles de Dieu : la vision chrétienne et traditionnelle nande. Dans ce sens, l’analyse d’Aylward Shorter nous aide à comprendre cette attitude quand il fait remarquer :

‘« Il est difficile pour les chrétiens d’apprécier la valeur d’une approche d’un monde divin à la fois personnel et trans-personnel, ou d’accepter ‘un monde des esprits’ incluant des remèdes et des fétiches inanimés aussi bien que des êtres personnalisés. Parfois, il n’y a qu’un seul concept d’esprit, mais différentes catégories d’esprits sont envisagées comme des ‘réfractions’ d’un être suprêmement puissant souvent associé avec le ciel. Dans d’autres cas, un être suprême est plus clairement personnalisé comme créateur et dispensateur de la vie 1624  ».’

La théodicée nande embrasse ces deux catégories de la vision de la religion. Elle reconnaît dans son monothéisme un Dieu unique qui se manifeste par des “esprits” selon la terminologie missionnaire. En réalité, les Nande évoquent le vocable “esprit” dans un contexte toujours négatif. Par contre, les attributs de Dieu, dont le plus utilisé est Hangi, providence, sont une désignation de Dieu lui-même.

Comme la culture interdit d’évoquer en vain le nom du Dieu-Nyamuhanga sans blasphémer, les Nande préfèrent invoquer Dieu soit dans mode d’être, dans ses relations par rapport au gouvernement du monde, à la vie des hommes, soit par rapport à son rôle dans la création. Ce fut dans cette perspective que le Père assomptionniste Marie-Jules Celis se demandait, en 1932, si les Nande confessent un hénothéisme ou un monothéisme, l’anisme ou le fétichisme, ou enfin le polythéisme. Le fruit de son analyse est suggestif :

‘«La religion des Vanande a une base : la croyance aux mânes familiaux et cette croyance a poussé des racines profondes dans la vie pratique (...). Des mânes familiaux à la tribu, il n’y a qu’un pas (...). Croyance à toute une légion d’esprits et rites en leur honneur, tel est le fond de la religion des Vanande. Nos Noirs sont comme hantés, nuit et jour, par la crainte des esprits : un rêve, un bruit, le murmure de l’eau, le bruissement des feuilles et des insectes, un tourbillon de poussière seront, pour eux, autant de revenants, autant de manifestations de tout un monde visible. Nos noirs sont animistes.’ ‘Mais, sont-ils polythéistes, idolâtres ou fétichistes? De l’animisme au polythéisme, il n’y a qu’un pas, direz-vous, soit ! Mais les Vanande ne l’ont pas franchi ; ils marchent sur le bord du précipice mais n’ont pas été happés par le vertige (...). Le culte rendu aux esprits ne prend pas les allures de l’adoration et les rites sacrificiels n’ont que l’apparence du sacrifice ; l’intention de rendre aux esprits les honneurs suprêmes ou d’honorer ces êtres comme s’ils étaient des dieux en est absente. Non, les Vanande, ne sont pas polythéistes.’ ‘Ils ne sont pas idolâtres non plus ; ils n’ont aucune représentation visible de la divinité, ni idoles, ni temples ; ils croiraient rapetisser l’être suprême, maître de l’univers, en le captant dans une image ou en le faisant habiter sous un toit à la façon des hommes (...). S’ils ont des totems, ce ne sont que des emblèmes, des signes de ralliement sous forme d’interdictions alimentaires. Leurs totems ne sont pas des idoles. Et là où il n’y a pas d’idoles, il n’y a pas de place pour l’idolâtrie.’ ‘Sont-ils fétichistes ? Même pas cela. Mais entendons-nous. Ils ont des amulettes, des talismans, des philtres érotiques – et Dieu sait combien !- (...). L’animisme est voisin du polythéisme et de l’idolâtrie, mais la religion et le culte des Vanande se sont arrêtés en-deçà de la limite qui les sépare : les mirimu (mâmes) ne sont pas des dieux ; les valimu (esprits proprement dits) non plus et le culte qu’on leur rend ne sautait être taxé d’idolâtrique.’ ‘Tous sont unanimes à proclamer l’existence d’un Etre suprême. Dieu existe ; il s’appelle Nyamuhanga ou Hangi, c’est-à-dire Créateur. Nyamuhanga seul est Dieu (...). Jurer par ce nom est un délit et l’on ne s’en purifie que par le sacrifice coûteux de deux moutons, noir et blanc, et deux gallinacés de même. Je n’ai entendu le nom Nyamuhanga que dans la bouche d’une sorcière (...). En tout cas, les Vanande ne croient à l’existence que d’un seul Dieu, le Créateur, et cette croyance, à elle seule, équivaut à un hommage d’adoration et cela suffit pour faire de nos noirs des monothéistes, adorateurs d’un seul Dieu, du seul et vrai Dieu 1625  »’

Malgré ce long plaidoyer d’un missionnaire, le catéchisme ne pouvait pactiser avec une telle religion à cause des exigences du premier et du second commandement de Dieu qui exluent la croyance au Satan, le culte rendu aux ancêtres, les sacrifices aux esprits, la sorcellerie, les médicaments traditionnels, l’art devinatoire, et les danses des morts.

La rupture objectivement observable fut, dans les années 1970, l’abandon des danses des morts qui fut, à la longue, ressenti comme une libération de grosses dépenses financières, de la crainte permanente des esprits mauvais ainsi que de la présence permanente des sorciers. Ces danses trouvent leur fondement dans la conception selon laquelle la personne ne meurt pas. À la fin de sa vie, l’âme humaine va séjourner avec les ancêtres.

Cette vie dans l’au-delà est considérée dans les croyances nande comme une vie renforcée pour le bien de la famille et des vivants, à moins qu’on ne soit un sorcier ou un revenant. Cette conviction d’une vie sans fin pousse les Nande à valoriser les rites funéraires et à pratiquer le culte des ancêtres considérés comme des bienfaiteurs, des protecteurs, et des défenseurs des vivants contre toute forme d’aliénations : la maladie, la famine, les accidents, le mauvais sort des sorciers, la mort brutale. Les ancêtres soutiennent la vie et ils la veulent épanouie.

L’auteur des Questions actuelles, Aylward Shorter, a perçu cet aspect dans ses analyses sur les religions africaines quand il observe :

‘«D’une certaine manière, on les considère comme des médiateurs, pas tant comme des intercesseurs, mais plutôt des plénitipotentiaires au service de la providence divine et objet de culte (...). On reconnaît aux ancêtres un savoir et un pouvoir exceptionnels, et le sacrifice qui leur est adressé est une reconnaissance de leur pouvoir d’intervenir dans la société humaine. Les malheurs sont fréquemment attribués à un manquement au devoir d’offrir des sacrifices selon les formes en temps voulu 1626  ».’

L’état ancestral est l’aboutissement d’une vie réussie ayant traversé toutes les étapes du cycle vital de l’homme. La mort en est le passage obligé. C’est pourquoi, les Nande offraient à leur défunt un dernier hommage en lui rendant les rites funéraires, derniers rites de passage. Ces rites avaient pour but de demander aux ancêtres d’accueillir le défunt auprès d’eux, de lui assurer un sort heureux, et de le promouvoir comme ancêtre, état sublime de la vie humaine. Sans ce rite, l’esprit du défunt rôde autour du village pour tourmenter la famille parce qu’il n’a pas été honoré par les vivants dans les rites funéraires.

Notes
1624.

Aylward SHORTER, «Questions actuelles», dans Spiritus 1993, p. 381-382;

1625.

Marie-Jules CELIS, «Les Wanande, I, Polythéistes, idolâtres ou fétichistes ?», dans L’Afrique ardente, (1932) n° 3, p. 14-16 ; « II, Animistes, mais monothéistes ? », dans L’Afrique ardente, (1932) n° 4, p. 14-16 

1626.

Aylward Shorter, «Questions actuelles», dans Spiritus (1993) n° 133, p.382. 383.