5.7.1. La question de l'évangélisation toujours posée

Bien que le diocèse de Butembo-Beni compte parmi les diocèses du Congo/Kinshasa qui ont une moyenne de catholiques variant entre 60 et 69%, le problème d'évangélisation s'y pose toujours avec acuité. « La moisson est abondante, mais les ouvriers sont encore peu nombreux (Mt 9, 36-38) ». D'abord, à ne regarder que la carte du diocèse, les lieux d'implantations des paroisses se situent tout au long des routes principales, dans les petits et grands centres urbains.

Carte n° 12 : Établissement des paraoisses
Carte n° 12 : Établissement des paraoisses

Cartes non numérotées des archives des Pères Assomptionnistes : dossier Congo

Certes, la densité démographique peut avoir été déterminant dans la création de ces centres de christianisation. Néanmoins, les agents pastoraux se confrontent au problème de l’émigration des régions peuplées vers la forêt qui présente un milieu de vie où la personne peut jouir d’un espace vital, prometteur d’un avenir meilleur, selon les capacités de chacun pour les travaux agraires.

Les critères d’implantation des paroisses dans les endroits peuplés ont fait que les chrétiens émigrés dans les parties Ouest et Nord du diocèse vers les limites des paroisses voisines se trouvent éloignés des centres. Par conséquent, les structures qui les maintenaient dans la ferveur, la paroisse, le catéchuménat, les écoles, les centres de santé, les mouvements de jeunesse, et parfois la communauté chrétienne leur font défaut dans des milieux peu touchés par le christianisme 1669 .

Faudra-t-il renoncer à la facilité des centres et leurs populations pour aller rencontrer les chrétiens et les membres des religions traditionnelles dispersés et disséminés dans la forêt ? Les visites trimestrielles, mensuelles ou annuelles sont–elles suffisantes pour encadrer spirituellement, moralement les chrétiens et encourager les éventuelles vocations chrétiennes qui n’ont d’autres modèles que les émigrés ?

Bien que l'Église de Butembo-Beni soit devenue missionnaire en promouvant la mission ad extra, cette situation des émigrés et la persistance des religions traditionnelles laissent percevoir que la mission ad intra reste encore d'actualité dans les zones éloignées des centres pastoraux. Il se pose alors plusieurs problèmes : celui de la première christianisation et des adhésions au christianisme, celui de l'approfondissement de la nouvelle foi, celui du personnel accompagnateur des chrétiens dans leur milieu, et celui de répondre aux besoins scolaires et sanitaires de ceux qui se réfèrent à leur milieu d’origine.

Ces phénomènes nous font comprendre que les chrétiens éloignés de ces centres ne sont pas facilement atteints par leurs pasteurs à cause non seulement des distances, des difficultés de routes, mais aussi de la pénurie du personnel ecclésiastique. À ces obstacles s’ajoute le souci quotidien d’entretenir les champs et de protéger la récolte contre les prédateurs, les oiseaux et les voleurs.

En outre, certaines souches sociales des chrétiens échappent à leurs pasteurs comme à leurs communautés chrétiennes. Il s'agit notamment des commerçants, des agents de l'Etat, des militaires, et de l'élite intellectuelle. Pour cette dernière, depuis 1992, le diocèse de Butembo-Beni a créé au sein de l’Université Catholique du Graben (UCG) deux aumôneries, protestante et catholique. Mais, ces institutions sont presque « inopérationnelles » car elles ne fonctionnent qu’à la demande des sacrements, dont la préparation est certes personnifiée mais réduite à quelques rencontres. En outre, les deux aumôneries profitent plus aux citadins qu’aux étudiants et professeurs. Les jeunes de la ville y fréquentent les célébrations liturgiques dominicales quand ils ne peuvent pas assister aux messes du samedi soir à cause des études qui se terminent vers la fin de la journée 1670 .

Par contre, pour la réception des sacrements, les personnes ayant un standing de vie élevé, pour se soustraire aux mariages communs prévus dans les paroisses 1671 , pour préserver l’intimité familiale et au nom du prestige social, préfèrent la paroisse universitaire, sensible à l’état de vie de chaque individu, et peu exigeante par rapport à l’assiduité aux catéchèses sur les sacrements dans les paroisses. Enfin, les relations de ces institutions religieuses avec les communautés protestantes ou avec le diocèse ne sont pas bien définies. Ces aumôneries n’ont pas de chrétiens résidentiels, et leur champ d’apostolat s’étend sur les deux territoires administratifs, Beni et Lubero.

Les programmes académiques, en période de rébellion, dans un État laïc, ne favorisent pas, non plus, les rencontres. Il en résulte que ces aumôneries sont des créations artificielles pour deux communautés chrétiennes universitaires virtuelles de « protestants évangélistes » et de catholiques 1672 .

Un autre aspect qui attire l’attention dans le diocèse de Butembo-Beni est l’apostolat auprès des malades dans les hôpitaux et auprès des prisonniers. Les religieuses dans les hôpitaux montrent un dévouement admirable mais elles ne peuvent pas rendre le service des sacrements. De même, l’apostolat auprès des prisonniers interpelle les agents de l’évangélisation. La construction d’une prison décente 1673 , en 1992, par le Père assomptionniste Oswald Lusenge Linalwogha, et l’aide matérielle en nourriture ou en couvertures ainsi que certaines célébrations liturgiques restent ponctuelles. Les chrétiens dans les hôpitaux et les prisons restent privés d’aumôniers.

En outre, à l'intérieur de la chrétienté, l'Église locale de Butembo-Beni demeure conservatrice et cléricale. Certes, les chrétiens comprennent peu à peu qu'ils ont à prendre leurs communautés chrétiennes en charge. Cependant, l'Église reste toujours l'affaire de la hiérarchie : le clergé diocésain, les religieux, les catéchistes et les comités ou conseils des communautés chrétiennes. Au sein même de cette hiérarchie, les laïcs sont passifs, exécuteurs des décisions des conseils paroissiaux ou diocésains. La critique lancée aux missionnaires, le paternalisme, vaut aussi pour le clergé diocésain ainsi que les religieux et les religieuses issus de la population locale.

Ce phénomène peut provenir du poids culturel qui demande parmi les règles de bienséance une obéissance incontestée à l’autorité. L’écart dans la formation, intellectuelle pour les ecclésiastiques, sommaire pour les chrétiens en général, ne favorise pas le dialogue freiné par le complexe de supériorité ou d’infériorité. De ce fait, les questions pastorales ne peuvent être approfondies en commun. L’unique lieu d’une pleine collaboration réside dans la coopération pour la réalisation d’une œuvre sociale encore que le curé ou le religieux financera en grande partie le projet et en assura la gestion. Il devient l’initiateur et le réalisateur d’une œuvre commune.

Ce fonctionnement laisse supposer que le sacerdoce rend le prêtre expert en tout, même dans les questions d’ordre temporel au point de vue social, économique et politique. Dans un contexte où le nombre des agents pastoraux demeure inférieur aux nécessités pastorales se pose la question du personnel compétant et de la collaboration avec le laïcat. Une formation diversifiée du clergé, tant diocésain que religieux, ainsi que du laïcat reste à promouvoir. Des efforts sont menés pour atteindre cet objectif. Mais, surgit aussitôt le coût de la formation, difficile à supporter par le candidat ou par l’institution ecclésiale.

Le Magistère suggère depuis le concile Vatican II des voies de collaboration en établissant le laïc dans son identité propre, sa dignité chrétienne, et sa mission spécifique dans l’Église catholique. Il situe la vie du laïc en rapport avec le salut et l'apostolat 1674 . La vie en Église a besoin de collaborateurs égaux, malgré la diversité des ministères, des charismes et des tâches. Cette collaboration exige une certaine égalité, une forme de partenariat, de parrainage et de réciprocité malgré la diversité des convictions.

Or cette perspective exige une nouvelle perception du prêtre. En dépit de la décentralisation du diocèse en paroisses et celles-ci en secteurs, en liturgia, en vijiji (communautés chrétiennes), l’esprit clérical a fait son chemin jusque dans le laïcat qui gère les activités apostoliques sur le modèle de l'Église hiérarchique. Dans cette perspective, le diocèse de Butembo-Beni, ainsi que les Églises africaines, recherchent la manière de vivre dans laquelle chaque membre de la famille a un rôle à remplir pour sa croissance personnelle, celle de sa famille, de son clan, de son village, de sa tribu, et de sa société.

Cet héritage trouve cependant un écho dans une Église qui se définit tour à tour comme « Peuple de Dieu », « Communion », ou encore « Famille de Dieu » dans un contexte africain 1675 . En ce sens, l'évangélisation ne serait plus l'affaire de certains, souvent déracinés de leur société de par leur formation, mais un problème commun, car chaque chrétien serait appelé à annoncer l'Évangile par sa parole et son témoignage de vie 1676 .

Pour aboutir à une telle finalité, il manque une formation chrétienne approfondie non seulement pour les agents de l'évangélisation, les prêtres et les catéchistes, mais aussi de tous les fidèles, car comme l'affirment les Pères synodaux, « La communauté entière a besoin d'être préparée, motivée et renforcée pour l'évangélisation, chacun selon son rôle spécifique au sein de l'Eglise 1677  ».

Cette formation semble être urgente car l'évangélisation n'a pas seulement pour but la connaissance, la rencontre personnelle et vivante avec le Christ. Elle implique aussi des exigences sociales, à savoir le renouvellement de la société. L'exhortation post-synodale du Pape Jean-Paul II pour l'Église d'Afrique insiste sur ce point quand il déclare d’une manière impérative :

‘« C'est un devoir pour les chrétiens d'exercer une influence sur le tissu social, pour transformer les mentalités, les structures de la société de telle sorte qu'elles reflètent mieux les desseins de Dieu sur la famille humaine (...). L'évangélisation doit atteindre 'l'homme et la société à tous les niveaux de son existence 1678 ' ».

Cette perspective fait appel à la collaboration entre le clergé et les laïcs perçus dans l’Église catholique comme des coopérateurs de la vérité et de la grâce. Ils transforment leurs familles en un « sanctuaire domestique de l'Eglise 1679  ». Elle les considère aussi comme« des réconciliateurs » et des « intendants de la sagesse chrétienne dans la société 1680  ».

Pour suivre cette orientation, les Évêques du Congo-Kinshasa, dans les années après l’indépendance (1960-1970), selon l’étude de Philippe Mosango Mputu Vansita, Formation des animateurs socio-pastorraux et expérience ministérielles dans la province ecclésiastique de Kinshasa, entreprirent la formation d’un laïcat responsable d’Église et de la société en ces points : l’approfondissement des connaissances religieuses, l’initiation au développement communautaire, la promotion des qualités humaines et spirituelles, et enfin, l’ouverture au vécu du peuple, selon les temps et les circonstances.

Selon les diverses situations des diocèses, la finalité de cette formation est de préparer des animateurs sociaux qui prennent conscience des problèmes qui se posent au niveau local, régional, et national. Par ailleurs, son but est d’éveiller les laïcs au sens de la responsabilité et du dévouement au service de la population.

Enfin, il s’agit de former des laïcs chrétiens, capables de prendre en mains la destinée de leurs communautés chrétiennes. Par-là, ils contribuent à la construction du pays en introduisant des valeurs chrétiennes dans les structures sociales et les mentalités autour d’eux. Dans cette optique, le rôle des ecclésiastiques consisterait à former les responsables 1681 . Dans le diocèse de Butembo-Beni, le centre catéchétique et le Centre d’Études Théologiques et de Pastorale (CETHEP) veulent répondre à cette exigence.

Notes
1669.

Observations faites dans le secteur Nord du diocèse : Mbao, Mangina, Beni-Paida, Mavoya, Mutwanga et Buisegha. Ces questions reviennent dans les conseils pastoraux régionaux dans ces paroisses qui accueillent aussi les fugitifs de la guerre en Ituri (Bunia et ses alentours) et du Sud (Rutchuru).

1670.

Expérience de l’auteur de ce texte comme aumônier (1998-2001).

1671.

Dans une même célébration de mariage, les mercredis de chaque semaine, on peut avoir un nombre variant entre 15 et 20 couples dans chacune de cinq paroisses de la ville de Butembo.

1672.

Difficultés rencontrées lors de notre service d’aumônerie à l’UCG de Butembo(1998-2001).

1673.

Le luxe relatif par rapport aux habitations dans les quartiers pauvres de la ville de Butembo a rendu un certain « prestige » aux prisonniers. Plusieurs préfèrent y rester que de retourner dans leurs cases délabrées. Mais, ce souhait ne correspond pas à la sanction reçue.

1674.

VATICAN II, 'Lumen Gentium', op. cit., p. 57-65.

1675.

JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique 'Ecclesia in Africa', n° 63, op. cit., p. 832-833 ; VATICAN II, 'Lumen Gentium', op. cit., n°6, p. 18-20.

1676.

JEAN-PAUL II, Exhortation apostolique 'Ecclesia in Africa', ,op. cit., n° 57, p. 831.

1677.

Ibidem n°53, p. 830.

1678.

Ibidem, n° 54 et 57, p. 830 et 831.

1679.

VATICAN II, 'Apostolicam Actuositatem' : 'Decree on the apostolate of the laity', november 18, 1965, n°11, in W.M. ABBOT, (éd.) 'The documents of Vatican II', Gallacher, J, (trans.). New York, America Press, 1966, p. 502-503; JEAN-PAUL II, Lettre encyclique 'Centesimus annus', 1° mai 1991, n° 39, dans la Documentation Catholique (1991) n°2029, p. 538 ; JEAN-PAUL II, Familiaris consortio' : 'The christian family in the modern world', November 22, 1981, n° 55, in A. FLANNERY, (éd.), 'Vatican II, more postconciliar documents', Vol II. Michigan, Grand Rapids, 1982, p. 861.

1680.

VATICAN II, 'Apostolicam Actuositatem', op. cit., n°4--14, et passim.

1681.

Philippe MOSANGO MPUTU VANSITA, « Formation des animateurs socio-pastoraux et expérience ministérielles dans la province ecclésiastique de Kinshasa », dans Les cadres locaux et les ministères consacrés dans les jeunes Églises (XIXe-XXe s.) Actes de la XVe session du CREDIC à Louvain-La-Neuve, 1994, p. 102-107.