5.7.3. Le problème de l'inculturation

La christianisation d'un peuple est toujours située dans son contexte socio-culturel. Dans le diocèse de Butembo-Beni, l'inculturation a souvent été comprise comme un débat initié par quelques théologiens avides de nouveauté. Le problème de l'inculturation prend alors l'aspect d'un mouvement particulier relevant, aux yeux de certains, de l'excès de zèle des liturgistes et des théologiens en mal de nouveauté, au lieu d'être considéré comme un principe de l'Église, une réalité inhérente à la vie de l’Eglise.

L'inculturation est un appel à une vie d'approfondissement de la foi, et à une vie évangélique dans une culture précise. Par conséquent, il n’est nullement question d’adaptations folkloriques dans la liturgie qui risquent d’être archéologiques 1691 .. Ces manifestations risquent de détourner l'appel à l'inculturation de son sens et de son but, à savoir le renouvellement de l'évangélisation dans ses méthodes et ses expressions 1692 .. Cette lacune profiterait grandement aux sectes et aux nouveaux mouvements religieux qui emboîtent le pas à l'Eglise locale de Butembo-Beni

Les évêques du Congo-Kinshasa ont initié une célébration liturgique dont le texte fut approuvé, le 30 avril 1988, par l’Église s’intitule : Missel romain pour les diocèses du Zaïre. Cette liturgie intègre des éléments africains dans la célébration de l’Eucharistie: la vision spirituelle de la vie qui implique la communion du monde visible et invisible est rendue perceptible par l’évocation des amis de Dieu, les saints et les ancêtres. La réconciliation et le signe de paix sont des éléments qui arrivent au début de la messe après l’écoute et l’acceptation de la Parole de Dieu, aspect qui évoque la tradition sous la forme de palabre.

La participation active de tous les fidèles est mise en valeur par le commentateur qui introduit les lectures, par la présentation des dons et des oblats de la messe dans un dialogue entre le prêtre et l’assemblée, y compris durant la prière eucharistique. Enfin, les mouvements rythmiques des chrétiens tout au long de la messe, ceux du prêtre autour de l’autel pendant l’exécution du Gloria expriment que les fidèles prennent part de tout leur être à la prière 1693 .

Cependant, cette forme de célébration eucharistique ne répond pas à la sensibilité spirituelle des chrétiens, dans l’Est du Congo. Elle apparaît comme un retour aux formes traditionnelles des sacrifices (ovuhere). Ce qui était païen devient chrétien. Cette réception du « rite zaïrois » révèle non seulement la diversité culturelle dans le pays mais dénote aussi les difficultés de l’appel à l’inculturation qui est une re-évaluation de la culture par rapport au christianisme.

L’appel à l’inculturation remet en effet en cause la méthode de christianisation des populations africaines. La religion chrétienne apparaît comme un ajout à la vie culturelle de la population. Cet appel apparaît en même temps comme l’aveu d’un échec de la christianisation dont John Baur fait état :

‘« La naissance d’un authentique christianisme africain est intimement liée à la renaissance de la culture africaine. Le colonialisme avait nié aux africains leur propre civilisation et avait dénigré leurs traditions culturelles comme étant barbares. Comment un authentique christianisme africain aurait-il pu se développer dans ce vide culturel ? La foi ne pouvait que végéter comme christianisme occidental « d’occasion » importé. Le résultat a été la dichotomie si souvent déplorée de la personnalité africaine : le christianisme était greffé sur la personne comme une foi étrangère qui s’exerçait en surface, pendant que les convictions et les réactions les plus profondes restaient enracinées dans la religion traditionnelle. Afin que le christianisme puisse lancer des racines dans la culture traditionnelle ayant sa religiosité spécifique, il était nécessaire de réévaluer cette culture 1694  ».’

Dans les années 1960, le problème de l’inculturation se posa d’abord en termes de relations au sein du personnel ecclésiastique dans le diocèse de Butembo-Beni. Il suscita une série de questions, à savoir : « comment faire une œuvre d'inculturation dans une hétérogénéité de cultures et d'ethnies avec des dialectes propres ? Ne risque-t-on de blesser la sensibilité des missionnaires évangélisateurs et de marginaliser les ethnies qui n'ont pas encore adhéré au christianisme » ?

Demeure valable cette affirmation du Père Étienne Charon quand il retourna au Congo en 1968 :

‘« Maintenant, on nous assigne comme but de baptiser les coutumes. Après l'évangélisation, la christianisation. Si nous croyons que le Christ avait préparé l'évolution du peuple à l'évangile dès les temps les plus reculés, c'est une marque de respect pour l'œuvre antérieure du Christ, que d'explorer les traditions et de relier l'Évangile au passé. Si vous voulez notre travail est de relayer explicitement le mouvement que le Christ avait amorcé en secret. Mais, à chaque époque, sa forme de ministère. A l'origine, il consistait à être ouvert ou sympathique à tout ce qui paraissait bon. Aussi, pouvait-on être à la fois pionnier et ethnologue consommé. Aujourd'hui que le clergé local peut faire l'inventaire et le choix des valeurs et aussi une adaptation du Message, il s'agit pour nous d'être curieux en ce domaine et de prêter la main à cette christianisation en profondeur 1695  ».’

Cette attitude rejoint celle que les Assomptionnistes adoptèrent, en 1984, dans leur Règle de Vie qui relate : « Notre vocation missionnaire nous appelle à être 'tout à tous'. Cette disponibilité requiert particulièrement : l'ouverture d'esprit et de cœur aux valeurs culturelles, sociales, religieuses des différents milieux humains; la volonté de recevoir autant que de donner, dans l'estime et le respect 1696 .

Ce fut aussi une manière pour le Père Étienne Charon de rappeler l’engagement de collaboration que les missionnaires venaient d’exprimer à Mgr Emmanuel Kataliko, en 1966, lors de la passation du pouvoir. Devant l’exigence du nouvel appel, les missionnaires ne pouvaient opposer une résistance et continuer avec leur ancienne méthode ? Par ailleurs, les diversités ethniques et linguistiques dans une même Église locale constituent-t-elle un obstacle à l'inculturation ?

Quoi qu’il en soit, après la réforme liturgique de 1965, les Pères assomptionnistes, Henri Kies, Stephan Smulders, et le Père Théodard Steegen composèrent des livres de chants liturgiques à partir des mélodies africaines (Tuinue Mioyo :Élevons nos cœurs) et celle des Pygmées (Kwa ngoma na kwa zeze : Par le tambour et par la lyre.). Ils furent aussitôt suivis par des imitateurs autochtones.

Le Père Stephan Smulders, en 1986, confectionna des habits liturgiques monocouleurs, avec des bordures qu’il découpait des pagnes multicolores des femmes. Cette initiative, dès lors, suivit son chemin et fut récupérée par les Petites de Sœurs de la Présentation qui modèlent même les ornements liturgiques réservés aux grandes célébrations présidées par l’évêque.

Pour les missionnaires comme pour les autochtones, l’inculturation est un nouvel appel à entrer dans l’esprit des temps nouveaux : l’enracinement en profondeur du message évangélique avec le peuple. Cet appel à l'originalité et à l'authenticité implique ce que Aylward Shorter appelle 'community process' 1697 c'est-à-dire une démarche communautaire dans lequel le peuple exprimera sa foi à travers ses souffrances, ses joies, ses travaux, ses peurs, ses espérances et ses besoins quotidiens. À travers ces moments de la vie, l'homme peut rencontrer Dieu.

Dans la même orientation, Jacques Dupuis, dans son ouvrage, La rencontre du christianisme et des religions, préconise un nouveau tournant théologique quand il parle d’une « méthode inductive » opposée à la « méthode déductive » qui tire des conclusions à partir des idées abstraites. Pour lui,

‘« Avec cette nouvelle méthode, le problème n’est plus de descendre des principes aux applications concrètes, mais bien, -dans le sens opposé- de prendre pour point de départ la réalité vécue actuellement, avec tous les problèmes qu’elle soulève, pour chercher à la lumière du message révélé et au moyen de la réflexion théologique, une solution chrétienne à ses problèmes. En ce qui concerne la théologie des religions, ‘l’acte premier’ de faire de faire de la théologie doit être une praxis conscience du dialogue interreligieux et une prise au sérieux de l’expérience religieuse rencontrée personnellement dans la vie des « autres » avec lesquels on entre en contact par ce dialogue interreligieux 1698  ».’

C’est dans ce contexte aussi qu’on peut parler de l’inculturation de la vie sacerdotale et de la vie religieuse. Le Profil des Prêtres de l’an 2000 au Zaïre du cardinal Malula, en 1988, reste d’actualité. Le commentaire qu’en fournit John Baur en résume les enjeux :

‘« En vérité, le prêtre africain en est venu à vivre dans une situation exigeante : d’une part, il a un désir de participer à la modernité avec toutes ses facettes de pensée et de vie, et d’autre part, il est obligé de faire honneur à la conception du monde ancestral et à la manière de vivre de la grande majorité de ses ouailles. Il doit être ‘proche de tous les hommes et de tous leurs problèmes’ en tant que prêtre’ et ‘en ce sens, sa vie sacerdotale ne peut tolérer d’être laïcisée’. D’autre part, est-ce que sa vocation sacerdotale tolère que son niveau de vie soit plus élevé que celui de son peuple laïque ? Un laïc disait : ‘Notre clergé devait davantage écouter le cri de ses frères affamés afin que le peuple laïque puisse croire à son chant sur l’amour du prochain’. De fait, le prêtre africain qui réussit –avec plus de succès que son collègue missionnaire !- est précisément celui qui a modelé son style de vie sur le modèle de ses ouailles 1699  ».’

Une telle attitude suppose un double mouvement de conversion chez la population locale et les membres du clergé dans la nouvelle vision des consacrés. Une personne pour le peuple et avec le peuple. Ce double mouvement peut constituer des véritables communautés chrétiennes qui peuvent intégrer les valeurs africaines, parfois imperceptibles aux autochtones, dans sa pratique chrétienne.

Parmi ces valeurs africaines, d’une manière nuancée, Claude Prudhomme, dans son article Missions et religion : le point de vue des catholiques (1939-1957), rappelle que la mission a entretenu des relations contrastées avec les religions traditionnelles africaines. Il fait remarquer, que pour l’Église catholique, il existait des coutumes intrinsèquement liées au culte païen qu’il faut rejeter. À l’inverse, ce qui comporterait un aspect communautaire, familial ou social sans lien avec la superstition serait à prendre avec considération. Cette question d’une sélection reste mal tranchée.

En ce qui concerne le culte des ancêtres, le magistère demande qu’il soit expliqué et qu’il soit en référence avec Dieu. D’autres aspects, en rapport avec les hommages dans la famille, le village ou le pays, peuvent êtres loués. Au contraire, les ambiguïtés des rites en relation avec le devin ou le sorcier doivent conduire à les proscrire 1700 . Chez les Nande, le cycle vital de l’homme qui passe par la vie sociale et culturelle peut, selon cette perspective, être un des chemins d’inculturation de la vie chrétienne. Il englobe les questions relatives à la naissance, à l’initiation masculine et féminine, au mariage, aux défunts ainsi qu’aux ancêtres 1701 .

Notes
1691.

Entretiens personnels et discussions avec l’abbé Waswandi Athanase (Recteur de l’U.C.G.). Butembo, octobre 1996.

1692.

BENOIT XV, Encyclique missionnaire 'Maximum illud', 30 novembre 1919. Louvain, Éditions SAM, 1941, p. 15.21 ; PAUL VI, 'Evangelii Nuntiandi' : 'Evangelization in the modern world', December, 8, 1975, n° 20, in A. FLANNERY, (éd.), 'Vatican II, more postconciliar documents', Vol II. Michigan, Grand Rapids, 1982, p. 719 ; JEAN-PAUL II, 'Catechesi tradendae', op. cit., n°53, p. 794-795 ; JEAN-PAUL II, Lettre encyclique 'Redemptoris missio' sur la valeur permanente du précepte missionnaire, 7 décembre 1990, n°52. Kinshasa, Éditions Saint Paul Afrique, 1992, p.88-90.

1693.

On peut se référer aussi au commentaire de John BAUR, op. cit., p. 488-489.

1694.

John BAUR, op. cit., p. 467.

1695.

Etienne CHARON, Repartir au Congo-Kinshasa, dans L’Assomption et oeuvres (1968) n°555, p. 29.

1696.

Règle de vie de la Congrégation des Augustins de l'Assomption. Rome, Éditions de la Maison généralice, 1983, n°20, p.45.

1697.

Aylward. SHORTER, Toward a theology of incarnation. New York, Maryknoll, Orbis, 1988, p. 264-267.

1698.

Jacques DUPUIS, La rencontre du christianisme et des religions. De l’affrontement au dialogue. Paris, Editions du Cerf, 2002, p. 22.

1699.

JOHN BAUR, op. cit., p. 496-497.

1700.

Claude PRUDHOMME, « Missions et religion : le point de vue des catholiques (1939-1957) », dans Françoise JACQUIN et Jean-François ZORN, L’altérité religieuse. Un défi pour la mission chrétienne XVIII e -XX e siècle. Paris, Éditions du Karthala, 2001, p. 350.

1701.

Ces aspects sont relatés dans les paragraphes qui traitent des questions autour de la réception et de la comparaison des doctrines. Des tableaux récapitulatifs se trouvent à la fin de ce travail.