5.7.4. Essai d’inculturation du charisme assomptionniste (1929-1965)

Parmi les congrégations de la grande famille de l’Assomption, les Assomptionnistes et les Oblates de l’Assomption arrivèrent au Congo-Kinshasa depuis respectivement 1929 et 1936. Leur bagage spirituel commun se fonde sur la référence au triple amour de Jésus-Christ, de la Vierge Marie, sa Mère, et de l’Église fut la base de leur prédication. Cette spiritualité particulière fut mise au service de la mission et de la christianisation de la population locale dans le diocèse de Butembo-Beni.

À leur arrivée au Congo, en 1929, les missionnaires Augustins de l'Assomption manifestèrent de prime abord le sens de l'Église locale en adoptant les Instructions des Ordinaires du Congo Belge et du Rwanda Urundi aux prêtres de leurs territoires présentant la vie spirituelle des prêtres, la discipline du clergé, l’organisation de l'apostolat, la discipline des sacrements, et les problèmes pastoraux 1702 .

À ces Instructions, les missionnaires ajoutèrent le Directoire pastoral à l'usage des prêtres du Vicariat de Beni publié par Mgr Henri Piérard ayant les mêmes perspectives que le document précédent. Il incite spécialement le clergé régulier et diocésain à l'unité des vues et d'action dans le domaine de l'apostolat dans le diocèse et de permettre aux deux clergés de se sentir partout chez eux dans la même circonscription ecclésiastique 1703 .

Dans cette perspective, à l’occasion d’une allocution à ses prêtres, en 1958, Mgr Henri Piérard recommanda la charité sacerdotale qu’il caractérisa ainsi : la dilection surnaturelle à l'endroit de chacun, la vie et le travail en collaboration, et l’abnégation aux critiques négatives dirigées contre de ses confrères. Il souhaita plutôt des critiques fraternelles, constructives, cordiales, nécessaires et constructives, sans porter atteinte à la réputation des autres prêtres. Cette charité sacerdotale en appelle à la sainteté de vie du prêtre qui sera le ferment de son apostolat, et exige un travail en équipe 1704 .

Obéissant à la volonté du pape Pie Xl (1921-1938) et stimulé par l'attrait de plusieurs missionnaires pour le Congo, Mgr Henri-Joseph Piérard, lors du jubilé d’argent de la présence assomptionniste au Congo, en 1954, ne manqua pas de rappeler aux Pères leur identité « d’envoyés de l’Assomption 1705  ». En 1946, le vicaire apostolique venait d’exhorter, dans la même perspective, les missionnaires à avoir le sens catholique pour ne pas s’intéresser exclusivement à leur poste, mais à porter tout leur intérêt à l'Église universelle.

Les missionnaires partagèrent ce souci avec leurs fidèles à tel point que les intentions de prière des chrétiens dans une célébration eucharistique se portent spontanément vers l'Eglise universelle, vers leurs pasteurs, et les agents de l'évangélisation. Ce sens ecclésial fut profondément enraciné dans le cœur des chrétiens en sorte que le Père Dominique Vermey, en 1949, à Mulo et Lubero, organisa quinze jours de prières avant la fête du pape Pie XII. Il invita ses chrétiens à déposer un caillou dans une corbeille placée en bas du portrait du pape chaque fois qu'ils venaient assister à la messe aux intentions du pape. À la fin de ces jours de prières, il compta exactement 27.313 cailloux 1706 .

À Bunyuka, le Père Florent Schnée, de son côté, témoigna de cet esprit ecclésial en relatant que chaque jour un aveugle priait pour la conversion des païens. Il révèle aussi qu'avant sa sieste, une vieille maman, lui amena pour elle et ses trois enfants son obole pour la propagation de la foi.

Par ailleurs, continue-t-il, ; un enfant s'obligea à rendre un service rémunéré pour trouver sa contribution pour les intentions du pape. Accompagnant le Père Romanus Declercq dans une étape lors des randonnées en brousse, l’enfant reçut deux francs. Ensuite ce même enfant remit au Père un franc pour son offrande et retourna avec l’autre franc auprès de ses parents 1707 .

Le sens ecclésial fut cultivé auprès des chrétiens en formant des « zélateurs 1708  », et les catéchistes qui devinrent des « apôtres » dans leur milieu. En outre, en vue de l'implantation profonde de l’Eglise locale, les missionnaires privilégièrent la formation du clergé autochtone à partir du petit séminaire dès 1940, et Mgr. Henri-Joseph Piérard fonda deux congrégations diocésaines, les Petites Sœurs de la Présentation (1948) et les Frères de l'Assomption (1952).

Le nœud de la prédication des missionnaires était d'abord l'exemple : vouer sa vie à Dieu. Ensuite, vivant pour le Christ, ils prêchaient le Christ et son Royaume. Pour mieux faire aimer le Christ, les Pères Assomptionnistes instituèrent dans le vicariat qui devint le diocèse de Butembo-Beni (1966) la dévotion au Sacré Cœur de Jésus tous les premiers vendredis du mois. Ces jours donnent l'impression d'une fête dans le diocèse car ils sont précédés par de longues confessions et célébrés par une grande assemblée lors de la messe matinale.

Dans l'esprit de Mgr Henri Piérard, ce culte stimule à la sainteté et à l'amour. Il trouve son accomplissement dans la solennité de la Fête-Dieu, célébrée avec une procession des fidèles autour de l'Eucharistie 1709 . Cette procession, avec celle de la Vierge Marie le jour de l’Assomption, est une des plus importantes de l’année et réunit toute la communauté paroissiale.

Elle a aussi des implications sociales et économiques car elle exige un uniforme ou des habits propres pour les enfants, membres des mouvements catholiques, et les épouses qui n’ont pas pu les obtenir à Pâques. Outre ce détail qui échappe aux missionnaires et aux ecclésiastiques, l'adoration au Saint Sacrement fut fortement recommandée dans toute la juridiction diocésaine, pour les prêtres, eux-mêmes, et pour les chrétiens..

Au petit séminaire de Musienene existe la tradition d’une quinzaine de minutes d’adoration au Saint-Sacrement suivi de l’office du milieu du jour et de l’Angelus. Les chrétiens habitant aux alentours de cette institution religieuse, cessent leurs travaux et prennent des attitudes de communion de prière avec les petits séminaristes. Cette pratique qui n’est pas prévue dans les articles du catéchisme proviendrait de l’approfondissement de la doctrine chrétienne développée, par les prêtres ou les zélateurs, dans les mouvements catholiques 1710 ..

Enfin, les missionnaires assomptionnistes cherchèrent à faire participer les chrétiens à leur spiritualité l’amour de la Vierge Marie. La dévotion mariale a été reçue favorablement et s’est enracinée dans l'esprit de la chrétienté du diocèse de Butembo-Beni. La culture nande connaissait le culte de Nyavingi qui selon la légende, était un être surnaturel féminin, Mère de l'abondance. Cette déesse était servie par des jeunes filles (avanavato va Nyavingi), difficile à distinguer d'autres jeunes du village sinon que par la modestie, la décence, la pureté, la chasteté et la virginité. Logeant dans le temple (engorwe) de la déesse 1711 , ces acolytes et ces vestales entretenaient, jour et nuit, un feu sacré et présentait les prières et les supplications du peuple ou de la personne au prêtre ou à la prêtresse (omukara) qui offrait le sacrifice à Nyavingi. Une semaine avant le sacrifice, les participants devraient observer la continence totale 1712

Les missionnaires virent en cette croyance un tremplin pour l'adhésion de la Vierge Marie par les Nande 1713 à telle enseigne que Mgr Henri Piérard, avec l'idéologie propre de son temps, écrit : « Puisse, Nyavingi avoir préparé les voies à Marie. Daigne la Sainte Vierge se choisir de nombreux serviteurs parmi des Wanande. Reine de la paix, Reine toute pure, leur donner la force de pratiquer la belle vertu qui les a surpassés » 1714 . En fait, les Nande n'ont pas manqué d'assimiler la Vierge Marie à Nyavingi. Au contact avec la prédication missionnaire, ils abandonnèrent leur ancien culte (vénération) de Nyavingi et adoptèrent la dévotion à la Vierge Marie.

Cette intégration de la Vierge dans la culture nande répondait ainsi au désir des missionnaires assomptionnistes qui, dès le début, voulurent faire participer les chrétiens à leur dévotion à Marie. Partis le 12 septembre l929, à seize heures, le jour du Saint Nom de Marie, un des six premiers missionnaires assomptionnistes, Henri-Joseph Piérard, avant de s'embarquer, s'exclama: « Marie, nous apprendrons aux noirs la douceur de ton nom bientôt 1715  ». Animés d'un tel esprit, les missionnaires prirent conscience du fait qu'ils étaient aussi bien des « envoyés de l'Église » que des “envoyés de l'Assomption” selon l'expression de Mgr Henri Piérard comme nous venons de l'indiquer.

Ce dernier précise, en 1955, que : « Tout Assomptionniste, ou qu’il aille, y va in nomine Mariae décidé à entraîner les âmes dans le tumultueux sillage de la divine Mère (...). Nous sommes venus ici, pressés par notre piété filiale, afin que s’étende le Règne de Dieu par Marie et la Reine du ciel nous a préparé les voies 1716  ».

À l’en croire, l’œuvre pastorale accomplie dans le diocèse de Butembo-Beni a toujours été attribuée à l'action corédemptrice et médiatrice de la Vierge Marie ainsi qu'à son patronage apostolique 1717 . Il n’est pas difficile de vérifier ce caractère marial dans le diocèse : la devise et le blason de Mgr Henri Piérard, Trahe nos, Regina in coelum Assumpta, ceux de son successeur l'Évêque Emmanuel Kataliko, Duc in altum, Virgo Assumpta, avec une jeune fille dans la pirogue, et la plupart des paroisses reflètent les attributs de la Vierge Marie.

La dévotion mariale dans le diocèse se manifeste encore par le fait que la quasi-totalité des congrégations religieuses missionnaires et autochtones, tant féminines que masculines, portent le nom de la Vierge Marie. A celles-ci, il faudra ajouter la Légion de Marie, un mouvement d’action catholique, qui compte le plus de membres dans le diocèse et le mouvement marial. Dans le diocèse de Butembo-Beni, les pasteurs concluent leurs prédications en invoquant la Vierge Marie 1718

La pastorale missionnaire incite chaque chrétien à avoir chaque jour un temps pour Marie. Par ailleurs, l’institution du samedi comme journée mariale, conformément au calendrier romain qui propose la célébration des messes votives de la Vierge Marie, et les mois de mai et d'octobre dédiés à Marie avec récitation commune du chapelet et des litanies, ont profondément marqué les chrétiens.

Parmi toutes les prières, le Rosaire est la prière la plus accessible à tous les chrétiens, les érudits aussi bien que les analphabètes. Pour atteindre les plus jeunes, et pour mieux leur faire connaître Marie, Mgr Henri Piérard lança le mouvement des Auxiliaires de Marie et organisa, en 1947, l’apostolat du chapelet des enfants dont il explique la finalité comme suit: « Cette oeuvre se propose à répandre la dévotion à Marie par la récitation d’une dizaine du chapelet. Les enfants qui s’y engagent promettent en plus de la dizaine qu’ils récitent en commun, d’en réciter une seconde à haute voix dans la hutte familiale » 1719 .

En fait, pour Mgr Henri Piérard, cette insistance sur l'invocation de Marie ne manquerait pas de susciter chez elle une attention toute maternelle sur la jeune chrétienté. Ce fut dans ce dessein, dans les années 1950, qu’il projeta de construire un sanctuaire à la Vierge Marie sur les flancs neigeux du Ruwenzori (5119 m). En ce sanctuaire, disait-il, les adoratrices et les pèlerins n’auraient qu'une fervente intention: « Trahe nos, Regina Assumpta, Attire-nous, reine de l’Assomption 1720  ».

Près de ce lieu de recueillement et de prière, s'abriteraient aussi des lépreux de la contrée. Ainsi, à ce point précis du globe, se concrétiseraient deux grands amours, celui de la Sainte Vierge et celui des plus malheureux. Ce fut, probablement, aussi à l’intention des pauvres que Mgr Henri Piérard souhaitait recevoir les membres de la congrégation des Petites Sœurs de l'Assomption au Congo. Fondées par le Père Étienne Pernet des Augustins de l'Assomption, elles avaient pour but le soin gratuit des pauvres malades à domicile 1721 . Mais les Petites Sœurs de l'Assomption ne sont venues au diocèse de Butembo-Beni, et ce projet de la basilique Notre Dame de l’Assomption n'a été réalisé, les moyens pécuniaires ayant fait défaut. 1722

L’adoption par la population locale de la spiritualité des Assomptionnistes a donc été rendu possible par l’attitude des Pères et de Religieuses qui s’y référaient souvent, et l’interprétation du catéchisme développé par les catéchistes, en l’absence du prêtre. Dans les réponses qu’ils donnent aux chrétiens, ils associent la Vierge Marie, à l’attribut divin Nyanvingi, source de l’abondance, Jésus-Christ au sauveur (musavuli), et l’Église, à la grande famille des croyants, les vivants comme les défunts.

Notes
1702.

Instructions des Ordinaires du Congo Belge et du Rwanda Urundi aux prêtres de leurs territoires. Léopoldville, 7e éd. 1955, p. 3-5, 7-16.

1703.

Directoire pastoral à l'usage des prêtres du Vicariat de Beni, 1958, op. cit., p.109.

1704.

Ibidem, p. 9-14.

1705.

Henri PIÉRARD, Jubilé d’argent. Adresse aux pères et aux frères. Beni, le 8 septembre 1954, p. 1.

1706.

Dominique VERMEY, « 27.000 cailloux ». (Extrait d’une correspondance du père Dominique Vermey avec la curie généralice). Bruxelles, le 19 novembre 1949.

1707.

Florent SCHNÉE, « Bunyuka », dans Missions de l’Assomption (1952), n. 17, p. 40.

1708.

Ce nom désigne les responsables de différents mouvements catholiques dans le diocèse de Butembo-Beni.

1709.

Henri PIÉRARD, « Notre évêque nous parle », dans Sint unum (1966), n. 4, p. 1-2.

1710.

Vécu de l’auteur de ce texte.

1711.

Il est à signaler que pour la divinité, les nande utilisent le mot ovuhima pour la divinité. Ce changement de dénomination fait comprendre que Nyavingi et la Vierge Marie qui lui est associée n’est pas une divinité. Dans la culture, elle est un attribut divin, pendant que la Vierge Marie Marie est une personne choisie de Dieu.

1712.

Pour plus d’amples renseignements, on pourra consulter les articles suivants: Henri-Joseph PIÉRARD, « Nyavingi, la vierge des Wanande », dans L’Afrique Ardente (1935), n. 2, p. 19-22 ; Joseph KAVUTIRWAKI,, « Une Vierge africaine? Nyavingi », dans Sint unum (1967), n. 12-14, p. 13-16, 24-27 et 30-33 ; MASHAURI, J.K.-T., Dynamique de l’action missionnaire catholique chez Yira occidentaux (1906-1959). Méthodes apostoliques, mutations sociales et interactions culturelles. Lubumbashi, UNLU, 1983, p. 98-123.

1713.

Henri PIÉRARD, « Un fief de Notre Dame au cœur de l’Afrique », dans Foyer Assomptionniste (1955), n. 51, p. 3-4.

1714.

Henri PIÉRARD, « Nyavingi, la vierge des Nande », op. cit., p. 22.

1715.

Henri PIÉRARD, « De Marseille à Mombasa », dans L’Assomption et ses oeuvres (1930), n. 342, p. 201.

1716.

Henri PIÉRARD, « Un fief de Notre Dame au cœur de l’Afrique, » op. cit., p. 3.

1717.

Wilfrid-J. Dufault, « Lettre du Supérieur général ». Rome, le 25 mars 1954, dans L’Afrique Ardente (1954), n. 82, p. 3.

1718.

Constatations de l’auteur de ce texte. Dans les années 1970, l’évocation de la Vierge Marie donnait le signal de la fin de l’homélie du Père assomptionniste Jean Boon (1916-1988 ») et permettait aux chantres de préparer leurs partition du Credo.

1719.

Henri Piérard, Rapport annuel. Exercice du 30/06/1947 au 30/06/1948, p. 1.

1720.

Henri PIÉRARD, « Basilique votive à la Reine de l’Assomption », dans, L’Afrique Ardente (1952), n. 70, p. 2-3 ;

1721.

Les Augustins de l’Assomption. Origines, esprit et organisation. Oeuvres. Paris, Maison de la Bonne Presse, 1928, p. 159-160.

1722.

Romanus DECLERCQ., Au pied du Ruwenzori. Basilique Notre-Dame de l’Assomption. Beni, juillet 1953, p. 2.