5.7.7. Problème de justice et paix

Le sens de la justice et paix est inscrit au cœur de l'homme désireux de mener une vie épanouie. Dans le diocèse de Butembo-Beni, ce problème se pose au niveau religieux, social, économique et politique. Du point de vue religieux, on l’a vu, l'Église locale reste encore cléricale, malgré la décentralisation des paroisses et la création des communautés ecclésiales vivantes. L'Eglise locale reste une chrétienté qui participe peu à la prise des décisions et à l'administration de l'Église.

Certes, le diocèse peut se réjouir des efforts des agents de l'évangélisation qui obtiennent encore des conversions en masse 1750 . Toutefois, ces nouveaux chrétiens échappent à leurs pasteurs à cause de leur éloignement dans la brousse ou la forêt équatoriale au milieu de l'influence de la religion traditionnelle et des sectes. Par ailleurs, l'évolution du nombre des convertis est plus rapide que celle des pasteurs. Ainsi, plusieurs communautés chrétiennes vivent pendant une longue période sans recevoir les sacrements. Enfin, les éventuelles défaillances personnelles de certains agents de l'évangélisation discréditent leur message ; leurs actes ne correspondent pas à ce qu'ils prêchent, avec les exigences de l'Évangile et de leur état de vie.

Parfois, d'autres agents de l'évangélisation ne montrent pas cet esprit de service et de charité dans leur ministère. Bien plus, la présence de deux sortes de clergé, « le clergé-bourgeois et le clergé-prolétaire », à l'intérieur d'une même communauté tant religieuse que diocésaine, ne donne pas le témoignage commun de pauvreté évangélique. Ensuite, du point de vue social et -religieux, la cohabitation pacifique des plusieurs ethnies et des différentes confessions religieuses appelle à un dialogue interculturel et interreligieux. Du point de vue économique, il subsiste un fossé entre les riches et les pauvres qui sont parfois des exploités par les nantis et des agents de l'État.

Le paysan ne peut fixer le prix de ses produits agricoles et industriels comme le thé, le quinquina, le pyrèthre, le latex de la papaye, le café. Les entrepreneurs en ont le monopole. Dans un monde où la poursuite du gain fait son chemin, il arrive que le paysan soit dépourvu de son terrain qui est son unique source de revenu pour lui-même et pour sa famille.

Par conséquent, le paysan devient étranger sur son propre sol ancestral et réduit à une sorte de demi-servitude qui consiste dans le fait que l’on travaille beaucoup pour un salaire de misère. Il y a là, ce que le pape Jean-Paul II, à la suite de Léon XIII, appelle « l'exploitation inhumaine 1751  ».

En outre, d'une manière générale, la conception catholique du travail n’est pas bien comprise par beaucoup. Selon le magistère de l'Église : « Travailler, c'est exercer son activité dans le but de se procurer ce qui est requis pour les divers besoins de la vie, mais surtout pour l'entretien de la vie elle-même 1752  ». Quand ce but n'est pas atteint, la conscience professionnelle d’un travail bien fait vient à faire défaut. Ce phénomène est dû, en partie, au fait que le salaire est insuffisant et qu'il ne répond pas à la conception selon laquelle le salaire est le travail transformé 1753 .

Pour palier ce phénomène, les entrepreneurs préfèrent engager presque exclusivement leurs familiers parce qu'ils peuvent facilement les contrôler, mais aussi parce qu'ils peuvent protéger leurs biens dans un esprit de solidarité clanique. L’objectif est non seulement un souci d’aider sa propre famille, mais aussi le souhait d’éviter des conflits avec d'autres familles dans le cas où le travail ne serait pas bien rendu.

Sur le plan social, l'analphabétisme pèse de tout son poids sur une grande partie de la population locale. Ce fait amène la population à subir des situations d'injustice sociale parce qu'elle ignore ses droits ou encore parce qu'elle est mal informée. Dans un pays qui vit un système politique d'oppression, ces injustices deviennent plus flagrantes.

Certes, la population locale en collaboration avec les paroisses essaie de remédier à ce problème en créant des écoles rurales. Mais celles-ci sont insuffisamment encadrées. De plus, elles souffrent de l'incompétence du personnel enseignant qui sont souvent des volontaires, de la pauvreté des parents qui ne savent pas payer les instituteurs, les frais scolaires, le nécessaire pour leurs enfants, ni le matériel indispensable pour une bonne instruction.

Enfin, l'évolution de la femme, malgré les efforts des religieuses, se limite à une élite qui fréquente l’université. L'évangélisation n'a pas réussi à élever le statut culturel de la femme qui reste lié à celui de l'homme ou de son époux. Du point de vue socio-politique, le climat général dans le diocèse se reflète dans cette assertion des réponses aux Lineamenta de 1990, en préparation du synode romain pour l’Afrique :

‘« Tout le monde aspire à la justice, mais elle et très peu respectée. Les droits de l'homme sont violés, bafoués, méconnus et même inconnus. Les revendications du peuple demeurent sans réponses. La liberté d'expression et le droit politique sont inexistants. La loi n'est pas toujours respectée, d'où des arrestations arbitraires, et des jugements mal rendus. Le trou profond entre les riches et pauvres s'explique par de nombreuses injustices de tout genre. La condition des détenus est infra-humaine 1754  ».’

Ce phénomène se comprend par le fait que les autorités politiques, dans le diocèse de Butembo-Beni, sont pour la plupart issues des régions éloignées (bauta, en lingala, watokamali, en swahili). Ignorants la vie du peuple, peu soucieux de leurs responsabilités et de la promotion du peuple, ils se comportent en mercenaires égoïstes, cupides et corrompus. Avoir son droit à prix d'argent est devenu monnaie courante 1755 .

Par ailleurs, la paix a toujours été relative dans le diocèse. Les problèmes politiques, notamment les événements de l'indépendance (1960), la rébellion muleliste (1964), celle d’Escrame et ses mercenaires (1967), la politique de l'authenticité (1972), les opérations militaires (1985-1997) ont toujours eu des répercussions sur la vie sociale, économique et religieuse dans le diocèse 1756 .

Du point de vue du développement et de l'épanouissement de la personne humaine, l'Église de Butembo-Beni ainsi que la population se trouvent confrontés aux problèmes de l'agriculture, de l'élevage, de la santé, des voies de transport, de l'énergie électrique et de la technologie. Pour un peuple constitué en grande partie d’agriculteurs, les questions liées à la terre se posent avec acuité. La population locale se trouve en face du problème de la stérilité du sol dû principalement à l'abandon et à l'ignorance des méthodes culturales appropriées. Aussi les centres de recherches agricoles sur ce point, notamment la Coopérative Agricole pour la Production des Semences améliorées (CAPSA) de Luotu, et la Minoterie de Matadi (MIDEMA) dont l’extension se trouve Mulo, sont peu rentables et connaissent une dégénérescence du matériel génétique.

Devant la maladie des plantes, le paysan se trouve impuissant pour l’éradiquer. Par ailleurs, il ne sait pas avoir accès au crédit agricole. L'encadrement des agriculteurs est inexistant. La technologie agricole demeure toujours rudimentaire. L'exploitation rationnelle du sol est peu connue du peuple.

Dans la région maraîchère qui connaît une forte densité de la population qui va parfois jusqu'à 300 habitants au kilomètre carré, la terre arable se raréfie. Ce problème s'accentue quand les commerçants achètent à un prix illusoire des collines pour en faire des fermes d’élevage. Ce qui engendre parfois l'exode rural et augmente, dans les cités, le nombre des chômeurs sans lopin de terre à cultiver. Enfin, dans les contrées à forte potentialité agricole, les routes à desserte agricole font défaut. Il se pose alors un problème de la conservation et de l’évacuation des produits alimentaires.

En collaboration avec les autorités civiles, les chefs coutumiers et la population locale, Mgr Emmanuel Kataliko s’est révélé un « évêque cantonnier » 1757 . Il a tracé cinq routes de Vayana-Kyavinyonge, CUGEKI-Kavingu, de Kikuvo-Kamandi, Rwahwa-Masoyi, Mwenda-Buisegha, et de Muhangi-Vuyinga.

Image n° 20 : Mgr Emmanuel Kataliko et le développent
Image n° 20 : Mgr Emmanuel Kataliko et le développent

 La Croix , 1988, p. 4

D’une manière générale, toutes les routes de desserte agricole existantes se trouvent dans un état défectueux. Un travail de sensibilisation de l'autorité administrative et de conscientisation de la population locale sur les travaux d'entretien des routes dont le service des cantonniers s’avère nécessaire.

La question de l'environnement est liée à celle de l'agriculture. Il y a un déboisement et une déforestation continues qui risquent d'entraîner la désertification de la contrée et de provoquer de permanentes érosions dans les régions montagneuses. Les terres arables sont aussi limitées par le parc national de Virunga.

En ce qui concerne les problèmes d'élevage, on remarque entre autres l’absence d'un centre de recherche ou de sélection des espèces animales, l'absence de l'encadrement des éleveurs, et des races améliorées. Bien plus, à la rareté des produits vétérinaires s'ajoutent les problèmes de la technologie de la transformation des produits de l'élevage, l'exiguïté des terres viables pour l'élevage, la persistance de la peste aviaire et porcine (ekitsingotsingo), et plusieurs autres maladies.

Du point de vue de la santé, les constructions des centres et des postes de santé pour la population sont très onéreuses ainsi que le coût des soins curatifs pour la population locale. Les centres médico-chirurgicaux initiés pour la plupart par les prêtres dans leurs paroisses sont insuffisants. Le diocèse de Butembo-Beni n'a que trois hôpitaux ayant des salles de chirurgie à savoir Musienene, Kyondo, et Matanda.

Les autres hôpitaux de Kitatumba, de Mutwanga, de Luofu, de Manguredjipa appartenant à l'État. Les protestants à Katwa, à Oicha, et les Adventistes à Rwese rendent d’appréciables services à la population locale. Cependant, tous les hôpitaux et les centres de santé sont toujours confrontés au manque de matériel médical ou des produits pharmaceutiques.

À ce fait, s'ajoutent la concentration du personnel qualifié en sciences hospitalières dans les grands centres urbains, et le retrait progressif des coopérateurs étrangers qui œuvraient dans le domaine de la santé. Au sein des hôpitaux et des centres de santé 1758 , on remarque de plus en plus l’absence des vaccins, le manque d'une infrastructure adéquate pour la conservation des produits pharmaceutiques, et le retard mis dans la recherche sur la médecine traditionnelle naturelle.

Les problèmes de la santé sont en partie provoqués par la difficulté à obtenir l'eau potable. La difficulté réside dans le test et le maintien de la qualité de l'eau dans les villages, l'amélioration du captage des sources, le coût financier et technique de l'adduction de l'eau, et la réalisation des expertises techniques locales dans ce domaine de l'eau 1759 .

La consommation des eaux impures due aux mauvaises conditions de captage, à l'insuffisance des points d'eau dans les cités, à l'utilisation des techniques d'aménagement non appropriées, l'entretien irrégulier des sources d'eau, l'attachement au système traditionnel de puiser l'eau à la rivière, et au manque des produits pour purifier l'eau du robinet entraîne la persistance des maladies hydriques.

Du point de vue de l'éducation, le diocèse et la population se trouvent confrontés aux problèmes non seulement de l'encadrement suffisant de la jeunesse après l’école primaire dans les campagnes 1760 ,. La prise en charge totale de la construction des écoles et la paie du salaire des enseignants par les parents sont des problèmes qui demeurent aussi longtemps que le gouvernement ne pourvoie pas à ces besoins.

Bien plus, il y a un besoin d'équiper les écoles techniques, agricoles, vétérinaires, artisanales, commerciales et administratives, ainsi que les laboratoires et les bibliothèques. Enfin, l'exode des instruits vers les pays voisins au détriment de leurs propres écoles augmente l'insuffisance du personnel enseignant qualifié dans les milieux ruraux. Il a aussi pour conséquence de fournir une formation généralisée au détriment de l'enseignement technique et spécialisé.

En ce qui concerne l'habitat, le manque des revenus pour le paysan, le coût élevé et la rareté des matériaux de construction, l'ignorance des techniques de réaliser une maison décente et convenable, la rareté des écoles professionnelles et des techniciens en milieu rural expliquent le fait que la plupart des maisons sont des cabanes dont il faut renouveler périodiquement les constructions.

A partir de l'initiative des italiens du groupe du Mundo Giusto à Kyondo, en 1985, la population du diocèse essaie de se procurer une fabrique de briques à daube. Ce groupe est constitué des laïcs célibataires de tout âge. Ils se mettaient au service des diocèses du Tiers-monde pour initier des œuvres de développement, à la portée de la portée de la portée locale, pour un temps déterminé. Ils ont mis en œuvre la transformation des produits locaux (maïs, blé, soja) en farine ou en hosties de messe pour ce qui est du blé, dans le diocèse de Butembo-Beni.

Ceux qui les aidaient dans les travaux de l’installation de l’électricité s’initiaient aussi au travaux électriques de la mécanique et des constructions. Cependant, il faut de la patience pour avoir les briques désirées car la fabrique d’occasion ne peut donner qu’une brique, pour les sécher au soleil ou alors des finances pour les faire cuire. Grâce à cette méthode, la population urbaine peut construire des maisons en matériaux durables.

Quant aux sources énergétiques, le diocèse ne compte que quatre centrales hydroélectiques à Musienene, à Kyondo, à Mavoya, à Lukanga et bientôt à Mangina. Elles alimentent surtout les paroisses, les hôpitaux et les centres de santé. Les raisons qui expliquent le retard de l'énergie sont d'ordre politique : l'administration n'en fait pas une priorité malgré les potentialités énormes des barrages d'eau sur plusieurs rivières dans la contrée, et l’interdiction de faire passer les câbles électriques dans le parc.

Par ailleurs, la technologie de petites turbines électriques est inaccessible à la population locale qui ne peut pas s’en fournir à cause de la pauvreté. C’est pourquoi l’usage électrique de l’énergie solaire n’est pas répandu dans la contrée, et les initiatives privées d'industrie demeurent artisanales 1761 . Enfin, dans ce domaine de la technologie, les personnes compétentes ne sont pas nombreuses 1762 .

En définitive, la question de la justice et de la paix trouve ses racines dans le sous-équipement. Il faut compter avec les différentes initiatives personnelles de développement, et les réalisations communautaires dans ces divers domaines : services diocésains de développement, Caritas, œuvres médicales et scolaires. La sensibilisation de la population aux questions relatives à la pauvreté et au développement est la condition préalable de sensibilisation à la construction de la nation.

Ce fait demeure une interpellation qui appelle l’Église et la Nation à prendre en considération dans leurs plans d’ensemble les questions humaines relatives à la promotion de la personne et de la communauté, à la pauvreté et au sous-développement qui caractérisent d’une manière générale le pays. Les Commissions Justice et Paix 1763 répandues dans toutes paroisses se penchent sur ces questions. Le manque des moyens financiers les rend opérationnels. Leur mérite est cependant de travailler à réconcilier les personnes.

Notes
1750.

En guise d'illustration, la paroisse de Mbao dans laquelle nous avons exercé le ministère pendant six ans, la moyenne annuelle s'élevait à 1200 confirmations.

1751.

JEAN-PAUL II, Lettre encyclique 'Centesimus Annus', op. cit., n°33, p. 534.

1752.

LÉON XIII, « Lettre encyclique 'Rerum Novarum' : De la condition des ouvriers », 15 mai 1891, dans La Documentation Catholique (1931) n°569, p; 1469..

1753.

Ibidem, p. 1469.

1754.

Synode des Évêques. Assemblée spéciale pour l'Afrique, op. cit., p. 22.

1755.

Observations de l’auteur.

1756.

Le diocèse de Butembo-Beni, 1998, p. 10.

1757.

Mgr Emmanuel Kataliko avait une « politique de savoir se salir les mains ». Les petits services comme la création d’un passage dans la forêt pour sa Land Rover, l’ajustement d’un pneu de rechange, donner le mortier et des briques à un maçon lors des constructions, donner l’exemple lors d’un tracé de route étaient des gestes qui lui étaient familier. Ce fut dans ce sens qu’un article de « La Croix », 1988, p. 4 traduisit l’attitude de l’Evêque par rapport aux œuvres de développement.

1758.

Les deux zones de Lubero et de Beni ayant relativement 45 000 kilomètres carrés ne comptent que :

- 10 zones de santés,

- 23 centres de santé,

- 3 centres nutritionnels,

- 4 Centres pour Handicapés Physiques opérationnels,

- 3 orphelinats.

1759.

Le diocèse essaie de se pencher sur la question de l'adduction de l'eau. Il a réalisé 10 captages d'eau servant plus dans les paroisses et les centres de santé environnant qu'à la population. Il s'agit des paroisses de Beni, Mangina, Mutwanga, Mavoya, Byambwe, Kyondo, Masereka, Musienene, Lubero, et de Luofu.

1760.

Pour les deux zones de Beni et de Lubero, le diocèse ne compte que :

- 437 écoles primaires tenues par la Coordination des Ecoles Conventionnées Catholiques

- 121 écoles secondaires gérées par la Coordination diocésaine,

- 7 Instituts supérieurs concentrés dans les centres urbains,

- 2 scolasticats pour les Pères Assomptionnistes et les Pères Croisiers,

- 1 Université Catholique de Graben à Butembo,

- 1 Institut Emmanuel d’Alzon de Butembo pour la communication et le développement

- 7 écoles d'alphabétisation et de formation professionnelle.

1761.

Parmi les industries agro-alimentaires privées qui n'entrent pas dans l'artisanat, il faudra mentionner :

- le traitement du café et de la papaïne à l'ENRA à Beni,

- le traitement primaire du bois à l'ENRA à Beni,

- la mouture diocésaine du blé, du maïs, et du soja à Mavoya et à Kyondo,

- l'usine à thé à Butuhe,

- l'usine à savon de Katasohire Prosper à Butuhe,

- deux menuiseries et briqueteries dont une diocésaine MENUIBO et BRIBO,

- la Compagnie de Boissons du Kivu COBKI) de l'entrepreneur Kitambala,

- une usine d'huile à arachides CETRACA),

- une usine de farine de blé de la Minoterie de Kihemba (MINOKI)

1762.

Pour plus d'ambles renseignements, on pourra aussi se référer au rapport de Jean-Marie.KALONDERO, Planification de l'intervention du B.D.D.(1997-1999) pour l'auto-promotion des Communautés de base, novembre 1996, p. 7-22.

1763.

Nous avons déjà le rôle de cette institution dans les paragraphes qui étudient les œuvres diocésaines.