Ce premier aspect conclusif souligne d’abord succinctement les aspects qui constituent les grands axes de la culture nande. Il dégage ensuite l’attitude des agents de la colonisation à l’égard de la culture nande. Il dégagera enfin l’affrontement culturel des nande avec le christianisme ou encore l’attitude que la population locale adopta vis-à-vis de la nouvelle religion chrétienne.
Du point de vue culturel, plusieurs aspects concourent au développement de la vie spirituelle. La relation du Nande avec le cosmos, l’attachement à la terre à cause de ses travaux champêtres et agricoles, ses relations communautaires en famille, le clan, et le sa perception indissociable du monde visible et invisible en interaction culminent dans des questions existentielles.
Ces interrogations portent essentiellement sur le créateur et la destinée de l’homme. Elles trouvent des réponses dans les manifestations religieuses, les rites, les sacrifices et le culte. La religion pour le Nande devient ainsi une expression de l’expérience vécue de l’homme situé par rapport à lui-même et à la communauté, au monde visible et invisible des défunts, des ancêtres, et du Dieu-Nyamuhanga. Ces tissus de relations constituent alors pour le Nande un univers sacré, indissolublement uni, et régi par Dieu. Ces mêmes relations appellent à une vie de communion.
Pour les Nande, le Dieu-Nyamuhanga transmet la vie à travers les ancêtres à la famille qui revêt un caractère sacré et religieux. La vie englobe ceux qui sont unis par le lien du sang, par le pacte de sang, par les relations de parrainage, par une profonde amitié, et même par l’appartenance au même village.
Au niveau communautaire et social, le Dieu-Nyamuhanga transmet la vie, par le roi, les chefs du clan et de la famille, considérée comme le bien le plus précieux ici sur terre, non seulement pour les individus mais pour la communauté tout entière. En vivant des relations harmonieuses avec ces représentants de Dieu dans ce monde, chaque personne reste étroitement unie à l’Etre suprême, et à tous les membres du groupe.
Parmi ces représentants le roi occupe une place centrale. De par sa mort et sa résurrection symboliques, il appartient, selon la croyance nande, au monde invisible et visible. Ainsi, devient-il le médiateur entre les vivants et les morts. Ce statut social lui octroie un rôle sacerdotal qui fait de lui le grand sacrificateur au Dieu-Nyamuhanga et aux ancêtres pour attirer les bénédictions divines sur la communauté. De lui dépend donc la prospérité et la vie du groupe.
Dans la vie ordinaire, la communauté, à son tour, reste traditionnellement liée au monde invisible. Ce fait entraîne une relation profonde avec le divin et les ancêtres à tel point que la vie et les activités humaines sont orientées à Dieu. Ce phénomène explique les rites agraires, les rites autour de la naissance, de l’initiation, du mariage, de la vieillesse, et de la mort. La vénération des ancêtres, et le grand culte sacrificiel à Dieu correspondent à cet objectif.
Cette religiosité trouve son fondement dans la vision traditionnelle de la religion et de Dieu. Le Dieu unique, Nyamuhanga, dans son mode propre d’existence, se manifeste et intervient, par l’intermédiaire des esprits et des ancêtres, dans les différentes circonstances de la vie humaine selon les besoins de l’homme ou de la communauté. Ces expériences de Dieu poussent les hommes dans diverses attitudes religieuses : la louange, l’intercession, l’imploration du pardon divin, et la crainte de Dieu.
La conception du Dieu-Nyamuhanga fonde la moralité des Nande qui culmine dans la vénération des ancêtres. Le culte des ancêtres est réservé aux hommes qui ont pleinement vécu les exigences vertueuses de la culture à savoir l’adoration du Dieu unique, la vie familiale féconde et épanouie, la promotion d’un travail réussi, le respect de la coutume ancestrale et de la tradition, et enfin le respect du secret initiatique.
La vie ancestrale, considérée comme une vie de béatitude, reste une hantise pour les Nande. C’est pourquoi toute la formation reçue tout au long du cycle vital de l’homme, -la naissance et rite de l’exposition de l’enfant au soleil (erihulukya), les rites de l’initiation féminine (erihinga) et masculine (olusumba), l’installation des nouveaux conjoints dans leur foyer (ovukwik’amahigha), et les rites mortuaires-, n’a d’autre finalité que de favoriser le passage de cette vie au monde de l’au-delà auprès des ancêtres.
C’est alors que nous pouvons comprendre le fait que toute transgression de la tradition ancestrale engendre des perturbations dans la conscience morale de la personne et dans sa vie individuelle. Elles peuvent avoir aussi des répercussions non seulement sur la vie communautaire mais sur le monde environnant.
Ainsi les Nande s’évertuent-ils à conformer leur vie aux normes morales de la culture. Elles gardent une dimension théocentrique dans une relation verticale avec Dieu et les Ancêtres, une dimension anthropocentrique dans un rapport horizontal avec le groupe, et une dimension cosmique dans le lien avec l’univers. C’est pourquoi les Nande distinguent les péchés contre Dieu, contre les personnes et les objets sacrés, contre le village, contre soi-même, contre la vie communautaire et contre le pays, et le péché du sorcier, l’asocial.
C’est dans cette culture nande que le christianisme s’inséra à partir de la fin du XIXe siècle. Il apparut, pour les autochtones, comme une religion qui renforce les valeurs culturelles, les enrichit, et les réoriente en leur donnant une vision chrétienne. Ce second aspect lié au christianisme fut déterminant dans la transformation culturelle et religieuse des Nande.
L’enseignement missionnaire sur le christianisme s’articulait autour de cinq axes principaux : le Dieu trinitaire ; l’alliance de Dieu avec son peuple ; l’incarnation du Fils de Dieu qui permet la rédemption du genre humain par sa mort sur une croix et par sa résurrection ; l’Église considérée comme la grande famille des enfants de Dieu ; et la communion des saints dans une perspective eschatologique qui aboutit à la promesse d’une vie éternelle dans le paradis auprès de Dieu.
Cette nouvelle religion, « révélée », enseignait une création divine ex nihilo et prêchait que l’homme est créé à l’image de Dieu. Elle recommandait une charité qui s’étend aussi aux ennemis, la pratique du décalogue, une diversité de prières et de dévotions. Elle célèbre, quotidiennement, l’Eucharistie qui identifiée au corps et au sang du Christ, et à son sacrifice sanglant sur la croix pour la rémission des péchés. On adhère à la nouvelle religion par « l’eau régénératrice du baptême ». Les membres de la nouvelle religion ont comme signe distinctif une croix ou une médaille, et le chapelet qu’ils récitent.
Auprès des convertis, ces aspects du christianisme furent une nouveauté religieuse, mais furent aussi perçus comme un développement de la religion traditionnelle. Malgré la croyance nande en un Dieu unique, et malgré sa pratique d’une éthique proche du décalogue, les missionnaires ne pouvaient admettre une pratique religieuse chez les Nande, mais des pratiques superstitieuses à combattre. Ainsi, furent sapés les fondements de la culture nande, ses croyances, ses cérémonies et ses rites liés à la vie humaine, les puissances divines protecteurs de l’homme, et son espérance la vie dans le monde invisible du divin et des ancêtres.
Du point de vue de la morale chrétienne, l’éthique nande qu’on peut rapprocher de l’enseignement du décalogue n’en était pas une. Aux yeux des missionnaires, l’application rigoureuse de la peine qui servait de parade à l’expansion de ces infractions dans la communauté était inadmissible. En réalité, les Nande prévoyaient des sanctions qui ne respectaient pas la dignité humaine prônée par le christianisme.
Il s’agissait entre autres de la peine capitale, de l’exil, de l’épreuve du poison (ovwenda), la livraison des voleurs aux rapaces, les sept fouets administrés au sexe masculin pour l’adultère, la relégation des menteurs qui empoisonnent les relations humaines et communautaires, et l’exil des sorciers. La sanction des coupables correspondait au degré de la gravité du mal qui porte atteinte à la vie des personnes et à la communauté.
Ce fut dans ce contexte culturel nande que le christianisme se présenta comme ayant une valeur purificatrice et libératrice. Cette prise de conscience que le christianisme comporte des valeurs enrichissantes explique le fait que la population réclame des catéchistes, qu’elle revendique la présence des Pères dans leur village, et que des chrétiens s’improvisent comme des catéchistes dans leur milieu 1764 .
De leur côté, les chefs entrèrent dans l’esprit des temps nouveaux. La conversion des chefs, gardiens et garants de la tradition, signifia pour le peuple que le christianisme faisait désormais partie de la culture et de la vie du peuple. Toutefois, elle n’entraîna pas forcément la conversion des détenteurs du pouvoir et le renoncement aux instruments royaux ancestraux. Ce fait se vérifia à la mort du mwami Biondi 1765 .
Cependant, s’opéra un tournant dans l’histoire du peuple. Le chef (Mwami), personne de référence dans la tradition, devait consulter un expatrié, le missionnaire ou son représentant, le prêtre ou le catéchiste qui sont des personnes étrangères à la famille royale, pour une question importante concernant la vie du peuple
Bien plus, le chef militaire (Ngabwe) et ses hommes n’avaient plus de raison d’être car la nouvelle religion prône la fraternité et la paix. Ainsi les guerriers furent réduits au silence. Enfin, le chef spirituel (Mukulu) céda la place au missionnaire, au prêtre autochtone et aux catéchistes, indépendamment de leur âge, et de leur statut social de leur famille d’origine. Ces nouveaux officiants ne rendent plus un culte ou un sacrifice au Dieu-Nyamuhanga, mais au Dieu de la religion chrétienne. Par la conversion des chefs traditionnels, toute la structure de la culture devint ébranlée. Elle s’apprêta alors à sa restructuration dans la nouvelle société établie par les Occidentaux.
La structure de la culture nande fut aussi attaquée par la collaboration des missionnaires avec les agents de l’Administration coloniale. La colonisation introduisit de nouvelles formes de solidarités basées sur la profession et les nouvelles classes sociales, parfois opposées : les citadins et les paysans, les lettrés et les analphabètes, les commis, les salariés et les chômeurs, ainsi que le groupe des policiers et des militaires, en temps de paix et de guerre.
La création des centres extra-coutumiers constitua un des éléments du démantèlement social et de l’amoindrissement du pouvoir du chef. Dans ce nouvel ordre social, le chef fut réduit à la servitude, aux corvées, à la prison 1766 sur un plan d’égalité avec ses subalternes, et même à la relégation 1767 . L’imposition de chefs, qui étaient parfois des usurpateurs, la création des chefs « couronnés », c’est-à-dire institués par l’Administration diminuèrent le prestige du chef traditionnel et son influence sur le peuple, et engendrèrent des conflits familiaux. À la longue, l’autorité du chef traditionnel fut réduite à une autorité morale auprès du peuple. Son opposition opiniâtre au nouvel occupant entraînait sa destitution. Par contre, sa reddition signifiait la cessation des hostilités. Elle impliquait aussi la soumission du chef traditionnel et celle de ses hommes aux agents de l’Administration de l’État.
Par ailleurs, avec la colonisation se formèrent deux juridictions parallèles : celle de l’agent de l’Administration, -la bureaucratie-, et celle du chef du village. La coercition dans les tribunaux supplanta le processus de réconciliation obtenue par la palabre. « Dédommagement et intérêt », expression réservée aux lettrées, remplaça le repas communautaire de pardon (ovulira haghuma) qui était un signe et un engagement à rétablir la paix et l’harmonie perdues à cause de différends entre les personnes.
Du point de vue économique, l’héritage de la terre ancestrale fut étatisé. Cela entraîna des pertes de terres arables qui devinrent des parcs nationaux, des réserves forestières, des cimetières, des domaines pour les missionnaires avec leurs écoles, leurs hôpitaux, et leurs religieuses. Par ailleurs, sur ces terres arables, on planta des produits industriels, caoutchouc, quinquina, pyrèthre (kilatère), quinquina, café, thé, papaye, dont one ne voyait pas directement la nécessité.
On initia aussi la population locale à l’agriculture intensive de reboisement (eucalyptus, cyprès blackwattle) et aux produits vivriers, nécessaires aux Européens et à leurs fonctionnaires, et l’exploitation de minerais d’or. Ces nouveaux produits contribuèrent à l’expropriation des terres de la population locale par l’État. Il ne favorisèrent pas, non plus, les produits locaux qui firent place aux produits de « l’agriculture obligatoire », notamment le soja, les haricots, les pommes de terre, le blé, le paddy, l’arachide, et autres.
L’introduction de l’industrie étouffa l’artisanat du fer, de la vannerie, et du textile, et fit apparaître le travail forcé, les corvées, des tracés de routes, parfois au milieu des villages. Le recrutement de la main-d’œuvre pour ces activités et la fixation de la circoncision après neuf ans vidèrent les villages de la force-vive de la jeunesse, et s’accompagnèrent de la famine dans la contrée (1943-1945). Le mauvais traitement lors de l’exécution de ces travaux fit que plusieurs préféraient déménager, loin de l’influence coloniale.
Soudain, les plantes industrielles et vivrières cohabitèrent avec les produits locaux, l’échange basé sur le troc fit place à la monnaie. La solidarité clanique s’orienta vers les membres d’une même coopérative agricole ou économique. Au sein d’une même société apparut la classe des riches et des pauvres, celle des fermiers et des paysans, des salariés et des prolétaires. Désormais, la richesse de la personne fut évaluée en fonction de la masse monétaire placée en banque. De - là surgit l’émulation mais aussi l’âpreté au gain et l’égoïsme.
Certes, à la pénétration des Européens dans la contrée (1894), la population fut libérée de l’emprise de la traite des esclaves et de l’influence des islamisés. Par ailleurs, grâce à l’introduction de la médecine la population fut guérie de certaines épidémies, la jaunisse (berbérie), la variole, la maladie du sommeil, et autres. Mais l’explication objective de la maladie ne guérissait les blessures morales et sociales qu’elle causait. C’est pourquoi, la médecine moderne coexiste avec la manière traditionnelle de guérir les maladies curables et incurables.
En outre, la colonisation introduisit l’école. Sa valeur n’étant pas perçue par la population autochtone, l’école prit un caractère obligatoire et forcé. Elle était surveillée par les policiers. L’école priva les familles du revenu de leurs champs en « enfermant la jeunesse dans des classes (en swahili, kufungia watoto mu masomo ou en kinande, erifungira avana vomukalasi,) ». Cette expression qui évoque un emprisonnement de la jeunesse à l’école accrut l’hostilité de la population locale. Cette répulsion s’aggravait quand les parents ou le chef du village étaient incarcérés pour l’absence de la jeunesse à l’école.
Néanmoins, elle commença à engendrer des déracinés du point de vue psychologique et culturel. Emancipés de leur milieu traditionnel, les élèves relativisèrent les croyances religieuses liées à la vie humaine : la mort, les cataclysmes naturels, les tabous, l’interprétation de la maladie, les sens des rites, et autres. Il se créa alors une nouvelle élite et une catégorie d’incultes, analphabètes. Cette élite sera à la source de la désintégration de l’harmonie sociale, à l’éveil du nationalisme, par la création d’une multiplicité des partis politiques.
Enfin, la dimension religieuse faisait partie du nouvel ordre colonial qui se donnait pour objectif : « la civilisation ». Celle-ci visait l’amélioration des conditions morales et sociales des populations autochtones, grâce à l’action missionnaire. Malgré les frictions qui pouvaient exister entre les missionnaires et les Agents de l’Administration, ce plan d’ensemble impliquait une certaine collaboration entre l’État et la mission. La charge des œuvres scolaires et hospitalières fut remise aux missions. Ces deux domaines sociaux devinrent aussi des moyens de christianisation. La civilisation prit une autre connotation : « la civilisation chrétienne ».
Dans ce contexte, les missionnaires cherchèrent à supplanter les croyances religieuses traditionnelles par la religion chrétienne. Le chef qui était le grand sacrificateur dans sa culture devint un fidèle comme tout autre chrétien, à l’unique condition de brûler les instruments ancestraux, de suivre le catéchisme, et de recevoir le baptême.
Cette perte du pouvoir religieux, social, et politique des chefs plaça les Nande dans une anomie culturelle. Ce fait explique les différentes formes de résistance aux étrangers : la méfiance, les mouvements kima et l’anyotisme. Le missionnaire les dénonçait, l’agent de l’Administration les réprimait. Cette situation coloniale provoqua une crise culturelle dont l’issue fut de s’abandonner au missionnaire. Ce « messager de Dieu » était perçu comme un recours parce qu’il était porteur des valeurs spirituelles, humaines et morales, contrairement au colonisateur réduit au statut d’envahisseur et d’agresseur.
Gervais QUÉNARD, Rétrospective. Naissance d’une chrétienté, dans Le Royaume (1959) n° 29, p. 9-11.
Lieven BERGMANS, Biundi : nova et vetera. Editions Assomption Butembo-Beni, 1975, p. 25-39.
AIMO, 8, 9, 137 : Rapport annuel, 1940.
Lieven BERGMANS, Biondi. « Vova et vetera », Butembo, Éditions Assomption Butembo-Beni, 1975, p. 10-11