3. L’institution juridique de l’Église locale et ses implications

Le troisième aspect qui a contribué au changement social, culturel et religieux des Nande fut l’institution juridique de l’Église locale de Butembo-Beni. Il comporte, respectivement, la reconnaissance officielle du diocèse, l’implantation du clergé local, et celles des congrégations religieuses autochtones et missionnaires.

La reconnaissance officielle de la mission de Beni remonte au 24 septembre 1906, date à laquelle Mgr Gabriel Grison, des Pères du Sacré-Cœur de saint Quentin, planta sa tente à Beni. Les Déhoniens avaient été précédés des Pères Blancs qui étaient établis en Ouganda depuis 1893 et qui venaient de constituer, depuis l’année 1896, quelques communautés chrétiennes sur les rives de la Semliki.

La crainte du Gouvernement belge de l’État Indépendant du Congo de voir l’influence anglaise se répandre dans la contrée à partir de l’Ouganda, le désir de supprimer la traite des esclaves et de parer à l’avancée de l’islam dans ces territoires sont à l’origine de la fondation du poste de mission de Beni, par les Déhoniens. Ceux-ci œuvraient dans la Province orientale de Congo depuis 1897.

Les épreuves vécues de la maladie et de la mort, du climat, l’éloignement de la résidence du Préfet apostolique, la pénurie du personnel déterminèrent les Déhoniens à céder, en 1929, leur mission de Beni aux Assomptionnistes. L’accueil des Assomptionnistes, par Mgr Gabriel Grison dans son vicariat de Stanley-Falls, traduit le désir de collaboration. La bonne entente entre les membres des deux congrégations religieuses, en France, permit la contribution des uns et des autres à l’édification de l’Église locale dans cette partie orientale du Congo

Plus tard, les motivations spirituelles et pastorales poussèrent le Père Gabriel Grison à céder cette partie de sa Préfecture aux Assomptionnistes. Sa connaissance préalable de l’Assomption en France, et son désir de recevoir les bénédictions de la Sainte Vierge Marie dans son vicariat de Stanley-Falls (Kisangani) l’incitèrent à abandonner le poste de mission de Beni aux Assomptionnistes.

Cette mission fut successivement érigée en Missio sui juris (1934), sous la direction du futur Mgr Henri Piérard, en vicariat (1938), et en diocèse (1959) qui fut remis au clergé diocésain (1966) sous la sollicitude pastorale de Mgr Emmanuel Kataliko. Le diocèse venait d’être reconnue comme diocèse de Butembo-Beni en 1965 avec transfert du siège épiscopal à Butembo.

Plusieurs aspects ont favorisé cette élévation juridique de la mission de Beni. L’influence du Délégué apostolique, Mgr Albert Dellepiane et de Mgr Gabriel Grison (1934-1938), et les appels incessants du magistère à constituer des Églises locales, repris au Concile Vatican II (1965), peuvent avoir été déterminant dans ce processus d’autonomie de l’Église locale de Butembo-Beni (1966).

Outre ce contexte, des aspects objectifs concouraient au changement du statut de la mission de Beni par l’Église universelle. D’une part, le nombre des agents de la christianisation s’agrandissait de plus en plus dans le rang des missionnaires assomptionnistes et des religieuses : les Sœurs Oblates de l’Assomption (1935), les Sœurs de la Compagnie de Marie (1948), et les Sœurs de Fraternité de Jésus fondées par Charles de Foucauld (1952).

D’autre part, le vicariat de Beni avait un nombre suffisant de collaborateurs autochtones. Mgr Henri Piérard avait fondé un petit séminaire en 1940, pour la formation du clergé autochtone, et deux congrégations diocésaines : les Petites Sœurs de la Présentation (1948), et les Frères de l’Assomption (1952). Les missionnaires collaboraient avec les catéchistes et les membres des mouvements d’action catholique. Grâce à ces diverses institutions, l’implantation de l’Église locale était déjà mise en œuvre.

Enfin, pour les missionnaires, la transformation juridique de la mission de Beni était de nature à stimuler leur ardeur apostolique. Ils y voyaient la bénédiction divine sur leur labeur. La reconnaissance officielle de l’Église locale renforçait aussi au milieu de la chrétienté un sentiment d’appartenance à l’Église universelle, et ravivait en eux le sens de la responsabilité. Les membres du clergé diocésain, plus que la chrétienté, étaient particulièrement attentifs à cette reconnaissance. Après la passation du pouvoir ecclésiastique des missionnaires aux autochtones (1966), l’avenir de l’Église dépendit désormais du clergé local C’est pourquoi, on peut considérer l’année 1966 comme un tournant dans l’histoire du christianisme chez les Nande.

Dans cette évolution de l’Église locale de Butembo-Beni, depuis les années 1940, l’accueil des fils et des filles indigènes dans les congrégations fut une source d’encouragement pour la population locale. Par rapport au standing de vie dans leur milieu d’origine, l’appartenance à la hiérarchie ecclésiastique fut perçue comme une promotion. Par la vie ecclésiastique on pouvait devenir l’égal du missionnaire, et traiter sur un pied d’égalité avec les agents de l’Administration civile.

Cependant, dans la mentalité traditionnelle, accorder la permission à son fils de vouer sa vie au service de l’Église ou à une œuvre implique pour les parents une forme de consécration familiale en communion avec leurs fils. C’est pourquoi, les parents et la famille participent aussi à ce nouveau statut de leurs enfants en bénéficiant d’un ascendant moral au milieu de la population locale. Ce fait explique aussi qu’on renvoie un « clerc ou un consacré indiscipliné » chez ses parents ou sa famille. Inversement, au nom de la solidarité familiale, les parents et la famille espèrent bénéficier des privilèges de leurs fils. Faut-il en déduire que l’esprit de désintéressement d’un ecclésiastique et du vœu de pauvreté pour les religieux, prôné par l’Église, est incompatible, dans un contexte africain, avec les valeurs familiales ?

L’intégration des jeunes filles dans une congrégation féminine, missionnaire ou diocésaine était, de la même manière, perçue comme une promotion de la femme. La consécration à Dieu, par le sacerdoce ou la vie religieuse, est parfois considérée comme un idéal supérieur à celui du mariage. Il en est de même pour les jeunes qui s’orientaient vers le sacerdoce ou la vie religieuse.

C’est pourquoi la jeunesse féminine et masculine devait braver l’opposition des parents et de l’entourage, ainsi que les obstacles et les conditions difficiles dans lesquels ils étaient placés tout au long de leur formation. Cet idéal de vie les plaçait dans un réseau de relations dans lesquelles l’humain et le spirituel s’entrecroisent. Cette attitude s’exprime par l’expression « olukengerwa » (en kinande), qui traduit un respect humain mélangé de sentiment religieux ou spirituel.

Ainsi, en dépit des problèmes de pénurie du personnel et des finances pour entretenir et développer le patrimoine missionnaire, l’influence des membres du clergé diocésain et des congrégations religieuses s’accrut. Ils gèrent le patrimoine spirituel et matériel légué par les missionnaires : la prédication de l’évangile, les services de l’enseignement, de la santé, et des œuvres de développement. Aux yeux des fidèles, l’Église est devenue de plus en plus proche du peuple et le message évangélique plus audible dans les langues vernaculaires. Ce fait attire de nouveaux adeptes à l’Église catholique.

Ces aspects suscitent des formes d’appropriation de l’Église catholique qui se concrétise à travers les communautés chrétiennes, les viviji, les liturjia, les secteurs, les paroisses, le diocèse. Cette impulsion qui se traduit par une action spirituelle, parfois inexplicable, entraîne les chrétiens au-delà des limites du diocèse, à telle enseigne que les évangélisés sont devenus, à leur tour, des évangélisateurs. Beaucoup de Nande ont ainsi opéré le passage du refus à l’indifférence, de la méfiance à l’adhésion, de l’aliénation culturelle à l’affirmation d’une identité chrétienne, de l’adoption passive du christianisme à son appropriation et à l’ouverture aux besoins de l’Église universelle.

Nous l’avons dit, la date du contact des Nande avec le christianisme, selon les données des archives consultées, peut être discutée. Nous la situons vers les années 1896/97, à cause de la présence des catéchumènes, des communautés chrétiennes que le Père Auguste Achte, des Pères Blancs, visita « aux premiers jours de juillet 1896 » et le 19 avril 1897, en provenance de l’Ouganda. Ils y œuvraient déjà à partir de l’année 1893.

En ce sens, le christianisme chez les Nande trouve ses origines en Ouganda vers 1896/1897, avant l’annexion des contrées de Beni et de Lubero au Congo-Belge. Il a été officialisé quand le Père Gabriel, des Prêtres du Sacré-Cœur, s’établit, le 24 septembre 1906, à Beni.. Dès lors, les Déhoniens et, plus tard, les Assomptionnistes (1929), avant l’obtention de la mission indépendante (1934), dépendirent de Stanley-Falls (Kisangani), la résidence du vicaire apostolique, d’où ils recevaient les directives pastorales pour la chrétienté naissante.

La christianisation de la mission de Beni a été une œuvre de continuité et de collaboration. Le Père Gabriel Grison en fut conscient quand il écrit qu’à son arrivée en septembre 1906, il rencontra une grande chapelle avec des chrétiens et des catéchumènes en prière, sous la direction du catéchiste Léon. Il envoyait ses catéchistes en Ouganda pour qu’ils reçoivent une formation auprès des Pères Blancs.

Ainsi donc, l’activité apostolique des Pères du Sacré-Cœur de Jésus (1906-1929), des Augustins de l’Assomption, depuis 1929, et la collaboration de ceux-ci avec le clergé diocésain après la passation du pourvoir ecclésiastique au clergé diocésain (1966) se situent dans une continuité de l’œuvre initiée par les Pères du cardinal Lavigerie.

La succession de diverses congrégations religieuses ne délimite pas, à vrai dire, quatre étapes dans la christianisation de la mission de Beni. Elles sont plutôt des points de repère. La dépendance des Assomptionnistes de la juridiction des Déhoniens (1929-1934), celle du clergé diocésain vis-à-vis des Assomptionnistes (1966-1986), malgré la passation du pouvoir, atteste de la continuité de la christianisation de la mission de Beni. D’ailleurs, à la passation du pouvoir missionnaire au clergé diocésain, le nombre des agents de la christianisation était fort réduit, à tel point que la convention bilatérale entre les Assomptionnistes et le diocèse était presque lettre morte.

L’unique nouveauté notoire fut la direction du diocèse par un évêque autochtone. N’eut été la diminution du personnel missionnaire en 1986 et son regroupement en six paroisses et dans les communautés religieuses, l’influence plus nette du clergé diocésain et la distinction entre les biens propres à l’Assomption et au diocèse, seraient restées imperceptibles.

Au moment de la cession progressive des paroisses au clergé diocésain, les biens propres du diocèse et des Assomptionnistes n’étaient pas définis. C’est pourquoi les missionnaires abandonnèrent tout à la paroisse. La nouveauté institutionnelle fut la centralisation des œuvres de développement. Initiées par le Père assomptionniste Jean Divoy, en 1972, elles furent réunies, au cours des années 1970, par Mgr Emmanuel Kataliko, en un organigramme, le Bureau Diocésain de Développement. Il englobe la pharmacie, les bureaux de la Caritas, des œuvres médicales, des services des œuvres de développement, et dans les années 1980, les bureaux de la planification familiale naturelle et de la Commission de justice et paix.

Les nouvelles fondations paroissiales surgirent pour la plupart à partir des années 1990, avec la croissance des chrétiens dans les centres extra-urbains, la croissance du personnel du clergé autochtone et l’arrivée de nouveaux missionnaires. Ces nouvelles paroisses, comme les anciennes, suivent le Directoire pastoral du vicariat de Beni (1958). Dans ce Directoire figure encore l’apostolat spécifique et le genre de relations que les missionnaires et le clergé diocésain devaient avoir avec les Européens, malgré leur départ après 1960.

Le maintien du Directoire laisse entrevoir que la passation du pouvoir ecclésiastique au clergé diocésain, en 1966, n’a pas été une démarcation de l’Église missionnaire implantée par les Assomptionnistes, mais une continuité de la collaboration, malgré l’inversion des rôles de direction. Aussi, il nous paraît artificiel de vouloir scinder l’histoire de la christianisation de Butembo-Beni en quatre périodes 1777  : celle des Pères Blancs (1896-1906), des Déhoniens (1906-1929), des Assomptionnistes (1929-1966), et du clergé diocésain à partir de1966, à partir de la passation du pouvoir.

Depuis 1966, Mgr Emmanuel Kataliko et le clergé diocésain ont pris la direction pastorale de ce diocèse en collaboration avec les missionnaires assomptionnistes. Depuis les années 1980, avec l’arrivée de nouvelles congrégations missionnaires, les Pères Croisiers (1982), les Carmes (1988), le retour des Déhoniens (2002), et les Franciscains (2005) sont associés et intégrés dans l’œuvre de l’édification de cette Église locale.

Cette diversité de sensibilités spirituelles est mise au service de l’unité pastorale dont l’objectif est l’implantation et la croissance de l’Église locale. Cette situation rejoint la recommandation du concile Vatican II qui affirme qu’une Église locale est solidement implantée quand elle a, en son sein, des congrégations apostoliques et contemplatives 1778 .

Notes
1777.

Croyance répandue au sein du clergé diocésain et confirmé, en 2003, par certains deux membres de la curie généralice des Assomptionnistes à Rome dans des propos de table.

1778.

VATICAN II, Décret Ad gentes, n°18, dans Paul-Aimé MARTIN (ed), Les Seize documents conciliaires, op. cit., p. 455-456.