4. Impact du christianisme sur la culture nande

Le christianisme dans le diocèse de Butembo-Beni s’est implanté dans un contexte politique en rapide évolution. Les évènements politiques eurent souvent un impact négatif sur le christianisme. Ils conduisirent, néanmoins, les agents de la christianisation à définir leur conception d’une société ou d’une nation fondée sur les valeurs chrétiennes.

Les résistances au christianisme apparaissent plutôt comme des mouvements de nature religieuse. Au sein même de l’Église locale surgissent aussi des formes d’acculturation du christianisme. Ces phénomènes mettent en lumière les points de rupture ou de continuité culturelle, et révèlent les problèmes auxquels l’Église locale de Butembo-Beni est confrontée.

La christianisation de Butembo-Beni a résisté aux troubles et aux crises politiques du pays : la seconde guerre mondiale (1940-1945), la décolonisation (1950-1960), la rébellion muleliste (1964), la zaïrianisation (1970-1980), les opérations militaires et les guerres d’agression ou d’occupation (1980-1996). Ils ont révélé la fragilité des missionnaires dont le nombre restreint ne pouvait pas suffire à la tâche. Ils ont aussi conduit les missionnaires à réexaminer leurs rapports avec les autochtones.

Pour l’élite intellectuelle et les nationalistes, les missions relevaient de la collaboration avec la colonisation. Dans le domaine de l’éducation, elles étaient accusées de freiner le développement et l’émancipation des populations locales afin de les maintenir sous leur tutelle paternaliste. En 1964, les rebelles accusaient, par exemple, les missionnaires d’être les alliés d’un pouvoir corrompu. Ils étaient aussi accusés d’avoir fait appel aux mercenaires américains pour démanteler les rebelles.

La zaïrianisation des années 1970 a revendiqué le recours à l’authenticité et prétendait instaurer un état laïc. L’Église fut perçue comme un pouvoir opposé à l’autorité en place. Les opérations militaires et les guerres d’agression du Nord-Kivu s’en prirent à l’Église catholique car elle était considérée comme une force de résistance à la pénétration et à l’occupation de la contrée par les étrangers.

Ces événements ont engendré des défections parmi les chrétiens. D’autres prirent leurs distances. Le travail des missionnaires fonctionnait au ralenti. Les conséquences psychologiques de la guerre engendrèrent le départ de plusieurs missionnaires. Les uns avaient peur, les autres se reprochèrent quelques conflits dans leurs relations avec les autochtones.

D’autres encore furent déçus de voir l’œuvre pour laquelle ils avaient voué leur vie et investi matériellement détruite par incivisme. D’autres enfin mirent en avant les raisons de santé et l’âge pour quitter le pays. Les départs privèrent des communautés chrétiennes de leurs pasteurs. Pour le petit reste des missionnaires, le travail débordant rendait difficile le développement des œuvres pastorales et sociales.

Néanmoins, lors de ces évènements politiques, l’Église, qui paraissait jusque là favorable au pouvoir en place, se plaçait du côté des « vaincus », selon son langage. Elle encourageait alors l’émancipation des peuples colonisés, redéfinissait sa mission, et exhortait les autochtones à promouvoir le bien commun. Certains ecclésiastiques eurent le courage de risquer leur vie dans la défense des populations contre la dictature ou les différentes formes de rébellions (1980-2005).

Grâce à la dénonciation des formes de dictature, de l’exploitation du pauvre, des exactions militaires, des violations des droits de l’homme, de la guerre, des exclusions et des injustices, les agents de la christianisation ont acquis le statut de défenseurs de la population locale. De ce fait, l’Autorité politique a constaté que l’Église était la première force d’opposition.

Par ailleurs, la doctrine sociale de l’Église prônée par les ecclésiastiques fit d’eux des messagers d’humanité, de fraternité, de réconciliation. Ils prônent, en effet, l’unité nationale, le bien commun, l’État de droit, la démocratie, la répartition équitable des biens de la terre, et les questions relatives à la justice et à la paix. Cette option pastorale contribue à rendre le clergé proche des besoins de la population. Participant ainsi à la construction de la nation, il encourage un humanisme imprégné de valeurs chrétiennes. Cette réponse à l’aspiration des hommes à plus de justice et de paix semble stimuler l’attachement des chrétiens à l’Église et à ses pasteurs, défenseurs des droits du peuple.

Cependant, ces facteurs favorables à l’expansion du christianisme n’ont pas empêché des mouvements hostiles. Les mouvements de résistance kima (1932), l’anyotisme (1920-1960), et la secte omuyeve (1958-1980) éclatèrent dans des contextes particuliers contre l’occupation coloniale et la religion chrétienne. Ils voulaient préserver l’intégrité culturelle de la population locale avec sa forme propre d’administration politique, de relations économiques, d’organisation sociale et religieuse. La répression par l’Administration coloniale eut raison de ces mouvements. Quant à la secte syncrétiste omuyeve, le clientélisme religieux provoqua son déclin et sa disparition, bien qu’elle ait prétendu répondre aux besoins sociaux et religieux de la population locale par recours aux charmes, la suppression de la crainte du sorcier, la guérison de la sorcellerie, etc…

D’autres réactions au christianisme catholique et protestant dans le diocèse de Butembo-Beni apparurent sous forme de messianisme politique et religieux. Le kimbanguisme(1921), le kitawala (1940), mouvements religieux à caractère syncrétique, surgis dans un contexte colonial d’anémie sociale, et de revendication d’un christianisme africain. Dans la même perspective, les nouveaux mouvements religieux et les sectes (1980), dans un contexte de crise politique et économique apparaissent comme une quête spirituelle. Ils trouvent dans la croyance un moyen de réajustement et de rétablissement de l’équilibre social et religieux dans leur milieu social.

Le recours à la Bible, le désir de cohésion et de fraternité, l’intégration de la femme dans le ministère religieux, la confiance totale dans le rôle du Saint Esprit dans la vie des adeptes sont autant de valeurs qu’ils vivent au sein de la population locale. L’insistance sur le témoignage de conversion, qui invite à « renaître à la vie chrétienne », et sur la rencontre personnelle avec le Christ, interpelle les chrétiens des Églises traditionnelles : les catholiques, les protestants, et les anglicans. Les mouvements messianiques et les sectes, au lieu d’être des concurrents, apparaissent alors comme un défi pour le catholicisme par leur souci de promotion des valeurs traditionnelles et de certaines valeurs chrétiennes.

Dans ce contexte d’appropriation du christianisme et de récupération des valeurs traditionnelles, ce qui avait pu apparaître comme un échec de la christianisation et un retour aux croyances traditionnelles, prend une nouvelle signification : l’aspiration à une revalorisation culturelle. L’initiative des Assomptionnistes, depuis les années 1950, de partager leur spiritualité du triple amour, - de Jésus-Christ, de la Vierge-Marie, et de l’Église -, avec les évangélisés rejoint cette perspective. Les membres du clergé autochtone et les catéchistes approfondissent, à leur tour, cette trilogie spirituelle dans leurs relations culturelles avec le Sauveur (Musavuli), la divinité féminine, source d’abondance(Nyavingi), et la « grande famille des baptisés » à travers le monde (ekihanda ekyavatsumulwa va Nyamuhanga), c’est-à-dire l’Église.

Cette forme d’intériorisation du christianisme promeut non seulement la culture mais aussi établit un idéal spirituel commun entre les évangélisateurs et les christianisés. Elle implique que le christianisme peut assumer certaines valeurs culturelles et leur donner une signification nouvelle. Cependant, depuis les années 1930 et pour les premiers chrétiens dans la contrée, le syncrétisme peut aussi s’introduire avec cette demande de valorisation de la culture nande.

La tendance à la récupération des valeurs traditionnelles nous conduit à affirmer que le refus initial de la culture nande par les missionnaires et, à leur suite, les agents autochtones de la christianisation n’a entraîné ni la suppression ni le rejet de la culture par la population locale. Elle a souvent recouvert les croyances religieuses traditionnelles de manifestations et d’expressions chrétiennes.

En apparence, le bilan est celui d’une quasi élimnation des normes et croyances anciennes. Ainsi, la croyance aux objets et aux bosquets sacrés, aux plantes ayant une force surnaturelle maléfique (erirogho), aux fétiches et aux amulettes (esyongisa), aux totems et aux interdits (ekitssiro), et à l’habitation des esprits maléfiques dans certains endroits comme un tourbillon d’eau de la rivière (eririva), fut combattue au nom de la vision chrétienne de l’univers.

Par ailleurs, les rites et les cérémonies autour du cycle vital de l’homme furent éliminés. La croyance que certaines enfants sont une représentation vivante d’un ancêtre n’avait plus de sens. Il en fut ainsi, dans le domaine social, du secret autour de la grossesse par crainte du sorcier, de la crainte d’engendrer des jumeaux, de la présence de l’enfant, porte-bonheur, qui salue le premier le nouveau-né lors du rite de l’exposition de l’enfant au soleil (erihulukya), des cérémonies et des rites de l’initiation féminine et masculine (erihek’ekitiri ou erihinga et olusumba), des divers cas de polygamie ou de polyandrie, de la crainte de l’esprit du défunt, des danses mortuaires, et de la phobie du sorcier ou de la sorcière.

Furent aussi prohibés au profit du culte des saints et de la messe, la vénération des mânes des ancêtres, le grand culte annuel (ovusyano) et les rites autour de la pléiade d’attributs autour du Dieu-Nyamuhanga. De cette façon, les rites agraires de rogations de la pluie, du beau temps, et le grand sacrifice annuel, ainsi que les « fonctions sacerdotales » qui leur sont relatives devinrent moralement réprouvables. Les « temples » (ovuhima ou omusaka) dédiés aux esprits, considérés comme instruments de Dieu, furent détruits en faveur des chapelles ou de l’église paroissiale.

Du point de vue de la morale chrétienne, l’éthique nande, qu’on peut rapprocher de l’enseignement du décalogue, était déconsidérée. On l’accusait de recourir à des sanctions qui ne respectent pas la dignité humaine prônée par le christianisme. Il s’agissait entre autres de la peine capitale pour les voleurs, brûlés vifs ou enterrés vivants jusqu’au cou, alors les oiseaux et les charognards achevaient le coupable.

Les rares cas d’exil lors d’une infraction contre le pays ou le village (omukumbira), d’épreuve du poison pour le sorcier (ovwenda), les sept fouets administrés au sexe masculin pour cause d’adultère, la relégation des menteurs ou des sorciers qui empoisonnent les relations humaines et communautaires ou portent atteinte à la vie des personnes, toutes ces pratiques étaient inadmissibles pour le christianisme. Mais pour quel progrès ?

Les sanctions morales cédèrent la place à la torture dans les prisons ou les travaux forcés à perpétuité. L’unique avantage est qu’on pouvait être acquitté de sa peine après le temps prévu ou à prix d’argent, au nom d’un « dédommagement ». Cela fit place aux sanctions arbitraires prises par la partie lésée. Dans ce contexte, par rapport à la vision du monde, de l’éthique et des croyances religieuses, le christianisme a éliminé ou recouvert ce qui, dans la tradition nande, était devenu un poids. Il a transformé les relations et adouci les peines contre les transgresseurs de la tradition. Mais à y regarder de près, il n’a pas fait disparaître la culture reçue des ancêtres.

Cette situation explique la survivance des rites de l’exposition de l’enfant au soleil (erihulukya) à côté du baptême, la triple célébration du mariage auprès de l’Administration civile, auprès du prêtre pour la bénédiction nuptiale, et par des festivités culturelles. Les messes des suffrages des morts célébrées au jour anniversaire de leur décès gardent un arrière-fond du souhait de son accueil au séjour des ancêtres, devenu le paradis. C’est pourquoi, elles sont suivies de rencontres familiales traditionnelles pour réfléchir sur la vie du groupe, de la réunion pour un projet de vie familiale, et de la fête de la fraternité.

Le sens donné aux insignes chrétiens et dévotions n’est pas différent de la protection par les amulettes, et du recours aux différents bons esprits, protecteurs dans les circonstances précises. Ainsi, les similitudes entre la vision traditionnelle nande de la religion et le christianisme, entre l’éthique et la morale rendent souvent imperceptibles la frontière entre les croyances héritées et le christianisme.

Par le développement de la doctrine chrétienne et de la morale, le christianisme est apparu comme un enrichissement religieux pour la culture nande. La lutte chrétienne contre les divinités, soit à cause de leur rôle ambigu, -Lusenge et Mbolu, protecteurs de la jeunesse masculine et féminine, Kihara, le justicier-, soit à cause de leur action néfaste pour une vie épanouie pour l’homme, soit à cause de leurs actions dévastatrices, -Ndioka, maître des eaux, et Mutwangwangwa, maître des éboulements, n’a pas supprimé la substance du vécu traditionnel du Dieu-Nyamuhanga.

Le christianisme est apparu ainsi comme un facteur purificateur de la religion traditionnelle et libérateur de l’interprétation négative de l’action divine dans les phénomènes naturels, liés à la vie de l’homme et du cosmos. Dans la même perspective, les soins prodigués aux orphelins et aux lépreux, la prohibition des sanctions relatives entre autres au vol, à la sorcellerie, à la profanation du nom de Dieu-Nyamuhanga, la polyandrie ou la polygamie, pour compenser les déficiences physiques ou le décès (erisighalya) d’un des conjoints et avoir une progéniture, apparaissent comme un dépassement et constituent une révolution culturelle.

En définitive, les modes de contact de la culture nande avec la religion chrétienne laissent percevoir un ensemble complexe de continuités et de discontinuités culturelles, de rupture et d’acceptation. Ils laissent aussi entrevoir que le recours à l’interdit contre une culture se heurte à des limites. La négation ou la prohibition de ce qui apparaît superstitieux ne supprime pas la substance d’une culture. Dans la mesure où il accepte ces interactions, le christianisme apparaît comme une religion capable d’enrichir la culture nande et de l’orienter vers le même Etre suprême : Nyamuhanga, pour les Nande, et Dieu, pour chrétiens.

Cependant, la religion chrétienne n’est pas la religion de tous les Nande mais d’une majorité d’environ 70%. Le surgissement de milices non gouvernementales durant les guerres d’occupation de la contrée dans les années 1990, les Mai-Mai, et le mythe d’invulnérabilité qui les entoure, prouve la survivance, en temps d’épreuve, des pratiques traditionnelles pour mener la guerre. Ce mouvement apparaît comme une récupération des forces relatives au Ngabwe, le chef de la guerre. Il en est ainsi du rite agraire (ovusanyo) pour demander à Dieu et aux ancêtres de pourvoir à la santé et à la nourriture du peuple.

Par ailleurs, l’abandon du christianisme pour adhérer aux nouveaux mouvements religieux et aux sectes ou à l’islam, et l’organisation des guerres ou des rébellions par des chrétiens montrent que le christianisme catholique, protestant ou anglican, ne répond pas à toutes les aspirations de l’homme.

Dans ce contexte, pour les chrétiens catholiques, une évangélisation en profondeur, la mission lointaine en dehors de l’organisation diocésaine, l’inculturation, le dialogue inter-religieux, la sensibilisation aux questions relatives à la communication, le développement des peuples, la justice et la paix restent des objectifs à atteindre. Depuis l’année 1989, à l’appel du Magistère de l’Église catholique, dans son Instrumentum laboris, et dans la suite le Synode africain, tenu à Rome en 1995, ces défis issus de la christianisation des peuples sont devenus pour les Églises locales africaines des priorités 1779 . Ils apparaissent comme un appel à un changement de méthode dans la proposition de la civilisation que les missionnaires qualifièrent de « civilisation chrétienne ». Ils constituent enfin une invitation à vivre le christianisme à partir des réalités africaines.

Notes
1779.

JEAN-PAUL II, « Exhortation apostolique post-synodale : Ecclesia in Africa », dans La Documentation catholique, (1995) n°2123, p. 836-838.