La société moderne dans laquelle nous vivons aujourd’hui est régie par les valeurs du travail et du profit et s’oppose ainsi parallèlement à la fantaisie et à la gratuité. Mais loin d’être une affaire exclusivement destructrice, dominée par des préoccupations extra quotidiennes, la fête a été et continue d’être une valeur refuge pour la fantaisie, l’imaginaire, l’insouciance, la folie et la drôlerie.
Emile Durkheim définissait en effet la fête comme un rassemblement humain, à la fois créatif et libérateur des contraintes quotidiennes ; Sigmund Freud insistait lui, sur l’excès permis et sur les violations, ritualisées, des interdits ; pour Marcel Mauss, la fête, « fait social total » célèbre à la fois le groupe lui-même et un temps spécifique, linéaire, substitué à une cyclicité.
Si l’on considère la notion occidentale de fête dans son origine, elle correspond à la célébration ou à la commémoration religieuse d’un jour particulier.
De sa racine latine, feria, du jour ainsi férié, donc sans travail, la fête introduit une régularité et une périodicité ; elle structure en somme un temps par un principe d’ordre qu’est le calendrier, et par là même constitue un élément essentiel de l’ordre temporel d’un groupe.
La fête, en ce sens, ponctue le quotidien tout en le détournant. Elle rompt alors avec l’ordre établi et introduit des interstices de désordre, de rupture temporelle et des perturbations collectives. Elle est dépense et déraison mais elle cristallise aussi prodigalité et effervescence de vie. De fait, elle ranime, réaffirme et rend présents de manière active les critères et valeurs qui font le groupe social.
De nombreuses fêtes ont lieu en fonction des calendriers solaires et lunaires et du cycle des saisons.
Les fêtes saisonnières, devenues ainsi cycliques, perpétuent souvent les traditions culturelles des groupes humains. Toutefois, il est commun de penser qu’à son origine, la fête était destinée à exorciser « les forces obscures et menaçantes d’une nature sur laquelle on n’avait aucune prise 2 ».
Avec l’amélioration des conditions de vie liée à l’avancée de la science technologique, les fêtes ont perdu de leur ferveur et de leur nécessité. La nourriture, par exemple, ne dépend plus du « miracle » d’une bonne récolte ni des aléas climatiques.
Les fêtes collectives, sous leurs formes variées, sont en d’autres termes l’expression d’une culture commune ; elles reflètent et régulent le style de vie et les pratiques singulières des différents peuples et sociétés, et contribuent d’une manière certaine à façonner une vie sociale.
Elles possèdent alors des fonctions et des valeurs variées et peuvent être prétextes à des grands rassemblements, à des jeux, des spectacles. Il est en effet commun de penser que les fêtes accompagnent les divers rites humains et en constituent même des instruments de communication et d’expression culturelle.
Mais il est une fête qui, d’après le philosophe Jean-Jacques Wunenburger, illustre « au mieux le statut de fête, modèle réduit sécularisé, primitivement célébration cosmogonique, puis réajusté à l’intérieur d’un cycle chrétien, avant de devenir jeux alimentés par la nostalgie de dépense et de communion collective 3 » et qui donne souvent lieu à des débordements, trouble l’ordre public, favorise le défoulement, la turbulence, la subversion, la moquerie et la parodie, et offre un espace où l’absence de règle aboutit à des manifestations, en apparence, irraisonnées et excessives : c’est le carnaval 4 .
Le carnaval cristallise effectivement cette « période où l’ordre social et les hiérarchies sont symboliquement modifiés ou renversés, et qui est l’occasion de fêtes, de spectacles où s’actualisent les oppositions (dans quelques cultures que ce soit) 5 ».
Dans un temps et un espace donnés, il offre en effet une image inversée et esthétique de la société dans laquelle cette image se déploie et grâce à laquelle la hiérarchie sociale est renversée. Il est, en d’autres termes, la fête qui consacre la folie.
Socialement, il célèbre la marge, ce que précisément la rationalité du quotidien rejette comme source de désordre.
Le roi carnaval, roi bouffon, hautement profane, incarne de manière figurée et sous forme d’effigie, la période festive mais parodie la solennité et la sacralité quotidienne. Il personnifie en cela la remise en cause périodique de l’ordre établi et ôte temporellement le pouvoir à ceux qui le détiennent.
Le carnaval est un monde à l’envers et un univers de fous.
Les rites carnavalesques s’affranchissent donc de la logique quotidienne pour devenir ludiques et le déguisement, la parure, le tégument ou encore le masque participent de manière essentielle à la fête.
Néanmoins, s’il fallait résumer son essence en guise d’introduction, retenons que le carnaval est un savant et complexe mélange de droit à la fête, d’éléments rituels et esthétiques ou d’actes cérémoniels multiséculaires mais aussi et surtout, une licence des mœurs, une fête que le peuple se donne à lui-même un fois par an, dans un désordre institutionnalisé, limité et réglé, une suspension temporaire des règles de la vie sociale quotidienne.
À sa genèse, le carnaval est un hymne dionysiaque au printemps et au renouveau qui s’est glissé dans le calendrier chrétien et qui s’est développé comme un système alternatif ayant survécu au combat entre le christianisme et le paganisme.
En effet, la fête carnavalesque est une création populaire héritée d’une longue tradition de fêtes tumultueuses, placée par la religion chrétienne, le Mardi Gras, à la veille du jour où les fidèles doivent officiellement cesser de manger de l’alimentation carnée, c’est-à-dire le Mercredi des Cendres 6 .
Le carnaval est donc rituellement une consommation symbolique de masse qui précède la rareté.
Ainsi, pendant des siècles, carnaval était synonyme de scandale, de désordre, de luxure, de folie, de vulgarité, d’obscénité, mais était un hymne à la vie, à la liberté car selon le dicton « En carnaval, tout est permis ! ».
Traditionnellement, le carnaval est effectivement une période de divertissement précédent le Carême catholique ; il commence le jour de l’Epiphanie 7 et se termine le Mardi Gras.
Toutefois, d’un pays à un autre, d’une ville à l’autre, les festivités ne commence pas le même jour et la période des manifestations les plus importantes se déroulent souvent durant les « trois jours gras », c’est-à-dire pendant les trois jours précédant le Mercredi des Cendres : le Dimanche, le Lundi et le Mardi Gras.
De plus, précise François-André Isambert, « la complexité sémantique de cette fête n’a d’égale que sa diffusion 8 .» Et sa diffusion s’est opérée dans le temps et dans l’espace.
En s’expatriant ainsi, en franchissant les mers et les océans, le carnaval n’a pas toujours conservé sa teinte originelle ; chaque société lui a imprimé une marque particulière issue des coutumes locales et ancestrales ainsi que des apports culturels spécifiques.
Et Elisabeth Tardif d’ajouter : « Le carnaval revêt un caractère universel, il est un état particulier du monde entier 2 . » Le carnaval demeure effectivement ce brin de fantaisie cyclique qui a eu des ramifications au-delà des mers et océans et dans lequel chaque peuple trouve ou investit des pouvoirs politiques à fonction socioculturelle, comme éloigner les génies destructeurs, exorciser un peuple en se glissant sous le masque d’animaux mythiques, bénir la terre de libation, chercher la protection du déguisement, trouver un plaisir de la parure, de l’exhibition des instincts, de la satire, un moyen de transgresser ou de fuir le quotidien ou encore, abolir les barrières culturelles et sociales.
Sur le continent américain, par exemple, à Rio, ou à Salvador de Bahia 9 , au Brésil, le carnaval est une revanche de la population noire qui se met sur le devant de la scène pour quelques jours. L’amour de cette fièvre cyclique embrase la ville comme une traînée de poudre dans une transe collective des bals de quartiers, l’extravagance et l’excitation des acteurs atteignent alors l’extase dans les éblouissants serpentins des défilés carnavalesques.
En Bolivie, à Oruro, on entre en carnaval comme on entre en religion ; les festivités représentent le mimodrame du massacre des Incas par les Conquistadors espagnols.
L’enfer de la fête du « Roi Vaval », le prisme de l’insouciance des tropiques, l’allégresse du rhum et de la sensualité caractérisent les carnavals des Caraïbes.
En Haïti, le Vaudou tisse la trame de « Papa Mardi Gras ».
Le carnaval de Santiago de Cuba célèbre à la fois la fin des récoltes de cannes à sucre (fête de la moisson) et, depuis 1953, le premier assaut de Fidèl Castro contre la dictature de Batista.
Le carnaval de Québec, quant à lui, exhibe ses extraordinaires sculptures de glace montées sur des chars.
En Europe, le carnaval permet de vivre à l’écoute de la terre et au rythme des saisons. Il symbolise les premières tiédeurs, les premiers bourgeons, le renouveau de la nature. Les crémations de mannequins personnifient la fête, des effigies d’animaux chassent l’hiver redoutable. Les fleurs, symbole du printemps, spécifient aussi bien les carnavals bulgares, roumains que ceux des pays méditerranéens.
Des costumes figés dans le temps et tirés de légendes locales sont à nouveau endossés chaque année avec vénération à Binche, en Belgique.
A Bâle, en Suisse, de mystérieux ballets de costumés déambulent à travers les rues tortueuses.
En Allemagne, ou en Autriche, les carnavals sont animés par les effrayants « Narren » (personnages carnavalesques) dont les masques de bois sculptés sont souvent forts anciens.
A Venise, la somptuosité des costumes rappelle les spectacles théâtraux de la commedia dell' Arte.
En France, Nice devient un univers idyllique où il ne pleut que des confettis et où l’on ne se bat qu’avec des fleurs pendant douze jours, douze jours de carnaval, aujourd’hui spectacle très élaboré dont les protagonistes ne se mêlent pas au public.
A Cassel, dans les Flandres françaises, un couple de géants débonnaires, les « Reuzes » réunifie une fois l’an ses habitants par leur légende qui constitue le fondement de l’identité locale.
Il s’avère ainsi évident que chercher à embrasser l’exhaustivité d’une telle fête – multiséculaire et multiculturelle – cet étonnant chef-d’œuvre d’art et de culture populaire, est une véritable gageure d’autant que ce large phénomène ne livre pas facilement ses secrets. C’est pourquoi il a toujours suscité l’intérêt des historiens, des folkloristes, des ethnologues et, en général, des spécialistes des sciences sociales.
La priorité d’un travail sur ce sujet est ainsi la délimitation du terrain d’investigation.
Nous avons donc choisi de nous consacrer aux carnavals du domaine français, prioritairement pour une raison géographique, en ce sens que les frontières terrestres de la France se situent aussi bien en Europe occidentale, qu’en Amérique, que dans l’Océan Indien ou encore dans le Pacifique.
Néanmoins étudier un phénomène issu de sa propre culture, celle dans laquelle nous somme baigné depuis notre naissance, c’est comme étudier le phénomène lumineux.
En effet, notre propre culture, tout comme la lumière, est tellement présente dans notre vie quotidienne que nous n’y prêtons guère attention. Très souvent nous ne nous posons pas plus de questions sur la lumière que nous ne nous en posons sur nos propres pratiques.
Toutefois, comme la fête pour la culture, il existe des moments d’exceptions où la lumière nous apparaît dans un éclat et un souffle tout particulier : un arc-en-ciel, un coucher de soleil, un puit de lumière dans une forêt. En dehors de ces instants privilégiés, nous ne voyons que peu la lumière : nous nous contentons de voir grâce à elle, comme nous nous contentons de faire grâce à et vivre selon notre propre culture.
Ainsi, choisir d’étudier le carnaval, c’est chercher à saisir cet instant humain furtif, cet arc-en-ciel de la vie quotidienne, culturelle et sociale, et qui n’est pas la société tout entière mais qui en est une exhalaison.
Et c’est en cela que nous comprenons les déclarations de Clifford Geertz : « Nous sommes les miniaturistes des sciences sociales peignant sur des toiles minuscules par touches qui se veulent délicates. Nous espérons trouver, au niveau du plus réduit ce qui nous échappe à celui de l’ensemble, tomber sur des vérités générales en passant au crible des cas particuliers 10 . »
Pour Mikhaïl Bakhtine, le carnaval n’est « pas une forme artistique du spectacle théâtral, mais plutôt une forme concrète (mais provisoire) de la vie même qui n’était pas simplement jouée sur une scène, mais vécue en quelque sorte (pendant la durée du carnaval) 11 . »
Le carnaval ne trouve pas son essence uniquement dans les confins de l’art, mais se situerait plutôt aux frontières de l’art et de la vie humaine, entre esthétique, imagination, création, culture et société.
En somme, si le carnaval est communément perçu comme un immense feu de joie allégorique dans lequel tout le monde peut être aussi déraisonnable et fou qu’il le souhaite, aussi impertinent et libre qu’il le désire, il n’en constitue pas moins un réel équilibre entre jeux sociaux et rites culturels.
Nous retrouvons alors ici l’idée d’une fête fonctionnant cycliquement comme l’envers du quotidien symbolisé par des pratiques inversement soumises aux contraintes statutaires et institutionnelles du quotidien et comme une « purgation » pour l’ensemble des individus qui pourraient être lassés par la persistance linéaire d’un ordre social fondé sur un primat coercitif.
Le carnaval offre donc à chacun des protagonistes une vie sociale et culturelle autre, non un autre quotidien mais celle d’un autre du quotidien dans lequel les contraintes sont esthétiquement et rituellement abolies au profit d’une autre liberté.
Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 12.
E. Mercier, J. Baraud, J. Bonhomme, N. Chasseriau, Peuples en fête, carnavals et fêtes chrétiennes, Paris, Librairie Larousse, Coll. Les Hommes et leurs dieux, 1981, p. 1.
Jean Jacques Wunenburger, La fête, le jeu et le sacré, Paris, Encyclopédie Universitaire, 1977, p. 175.
Le linguiste Alain Rey présente même le carnaval, dans son « Dictionnaire culturel en langue française », comme « l’incarnation exemplaire de l’esprit de la fête ».
Alain Rey, « Carnaval », in Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Ed. Le Robert, 2005, p. 1271.
Rappelons que Gargantua est né un Mardi Gras, à la suite d’un banquet où Gargamelle mangea des tripes !
Le terme « épiphanie » est issu du grec et signifie « apparition ». Célébrée le 6 janvier, cette fête commémore l’Annonce du Christ aux bergers et aux Rois mages et correspond à la présentation de l’enfant Jésus aux Rois Mages.
François-André Isambert, « Fête », in Encyclopedia Universalis, Corpus 9, p. 422.
Elisabeth Tardif, La fête, idéologie et société, Paris, Librairie Larousse, 1977, p. 46.
Cf. Michel Agier, Anthropologie du carnaval, La ville, la fête et l’Afrique à Bahia, Marseille, Ed.Parenthèses/IRD, 2000.
Clifford Geertz, Observer l’Islam, changement religieux au Maroc et en Indonésie, Paris, Editions La Découverte, 1992, (1ère Ed.1968), p. 18.
Mikhaïl Bakhtine, L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Idées, p. 14.