Imaginaire

Pour saisir plus précisément notre objet, une étude en deux dimensions, simplement basée sur l’identité et le politique, n’offrait qu’une vision objectiviste et constructiviste alors même que le carnaval est aussi une fête qui se vit de l’intérieur au-delà des mots et des concepts. C’est un objet animé et vivant qui s’expérimente personnellement en effet avant de s’étudier.

Il demeure tout entier inscrit dans le domaine de l’émotion et du sensible et conceptualiser – ou du moins tenter de saisir – de l’émotion et du sensible ne saurait se faire avec des mots en dehors de toute poésie. Comment en effet apprécier la beauté d’une fleur en commençant par se dire que sa couleur n’est qu’une interprétation par le cerveau d’une certaine onde lumineuse ?

Pourtant, si la poésie est, dit-on, un moyen de connaissance de la réalité, c’est le domaine de l’imaginaire, traversant de part en part le monde du sensible et de l’émotion, qui nous a offert des outils précieux pour pénétrer ce monde à part. C’est effectivement la notion « d’imaginaire », entendu au sens de Descartes, c’est-à-dire la faculté de se représenter les choses d’une façon sensible, et non entendu comme une faculté trompeuse Pascalienne (« Maîtresse d’erreur et de fausseté »), qui nous a permis de nous représenter les émotions du carnaval d’une façon sensible.

Nous ne pouvions donc utiliser un seul ensemble de concepts rationnels ou raisonnables pour étudier un univers qui précisément ne l’est pas.

En somme, une plongée dans l’univers émotionnel et imaginaire du carnaval a constitué pour nos analyses une étape liminaire et heuristique.

Parce que partiellement dissoute ou au contraire exacerbée dans chaque pratique et dans chaque discours qui nous a été donné de rencontrer ou d’écouter, la notion d’imaginaire assume l’aspect ternaire de notre problématique comme ponctuation rythmique et comme nœud dialectique entre existence et action, entre identité et politique.

Notre travail théorique consiste alors à mettre en évidence le rôle de l’imaginaire dans l’exploration des rapports entre l’identité et le politique dans cet univers alternatif au quotidien que figure le carnaval.

Prendre en compte la participation de l’imaginaire collectif dans une théorie ethnologique du carnaval, tel est en effet l’objectif central de ce travail.

Notre définition primaire du carnaval fut donc construite et délimitée à partir des données ethnographiques et de ce schéma ternaire, que nous établissons ici à la fois comme un univers humain d’existence et d’action à part, et un monde imaginaire de liberté. C’est la définition à partir de laquelle nous nous proposons en effet d’élaborer notre construction théorique.

Notons toutefois que si l’univers carnavalesque ne peut être isolé de sa part d’imaginaire, l’imaginaire, quant à lui, ne peut être isolé de son contexte proprement humain, c’est-à-dire social et politique.

Et cette détermination humaine de l’imaginaire dans l’univers carnavalesque se présente et s’offre à la vue en premier lieu à travers les créations spectaculaires et artistiques.

Pour ce travail ethnologique, nous avons en effet saisi à la fois comme concept et comme un « seuil » épistémologique, une notion abstraite connue davantage comme étant un courant artistique : le surréalisme 15 .

Bien sûr, nous n’aurions la prétention d’analyser ici un mouvement artistique tel que celui-ci, mais les œuvres des surréalistes qui se situent aux confins du rationnel et de l’irrationnel, de la réalité et du rêve, de l’imagination active, nous ont permis de toucher au plus près l’univers sensible du carnaval et donc de caractériser matériellement et plus en profondeur ce monde que l’on qualifie alors de monde surréaliste.

Nous avons découvert et atteint ce seuil en abordant les œuvres pré-surréalistes du peintre néerlandais du XVIe siècle Jérôme Bosch.

Dès lors, nous pourrons pour le présent travail, isoler ce courant de pensée qu’est le surréalisme, d’une part en tant que concept attaché au carnaval et d’autre part au moyen d’une appropriation synergique de la pensée artistique d’Arthur Rimbaud – changer la vie – associée à celle, politique, de Karl Marx – transformer le monde.

Cependant cette approche compréhensive et originale du carnaval ne nous détourne en rien de notre double projet empiriste et constructiviste.

Gaston Bachelard rappelait : « quand nous nous tournons vers nous-même, nous nous détournons de la vérité. Quand nous faisons des expériences intimes, nous contredisons fatalement l’expérience objective 16 ».

Parce que certes le carnaval s’observe comme un spectacle, mais qu’il se vit aussi, et aussi intensément, individuellement et collectivement que possible, nous voudrions dans ce travail, explorer un double axe : l’axe empiriste favorisant une prise en compte de la réalité carnavalesque indépendante de toute appréhension par nos interlocuteurs pour qui elle est objet d’expérience ainsi que le sens que ceux-ci attachent à cette réalité sous forme d’attitudes, de dispositions ou de comportements, c’est-à-dire d’un point de vue du sensible, et l’axe constructiviste, visant à rendre compte de la régularité, de la récurrence, de la reproductibilité et du caractère ordonné des pratiques carnavalesques en termes de déterminations externes, et l’axe.

Ces deux axes permettraient ainsi de donner une double perspective à une théorie du carnaval qu’on pourrait attacher à la connaissance de la réalité humaine de cette fête.

Notes
15.

Dans le « Premier Manifeste du Surréalisme » d’André Breton (1924) on peut lire cette définition : « Encycl. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve , au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. »

Le mouvement surréaliste de l’époque souhaitait en effet que soit accordé à ses productions, tant linguistiques que plastiques, le statut d’« expérimentation scientifique » : tentative pour explorer en profondeur à la fois le monde, et notamment sa réalité cachée, et la pensée afin de donner de l’un et de l’autre une connaissance totale.

16.

Gaston Bachelard, op.cit., p. 17