Univers sensible

Vivre spontanément, matériellement et publiquement l’expérience proprement subjective d’un monde esthétique d’imagination individuelle et collective, telle est la caractéristique sensible que nous observons également durant cette excentricité festive.

La notion de spontanéité apparaît en effet comme un leitmotiv dans nos données de terrains, à la fois dans celles personnellement vécues et dans celles directement recueillies auprès de nos interlocuteurs.

La détermination de cette notion, dans une dimension spectaculaire, esthétique et sensible – c’est-à-dire de ce qui peut être perçu par les sens – pose alors la problématique de la spontanéité collective des acteurs-improvisateurs dans un monde imaginaire de fantaisie et de déraison, d’illusion et de rêve, cadré néanmoins par des ensembles de règles culturelles. Cet imaginaire merveilleux vécu dans la spontanéité et dans l’immédiateté absolue, en étroite relation avec la musique, la danse et le corps constitue une perspective éphémère qui détermine les rapports éventuels existant sur la scène carnavalesque entre fiction vécue et rationalité quotidienne.

Cet esthétique du carnaval, qui s’offre en premier à la vue par le déguisement, est alors très proche de l’essence des théâtres de la Renaissance provenant d’Italie, la Commedia dell’ arte et de la forme musicale jazzistique née aux Etats-Unis.

Ainsi pour résoudre cette problématique de la spontanéité carnavalesque, entre règle et liberté, entre illusion esthétique et rationalité codifiée, un modèle explicatif issu de ces deux formes d’art devra être établi.

« En carnaval fais ce qu’il te plait !» rappelle l’adage carnavalesque. L’idée de liberté dans le monde carnavalesque, telle que nous l’avons vécue, entendue et perçue, se présente de même comme incontournable.

La liberté d’expression ainsi que la liberté de geste dans les défilés carnavalesques semblent effectives. Or, comme le rappelait Voltaire : « la liberté consiste à ne dépendre que des lois ».

La liberté est en ce sens un pouvoir d’agir dans la limite des lois et règles, dans la mesure où la loi s’applique à des prescriptions qui règlent les rapports sociaux.

En effet, du fait que le carnaval dessine un monde en dehors de celui de l’« ordinaire », ou plutôt constitue collectivement une entité abstraite à part dans la rationalité du quotidien, celle-ci doit, de fait, créer ses propres lois sociales, qui permettent de distribuer la liberté et d’accorder à chacun des acteurs cette spontanéité, continuellement suggérée et tant appréciée par nos interlocuteurs.

Quelles sont alors, d’un point de vue constructiviste, ces « lois » proprement carnavalesques qui garantissent la liberté, la spontanéité des acteurs dans l’instant du carnaval ?

Où se situe précisément le carnaval entre liberté et règlement ?

Est-ce que cette liberté carnavalesque induit le pouvoir de constituer une société indépendante, c’est-à-dire une liberté politique ?

Est-ce pour cette raison également que la période festive est personnifiée par un unique représentant politique – souvent sous forme d’effigie – garant alors des lois ou règles spécifiquement carnavalesque : le roi carnaval ?

Quel lien existe en somme entre l’univers imaginaire et sensible du carnaval et son singulier représentant politique ?

Quelle est cette nécessité politique rationnelle dans un univers sensible, dans un monde d’imagination, de fantasmes collectifs et de liberté ?

Ainsi, si la liberté et la spontanéité induisent des notions de règles prises au sens étymologique du terme, regere, diriger, et synonyme de norme, entendues dans l’univers subversif du carnaval, nous parlerons alors plutôt de dérèglement.

Notre présente contribution pour une théorie générale du carnaval se propose ainsi de prendre en compte et d’explorer les éléments sensibles, non rationnels et fantasmagoriques, émotionnels et affectifs, idéalistes et passionnels, symboliques et fictifs des carnavals pour cheminer vers un modèle explicatif dépendant des constituants réalistes et objectifs.