Être ensemble

Ainsi, dans ce travail, nous postulons que le carnaval est au groupe ce que le masque est à l’individu : le moyen de devenir autre tout en demeurant soi, le double moyen de présenter une individualité par un processus identificatoire alternatif tout en exhibant une unité locale.

Toutefois se pose alors inévitablement la question des rapports et de l’identification des groupes présents et acteurs de la scène carnavalesque ; rapports de ces groupes entre eux mais aussi rapports à la société englobante, qui peuvent, en carnaval, être cycliquement redéfinis. Et ce d’autant que Fernando Gil précise qu’ « il y a une difficulté intrinsèque à saisir l’identité (…) et l’explication de l’identité consiste à mettre en évidence un certain nombre de paradoxes 17 ».

L’un des paradoxes réside en effet dans le fait qu’afin de rendre visible son état, un groupe doit mettre en scène ses propres caractéristiques dans l’espace commun, et du fait précisément de cette mise en scène, les caractéristiques présentées ou exhibées ne sont qu’une imagination-représentation de celles-ci et non une réalité existentielle objective.

La mise en évidence de ce paradoxe s’opère, suppose-t-on ici, par une mise en perspective empirique des identités dans un contexte qui se situe précisément hors des règles qui régissent le quotidien.

Qu’en est-il alors de ce paradoxe identitaire (devenir autre tout en demeurant soi) dans l’univers singulier – précisément extra quotidien – du carnaval ?

Quels sont les enjeux de l’imagination créatrice des groupes carnavalesques pour se mettre en scène, une fois l’an, dans l’espace public ?

En d’autres termes, la question s’ouvre sur la notion de l’être ensemble singulier dans un monde éphémère d’imagination et de création.

Est-ce que le carnaval construit un moment à part dans l’édification des identités et est-ce que ces identités présentées ou représentées sont similaires à celles qui prévalent dans la vie ordinaire ?

Plus exactement, le carnaval est l’occasion d’une fête cyclique autorisant la transformation identitaire des individus mettant en scène leur libre choix d’appartenir à des groupes, à une entité culturelle : est-ce qu’alors le carnaval, qui propose une organisation sociale du monde différente de celle qui régit habituellement le quotidien, est le temps d’une formulation esthétique et d’une mise en scène identitaire alternative ?

Notre hypothèse concernant l’être ensemble carnavalesque cerne alors le carnaval, au-delà d’une « ritualisation valorisante de l’identité  18 », non seulement comme une appartenance identitaire construite principalement par la conscience d’une différence entre soi et les autres  mais aussi comme un principe qui fonde un processus identificatoire établi dans l’acte extra quotidien de la fête, plutôt que comme un principe d’état qui règle les identités dans la vie ordinaire. « L’identité, rappelle à cet effet Michel Agier, est un fait contextuel – elle dépend de certains enjeux sociaux localisés – et relationnel : elle est toujours inscrite dans un rapport d’altérité 19 ».

Nous avançons ainsi que le carnaval montre, par le biais de sa mise en scène, ce que font culturellement les groupes plutôt que la spécificité de leur culture d’appartenance. Enoncer alors esthétiquement une identité sur une scène publique, s’offrir librement un espace de visibilité culturelle devient un acte créateur, que nous qualifierons dans ce travail d’acte identificatoire.

Nous pensons alors que la scène carnavalesque dans son ensemble fournit ainsi non seulement les cadres d’un affichage identitaire, souhaité et fantasmé, par le biais d’un « travail de composition d’une rhétorique identitaire 20 » mais aussi ceux d’une renégociation sur la scène publique des identités préexistantes dans le quotidien comme constituante d’une culture locale commune.

Cette hypothèse nous pousse donc à penser le carnaval à partir de deux questions : quelles sont les règles sociales et culturels qui régissent cet autre être ensemble et quels sont les potentialités ou les enjeux de ce monde imaginaire cyclique ?

Ces deux questions demeurent néanmoins l’expression connexe d’une même logique : une logique politique.

Notes
17.

Fernando Gil, « Identité », in Encyclopaedia Universalis, Corpus 11, p. 896.

18.

Ibidem, p. 196

19.

Michel Agier, op. cit., p 201

20.

Ibidem, p 197