La mise en scène et donc la mise en sens de la dialectique de l’ordre et du désordre dans le moment carnavalesque s’inscrivent en effet en profondeur dans le domaine politique.
En prêtant attention à l’espace public qu’emprunte la fête carnavalesque, nous pouvons ainsi accéder à sa dimension politique.
Tel est l’aspect d’une anthropologie politique du carnaval procédant de l’élucidation des enjeux d’un espace public alternatif.
L’espace public, selon Hannah Arendt 24 , désigne en effet ce lieu institué par lequel la pluralité trouve à s’objectiver dans une visibilité qui donne apparence à un – et non seulement l’apparence d’un – monde commun. Est public ce qui en effet est visible.
L’espace carnavalesque se comprend alors comme un espace de di-fusion, un lieu où les individus et les groupes se répandent dans l’espace, s’extériorisent et se montrent dans l’espace public.
L’être ensemble, d’un point de vue politique, signifie en ce sens qu’il se déploie dans un ordre de visibilité : pour qu’un monde soit commun, selon Hannah Arendt, il faut qu’il soit visible 25 .
Le politique dans le monde carnavalesque prend donc sens dans la mesure où il fait apparaître entre les hommes un monde commun.
Mais alors comment, à partir d’un imaginaire collectif se déployant dans l’espace public, le carnaval peut-il donner lieu à la présentation d’un modèle commun du vivre ensemble ?
Cette question est une question éminemment politique, non tant dans le sens d’une gestion politique de l’être humain et de ses conditions de vie que dans celui qui met en avant la problématique de l’agir ensemble, mais aussi une question d’ordre culturel dans la mesure où, d’après Jean-Jacques Wunenburger : « La finalité de la culture consiste avant tout à permettre à tous les membres d’une société de participer par l’émotion, par l’image et les idées, à des œuvres accomplies et aisément disponibles. Autrement dit, la culture, au sens commun du terme, est une totalité de bien matériels et immatériels qui permet d’objectiver les canons esthétiques, les valeurs des vérités et les rêves d’une société 26 ».
Dès lors notre hypothèse dépasse la seule problématique identitaire et s’attache ainsi à répondre à un questionnement concernant l’activité publique que déploie le phénomène carnavalesque : que font les individus dans le carnaval –au lieu de chercher seulement à savoir qui ils sont ?
Notre questionnement abordera alors, après celle de l’être, la notion de l’agir ensemble.
Elucider le sens de l’agir ensemble dans l’univers imaginaire carnavalesque revient à montrer comment la multiplicité des groupes et des individus noue entre eux un lien distinct de celui de réalité quotidienne.
Il faut donc appréhender le carnaval comme une activité humaine, donc politique, plutôt qu’une unique activité identitaire.
Nous essayerons alors en substance de montrer que le politique n’est pas, de manière cloisonnée, un usage réservé au domaine de la raison et aux seules argumentations raisonnables et rationnelles.
Saisir dans une même problématique la fête carnavalesque, l’imaginaire et le politique ou plus exactement la fête carnavalesque, comme la charnière entre l’imaginaire et le politique nous conduit à qualifier et à considérer le carnaval comme le metteur en scène public à la fois de l’immédiateté sensible et de l’action téléologique.
En définitive, nous essaierons de répondre à la question politique : qu’est-ce que l’imaginaire politique dans l’inter-monde carnavalesque ou comment le politique prend-il corps dans un univers irrationnel et irraisonnable ?
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983.
Ibidem.
Jean-Jacques Wunenburger, « L’Etat, entrepreneur ou éducateur culturel ? », in Jacques Lautman (dir.), Toutes les pratiques culturelles se valent-elle ?, Paris, Hermes, CNRS Editions, 1996, p. 45.