Méthodologie de terrain

Nous aurions aussi pu, à l’instar de Colette Petonnet 27 , accumuler des informations sans a priori et sans filtre jusqu’à ce que des convergences apparaissent et que l’on parvienne à découvrir des règles sous-jacentes ; ou encore appliquer la méthode de Bernard Cherubini : « La meilleure façon d’écrire une ethnographie rigoureuse et de perdre ses notes de terrain, peut être de ne pas en prendre. Et même si on ne peut se résoudre à faire autre chose que de l’ethnographie conventionnelle, on a toujours la possibilité de détruire ses notes de terrain avant de se mettre au bureau pour écrire 28 », mais la pratique de terrain que nous avons choisi d’employer doctement suit les préceptes classiques de notre directeur de thèse, François Laplantine : « Il faut le comprendre [l’objet à étudier] tel que l’observateur étranger le perçoit, mais aussi tel que les acteurs sociaux le vivent 29 », c’est-à-dire à la fois du dehors (observation directe) et du dedans (observation participante).

L’observation directe couplée à celle plus investie de la participation ont été ainsi associées dans cette recherche.

Le fait, par exemple, de revêtir personnellement un costume carnavalesque pour courir les rues qui ont cédé à la folie carnavalesque –ceux qui n’en n’ont jamais porté en pareilles circonstances ne peuvent saisir la plénitude du moment – et celui d’enregistrer un interlocuteur, un informateur ou d’observer les préparatifs ne relèvent certes pas d’un même investissement personnel dans la démarche, mais autorisent à l’inverse un croisement de données tout à fait profitable.

Sentir, voir, ressentir, percevoir mais aussi recueillir, enregistrer, décrire, discuter alternativement et simultanément constituèrent l’un des atouts méthodologiques « offerts » par notre objet d’étude.

Les méthodes conjointes d’observation directe et participante autorisent en ce sens l’échange, l’écoute, et permettent d’enregistrer un tiers, de trouver un corps, un ensemble de corps sur lesquels résonnent les affects, les fantasmes, les passions, les discours et les pensées.

Les deux postures se sont montrées en effet réalisables dans la mesure où le carnaval demeure un monde suspendu à la rationalité du quotidien, mais qu’il est aussi un univers qui quitte, de manière éphémère et cyclique, la linéarité ordinaire du temps. C’est un temps hors du temps qui permet d’« entrer » et de « sortir » au gré des défilés ou des bals carnavalesques et d’aller rencontrer un informateur, de suivre les préparatifs, d’assister aux réunions ou aux répétitions qui ont lieu dans la réalité courante.

Seulement, les carnavals n’existent et ne subsistent à travers le temps jamais seuls ou dénués de tout fondement social et d’instances ad hoc. Il nous paraissait donc profitable d’entrer et de maintenir un contact permanent, durant la période carnavalesque et pré-carnavalesque, avec les instances organisatrices des différents carnavals.

Cependant, comme on l’a vu plus haut, le carnaval est un phénomène multiple qui n’est pas figé et circonscrit dans un espace et un temps propre, il est au contraire une forme culturelle de fête où les signifiants circulent dans un espace-temps diffus. Il constitue en substance une forme de combinaison de savoirs, de coutumes, de croyances, de légendes et de rituels inscrits dans les discours et les pratiques qui s’entrecroisent dans les multiples réalités humaines. Les carnavals sont donc différents selon les acteurs, les époques, les pays, les régions et les contextes socioculturels.

Chaque lieu et chaque période impriment leur marque distincte sur leur carnaval ainsi chaque carnaval est défini dans de grandes variabilités selon les époques et les lieux dans lesquels il se trouve. Il suffit, pour s’en rendre compte, de comparer les carnavals de Dunkerque, de Rio de Janeiro et de Venise ou encore de Binche, de Prats de Mollo la Preste et d’Oruro.

Dans le cas précis de notre recherche, étudier le vivre ensemble particulier de l’univers imaginaire du carnaval correspond à cette situation diffuse d’« éclatement » des signifiants perceptibles. Tout ne fut pas en effet observable et saisissable dans un seul carnaval et nous ne pouvions alors saisir la plénitude de cette forme culturelle.

Une pratique ethnographie classique 30 privilégiant un fait isolé ou une communauté unique, une seule monographie, ne permettait donc de répondre pleinement à notre problématique.

Il fallait alors examiner en divers lieux ce phénomène festif composite, se doter d’un mode de description diffus, d’une méthode ethnographique qui repose sur plusieurs assises, s’élaborant à partir de bases multiples, et, de fait, avoir un autre rapport au terrain.

Une investigation anthropologique fondée à mi-chemin entre une ethnographie classique et une ethnographie multisite 31 nous permettait de saisir divers sites d’observations tout en conservant une approche conventionnelle du terrain. C’est-à-dire étudier un même phénomène par l’observation directe et l’observation participante auprès de différents lieux, personnes, discours et temporalités.

De même, ce mode singulier d’investigation nous a permis de nous poser d’autres questions : dans quelle situation se trouve le vivre ensemble carnavalesque dans les localités différentes ? Quelle place a-t-il dans différents contextes ? Quelles utilisations font les protagonistes des carnavals ?

L’ethnographie multisite et ses méthodes de terrain nous offraient ainsi la possibilité d’éclairer la conception polyphonique du carnaval français actuel.

Néanmoins nous précisons que ce mode d’investigation ne se résume pas à l’ethnographie de différents lieux mais plutôt en une « conjonction » synergique, la « juxtaposition » de différents carnavals autorisant plusieurs conceptualisations.

En somme, nous n’avons pas réalisé ici une étude comparée de diverses carnavals ni une proposition de modèle explicatif, nous ne cherchions pas non plus à généraliser mais plutôt à rendre compte d’une réalité complexe qui se joue simultanément dans plusieurs lieux, plusieurs mémoires et plusieurs réalités socioculturelles.

Nous avons alors mis le cap, en tout premier lieu pour nous initier, en Bourgogne du Sud, à Chalon-sur-Saône plus précisément, afin d’observer et de participer à un carnaval et à ses défilés de rues débridés et satiriques.

Puis nous sommes parti à La Réunion, au milieu de l’Océan Indien, à Saint-Gilles, à l’ouest de l’île, étudier la genèse, les préparatifs et le métissage en train de se faire d’un carnaval, créé seulement deux ans plus tôt.

Ensuite, de retour en métropole, ce voyage carnavalesque nous a conduit dans le nord de la France, à Dunkerque, pour découvrir un carnaval quasiment figé dans le temps et dans ses strictes traditions, dont les ardents défilés engagent physiquement chacun des participants.

Enfin, notre périple s’est achevé 32 à Cayenne, en Guyane française sur le continent américain, afin d’ouvrir notre recherche sur le faste des carnavals caribéens, synthèse des rituels festifs sud-américains, d’un mode de vie amazonien et des traditions festives métropolitaines.

En raison de quelques difficultés de terrain et du trop peu de temps passé au carnaval de Dunkerque, par choix concerté avec notre directeur de thèse, nous avons préféré conserver de ce dernier – sans présenter son ethnographie – seuls quelques éléments succincts, pratiques et rituels singuliers, pour une mise en perspective de ceux précédemment cités.  

‘« Il suffit, rappelle Gaston Bachelard, que nous parlions d’un objet pour nous croire objectif. Mais par notre premier choix, l’objet nous désigne plus que nous ne le désignons et ce que nous croyons nos pensées fondamentales sur le monde sont souvent des confidences sur la jeunesse de notre esprit. Parfois nous nous émerveillons devant un objet élu ; nous accumulons les hypothèses et les rêveries ; nous formons ainsi des convictions qui ont l’apparence d’un savoir. Mais la source initiale est impure : l’évidence première n’est pas une vérité fondamentale. En fait, l’objectivité scientifique n’est possible que si l’on a d’abord rompu avec l’objet immédiat, si l’on a refusé la séduction du premier choix, si l’on a arrêté et contredit les pensées qui naissent de la première observation 33 ».’ ‘« Une science de comportement qui soit scientifique, note de même Georges Devereux, doit commencer par l’examen de la matrice complexe des significations dans lesquelles prennent racine toutes les données utiles et par la spécification des moyens susceptibles de donner au chercheur l’accès à un aussi grand nombre que possible de ces significations ou de lui permettre de les tirer au clair 34 ».’

Conjointement, les méthodes scientifiques de Georges Devereux et de Gaston Bachelard, ont constitué pour nous une référence à partir de laquelle les données de terrains ont été pu être appréhendés.

Le présent travail se donne donc comme ambition, à titre propédeutique, d’établir les jalons d’une anthropologie du carnaval entre imaginaire et politique. Nous présenterons donc le carnaval comme l’objet d’un imaginaire politique.

A cet égard, nous établirons en trois parties le rapport entre fiction idéale et enjeux de réalité qu’établit le carnaval ou plutôt le roi carnaval, ce monarque de l’intervalle qui lie raison et folie cadrée.

L’unité des parties de ce travail n’est par pour autant l’unité d’un tout fini, mais plutôt celle d’une succession de « mouvements », qui sont écrits dans des tonalités différentes.

Mais si ces trois parties semblent porter des voilures distinctes, elles appartiennent pourtant toutes à la même embarcation.

Dans la première partie de ce travail, nous convions le lecteur à un double voyage, à travers l’espace et à travers le temps.

Nous l’invitons tout d’abord à participer, rétrospectivement, aux manifestations carnavalesques bourguignonnes de Chalon-sur-Saône, réunionnaises de Saint-Gilles, et guyanaises de Cayenne. Nous tenterons alors de rendre compte de manière sensible le vivre ensemble proprement carnavalesque.

Ensuite, une présentation historiographique de la fête carnavalesque en général puis des conditions historiques et politiques dans lesquelles se sont échafaudées les carnavals concernés nous permettra de cerner au plus près la singularité du moment carnavalesque.

Nous serons postérieurement, dans une deuxième partie, amené à examiner les rituels carnavalesques non plus seulement comme un vécu subjectif mais aussi, avec le concours heuristique d’autres arts, comme le méta-réalisme d’un système esthétique.

Dans un second temps, la figure focale de notre travail, celle du roi carnaval, cet artefact politique irrationnel, sera proposé comme le symbole d’un interstice entre univers imaginaire et sensible et un monde de raison et de rationalité quotidienne, ou plus structurellement, comme l’interface qui nous guidera vers une anthropologie politique. Nous étudierons alors, comme une pensée transitoire, le manichéisme de l’imaginaire esthétique carnavalesque entre ordre et désordre.

Après avoir dressé un portrait politique de ce gouvernant éphémère, la transformation de ce corps imaginaire en un corps politique nous conduira, en troisième partie, à nous interroger en premier lieu, sur les modalités qui définissent le corps social de ses fidèles sujets, cet être ensemble distinctif qui vit une autre réalité sociale dans le cadre du règne de son souverain.

Nous pourrons dès lors, et ce après avoir souligné le dérèglement chaotique du moment festif, c’est-à-dire du dépouillement momentané des règles qui régissent le quotidien à la faveur d’un expressionnisme social, nous frayer un chemin entre l’imaginaire – cette notion qui se vit – et le politique – celle qui se fait – en direction des conditions et des enjeux singuliers du vivre ensemble carnavalesque.

Alors nous serons en mesure de répondre à notre questionnement initial.

Notes
27.

Colette Petonnet, "L'observation flottante, l'exemple d'un cimetière parisien", in L'Homme, tome XXII, n°4, 1982, pp. 37-47.

28.

Bernard Cherubini, Localisme, fête et identités, une traversée ethno-festive de la Mauricie (Québec), Paris, L'Harmattan, Université de La Réunion, 1994, p. 6.

29.

François Laplantine, L'anthropologie, Paris, Editions Payot et Rivages, 1995, p. 87.

30.

A la manière de Bronislaw Malinowski.

31.

Le terme anglais « multi-sited » est habituellement traduit en français par « multi-site », ce qui renvoie peu à la tradition anthropologique française, mais plutôt à l’espace et au territoire. Cf. ethnographie multisite : George E. Marcus 1998. « Ethnography in/of the World System : the Emergence of Multi-Sited Ethnography. » in Ethnography Through Thick and Thin. Princeton : Princeton University Press, 1998;Julie Laplante, Pouvoir guérir, Médecines autochtones et humanitaires, Presses de l’Université Laval, Coll. Société, cultures et santé, 2004.

32.

Momentanément, nous l’espérons.

33.

Gaston Bachelard, op.cit., p. 11.

34.

Georges Devereux, De l'angoisse à la méthode, dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, 1980, p. 27.