Une famille métropolitaine habitant à Cayenne depuis quelques années – et avec qui j’ai tissé quelques liens par l’intermédiaire de Galatée, cette étudiante parisienne en maîtrise d’ethnologie venue elle aussi s’imprégner de ces fêtes carnavalesques outre-mer – propose de me véhiculer jusqu’à Kourou afin d’assister à cette parade du littoral, ce dimanche 3 février.
Le ciel sombre distille quelques rares gouttes de pluies mais le défilé a bien lieu : ce n’est pas en Guyane que l’eau freine toute activité, au contraire, les petites averses sporadiques vont rythmer davantage les pas des acteurs de ce défilé.
Le départ s’effectue à la cocoteraie vers 16h00.
Les groupes vont se succéder à une allure cadencée et discontinue.
Une quarantaine de groupes carnavalesques vont défiler là, derrière Vaval, qui pour l’occasion est revenu sur sa terre de « renaissance » annuelle paré de son tégument vert du dieu grec de la mer. Il est encadré par les élèves du lycée professionnel « Elie castor » de Kourou portant une bannière jaune.
Devant lui, une voiture transporte une participante au concours de la reine 2002.
Dans leurs longues robes dorées et très élégantes les dames du groupe « Ibiscus » font une apparition très remarquée et viviement applaudit.
Le groupe « Ijakata » a choisi le thème de guerrier zulu.
Les « belles du Maroni » n’ont pas usurpé leur nom dans leurs somptueux costumes de touloulou verts et rouges.
Le groupe « Porc-épic » de Cayenne est également présent dans un ensemble thématique satiné monochrome mauve.
Puis apparaît le char de la reine 2002 monté sur un camion bleu : reconstitution très réussie de la forêt primaire amazonienne avec, au centre, en papier mâché, un iguane géant se prélassant avec nonchalance sur un tronc d’arbre.
De nombreux déguisements modernes et inventifs voire futuristes côtoient ceux plus traditionnel des carnavals de Guyane, que je ne verrai qu’ici, à Kourou. Comme, par exemple, les Bobis, choisis par l’association « Rougaes », sortes d’éléphants marchant debout, avec trompes et grandes oreilles, confectionnés en toile de jute brun clair ; et surtout les Negs marrons ou les Negs la vase, faisant la police et servant de cordon ou de barrière entre acteurs et spectateurs 41 . Peaux nues, portant simplement un short ou un caleçon et couverts du sommet du crâne à la pointe des pieds d’un mélange d’huile et de suie et d’un bandeau rouge sur la tête pour les Negs marrons et d’eau et de terre pour les Negs la vase, ils circulent en effet le long des trottoirs en courant, sur une ou deux colonnes, de chaque coté de la rue, se frottant aux spectateurs indisciplinés et les empêchant ainsi d’investir la rue réservée au défilé carnavalesque. Circulant pieds nus ou en semelles de caoutchouc, dans les deux sens, en courant ou en marchant, sans musique, ni chansons, ni avertissement, ils surprennent tout individu inattentif et débordant sur la rue en lui laissant un souvenir maculé de suie ou de terre en guise d’amende.
Pour conserver leur « déguisement » intact le temps du défilé, ils portent généralement à la main une bouteille de ce singulier mélange que leur peau reçoit en intégralité et s’en aspergent régulièrement. L’aspect poisseux et gras entretient ainsi toute sa répulsion envers les spectateurs et ce durant le temps du défilé.
Le système s’avère d’une efficacité redoutable : la discipline est bien respectée et l’espace carnavalesque bien gardé.
Notons au passage que le paradoxe est flagrant : ce sont historiquement les représentants d’une résistance à l’ordre établi – économique et social – qui font, dans le monde carnavalesque, respecter l’ordre – clivé entre spectateurs et acteurs. On donne aux anciens résistants le pouvoir policier ! Le monde à l’envers singulier du carnaval est donc ici confirmé.
Les groupes proviennent en grande majorité de Kourou et de Cayenne, comme « Wanted », très applaudi, « Réno Ban’n », « les Belles de Joyces » en touloulou, « Wanapi » dont le thème tégumentaire moderne évoque l’espace et la cité spatiale, « Souffran’s band » qui illustre l’Egypte antique avec ses pharaons et ses momies vivantes très réalistes, le groupe « Duchesse » en « Anglé Bannan », ou encore le groupe brésilien « Aquarela do Brasil » avec plumes et corps dénudés. Mais aussi des voisins de Martinique, comme le groupe spectaculaire sur échasses de deux mètres de haut de « Kreation Jénès » ou de Guadeloupe, comme celui de « Karmelo » se joignent au défilé.
Paraît en fin de cortège une scène étrange dont les êtres semblent issus d’un monde imaginaire ou fantasmagorique. Des insectes extraterrestres, des créatures, mi-insectes irréels, mi-robots futuristes, insolites, sombres, gris, lents, marchants sur plusieurs pattes interminables, interpellent les spectateurs de leur curieuse présence.
Des ouvriers masqués en bleu de travail ou des bagnards à rayures rouges et blanches, et boulets aux pieds, terminent dans l’allégresse cette grande parade de Kourou.
La foule se disloque ; les Negs marrons et les Negs la vase se rassemblent et courent derrières des jeunes femmes qui offrent peu de résistance à la maculation de leur corps 42 .
La présence de « Neg marron » sera bien effective à Cayenne mais uniquement sous la forme d’une petite présentation ; la fonction policière du déguisement traditionnel n’étant pas alors employée.
La pratique ressemble en de multiples points à la pratique locale de « machuration » de la fête carnavalesque de l’ours de Prats de Mollo la Preste dans les Pyrénées Orientales (66), dans laquelle quatre hommes habillés d’une peau de mouton, le visage et les mains enduits d’un mélange d’huile, de suie et de sueur, poursuivis par des chasseurs, se jettent sur les jeunes femmes afin, dit la tradition, de leur transmettre la fécondité et la fertilité du plantigrade.