1-4 – Bal paré-masqué

Le bal paré-masqué ne se danse que le samedi soir dans des « universités ».
Dans les « universités » du samedi soir, ce sont de véritables concours d’élégance qui sont improvisés, car les costumes des touloulous rivalisent de fantaisie et de beauté. Ils sont confectionnés dans des matières nobles, satin, velours, or et pourpres, pour le plus grand bonheur des danseurs.

Le bal « paré-masqué » constitue un élément indispensable du scénario carnavalesque cayennais. Il fut institutionnalisé en Guyane dès le début du XXème siècle.

Véritable entre de l’inversion des rôles et de la dialectique de jeu codé aux rapports de séductions inavoués et aux manifestations de tendances narcissiques, dans lequel se côtoient ordre et désordre, interdit et licite, sérieux et déraisonnable, danse et attente, le bal paré-masqué manifeste sa singularité carnavalesque guyanaise grâce au masque, au déguisement et à la danse.

Le bal se déroule chaque samedi soir en période de carnaval dans des lieux ad hoc, appelés aussi « dancings », qui ont une configuration qui leur est propre et qui permet alors à chacun des acteurs, touloulous, cavaliers, musiciens, ou spectateurs, de trouver leur place. Un vaste pourtour pour spectateurs ou cavaliers en attente d’invitation, souvent agrémenté de gradins, une large piste pour les danseurs avec, en façade, un gigantesque miroir devant lequel les touloulous viennent réajuster leur tenue et s’assurer de leur anonymat, une scène surélevée, ou une simple estrade pour les musiciens, et une buvette, souvent à l’entrée, pour les consommateurs de rafraîchissements, composent la géographie des lieux des bals parés-masqués.

Les universités et les bals parés-masqués constituent en quelque sorte des centres d’attractions ponctuels mais incontournables en période de carnaval ; le spectacle se déroule autant à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Des cours de danses y sont dispensés, nous dit-on, et les touloulous sont récompensés par des diplômes. Le touloulous confirmés sont les professeurs, et les cavaliers, leurs élèves. Influence des écoles de samba brésilienne voisines ou pôle d’excellence de danse carnavalesque ?

Dès 19h00, je me rend rue de la Madeleine, à mi-chemin entre le Canal Laussat et le rond point Jean Galmot, au dancing « Le soleil Levant », le dancing qui jouit actuellement de la plus grande notoriété : « Si tu veux aller voir un bal, il faut que tu ailles au Soleil Levant, de l’autre coté de la Crique », me conseille-t-on vivement et à maintes reprises. « Le Soleil Levant, c’est là que tu verras le plus de choses ».

Le « Soleil Levant », ou autrement appelé « Chez Nana », est effectivement le dancing le plus connu et le plus fréquenté pendant le carnaval cayennais depuis les années 60, même si depuis 1995, à la périphérie de Cayenne, le dancing « Polina » a débauché l’orchestre des Mécènes, celui qui animait les bals au Soleil Levant depuis 1980. Plus moderne, plus vaste (avec une capacité d’accueil de 2000 personnes) et plus confortable, mais moins traditionnel, le Polina, conjuguant tradition et modernité, plaît davantage au jeune public, habitué aux éclairages des établissements de danses modernes et actuels. Ces deux lieux sont désormais les seuls qui accueillent les touloulous et organisent des bals parés-masqués.

À l’entrée du dancing de nombreux badauds sont massés là, aux abords de l’établissement, accoudés aux barrières métalliques encadrant l’entrée, ou sur le trottoir, dans les parkings alentours. Les uns commentent les déguisements, essaient de reconnaître un proche, une amie, un groupe de touloulous, les autres regardent, amusées ou envieux, se font chahuter par des touloulous, d’autres encore taquinent des connaissances, hommes ou femmes, quelques uns finissent par payer leur entrée et pénétrer dans le dancing, d’autres partiront et reviendront un peu plus tard, pour profiter du spectacle et de l’ambiance particulière qui règne devant les dancings en période carnavalesques.

Les adolescents semblent absent des dancings, préfèrant sans doute les boîtes de nuit qui, elles aussi, ne désemplissent pas durant ce temps consacré à la fête. Les scooters et autres deux roues abondent en effet devant les clubs, à l’inverse des parkings des dancings qui eux regorgent de voitures. Une autre danse se pratique dans ces lieux, le « zouk-love », venue des Antilles françaises, mais – à ce qui m’a été donné de voir – tout aussi sensuel et lascif, charnel et corporel que ce qui est dansé dans les dancings « pour adultes ». Le rythme est plus lent, plus ample que le zouk « traditionnel », mais les corps se serrent au plus près et seuls les bassins sont en mouvements, l’un contre l’autre, sans jamais se délier. Dans les dancings carnavalesques, le principe organique est le même mais ici les bassins se cognent physiquement les uns contre les autres, dans un mouvement qui paraît perpétuel, de manière plus ou moins visible ou sensible selon les couples 61  ; les danseurs tournent sur eux-mêmes et évoluent sur un espace plus vaste.

À 21h00, je paye mon entrée, je pénètre enfin dans cette salle mythique où déjà de nombreuses personnes, tant touloulous que danseurs ou cavaliers, se répartissent l’espace : au fond, une estrade peu élevée est dressée pour accueillir l’orchestre ; non loin sur la droite, un bar est installé ; à gauche quelques gradins, déjà bien remplis de spectateurs. Ces gradins sont dénommés communément les « bancs des maquerelles », considérés comme un espace pour « voyeurs », puisque les spectateurs ne désirent pas danser mais se contentent simplement d’observer. La piste de danse occupe le restant de l’espace. Il ne semble pas y avoir d’espaces réservés aux cavaliers. Au plafond, un toit de tôle surplombe l’ensemble. La capacité du dancing est d’environ 1600 personnes.

Le bal paré-masqué constitue un véritable lieu de créativité esthétique tant vestimentaire, musical 62 que chorégraphique.

L’environnement culturel, social, psychologique et économique de ces bals est en somme le résultat et de l’histoire, et de la nature, et du fonctionnement, et du caractère multiethnique de la société guyanaise de Cayenne.

Il n’est pas inutile de rappeler ici que le succès de ces bals tient également à son aspect intrinsèquement touristique, qui, depuis moins d’une dizaine d’année tend à se développer.

Le jeu rituel carnavalesque, auquel se plie chacun des acteurs et qui se met en place dès l’entrée du dancing ne peut cependant avoir lieu que si l’anonymat des touloulous est respecté, anonymat qui s’obtient par le déguisement rigoureux et le masque.

Photos 36-37
Photos 36-37

36. Façade de Chez Nana, au « Soleil Levant », Cayenne. Source : photo de l’auteur.

37. Bal paré-masqué. Source : photo touloulou magazine.

Notes
61.

Tout dépend, dans ce cas précis, si l’on est spectateur ou acteur.

62.

Il a permis, entre autres, de révéler certains talents musicaux qui ont pu alors s’exercer hors du territoire guyanais.