Touloulou

La caractéristique essentielle du bal paré-masqué de Cayenne est un personnage singulier qui est dénommé Touloulou. Même s’il est extrêmement difficile et délicat de le vérifier in situe, le touloulou, nom masculin, est pourtant aujourd’hui, en grande majorité, une femme.

Il est nécessaire ici de fournir l’origine du mot « touloulou » pour laquelle deux versions s’opposent.

Tout d’abord, il est précisé que le mot français tourlourou, appellation donnée par plaisanterie aux soldats d’infanterie du début du siècle dernier, a inspiré la langue guyanaise sous la forme d’une métathèse du « r » de la première syllabe : trouloulou. Puis le terme est devenu touloulou pour indiquer une tenue qui défraye la chronique 63 .

La deuxième explication, qui semble mieux convenir à la situation, souligne que les dames qui se présentaient dans les salles de danses ou dans les salons privés le faisaient dans la tradition du carnaval, qui exige le port d’un masque ou d’un loup. Ainsi, et afin de choisir leur cavalier préféré, ces costumées improvisées parcouraient plusieurs fois la piste de danse en décrivant des tours. Ceci incitait leurs spectateurs à dire que le loup fait des tours, ou qu’il fait le « tour le loup ». Par la suite, un défaut de prononciation fait disparaître le « r ». Enfin une approche phonétique liée à l’oralité, donne l’appellation touloulou qui est usitée aujourd’hui.

Seul le touloulou, alors maître du jeu carnavalesque, a droit au déguisement le samedi soir.

Le touloulou est un « personnage mythique, polymorphe, il utilise son langage. Le mystère qui l’entoure est préservé par l’anonymat. Ce n’est qu’à ce prix qu’il peut libérer ses fantasmes et faire libérer ceux du cavalier. Voluptueux, sensuel dans la danse, ce personnage éphémère ne vit que le temps d’une nuit 64 . » rappelle Marie-Line Cesto-Brachet, la présidente, en 1996, du syndicat d’initiative de Cayenne. C’est donc pour protéger scrupuleusement leur anonymat que les femmes qui se rendent dans ces « universités » se travestissent de la tête au pied avec gants, masques et cagoules. Elles se griment ainsi pour que n’apparaisse pas le seul millimètre de peau qui pourrait les trahir. Même la démarche est modifiée, et certaines se rendent muettes ou transforment leur voix pour prendre une apparence nouvelle, libre et éphémère, celle d’un soir et d’une nuit de carnaval.

Le déguisement le plus fréquent des touloulous est inspiré des robes amples, longues et multicolores à la mode martiniquaise, appelées encore quelque fois « rivière salée », et dont la particularité première est de cacher les formes du corps. Cette robe est complétée par une cagoule en tissu léger, assortie à la couleur de la robe, d’un masque qui couvre soit la moitié supérieur du visage, soit le visage complet, de chaussettes ou de bas qui couvrent les jambes et les pieds, et des gants qui dissimulent mains et avant-bras. Parfois, un coussin disposé soit sur le postérieur, soit sur les hanches, soit sur les seins, travestit la véritable corpulence et les formes réelles du touloulou. Les chaussures sont généralement empruntées aux amies et quelquefois non adaptées à la pointure, détail, subtil afin de transformer, par force, la démarche. La voix est elle aussi très fréquemment modifiée, lorsqu’elle n’est pas désactivée durant toute la soirée en face des cavaliers.

On n’ose imaginer le calvaire de ces personnages carnavalesques à évoluer ainsi dans une salle fermée, surchauffée par le nombre et la dépense d’énergie, et à danser toute la nuit.

Quoi qu’il en soit, le tableau des touloulous représente de curieuses poupées, dont quelques costumes, d’une ingénieuse recherche et longue confection, me font apprécier « l’exotisme » guyanais.

D’une soirée à l’autre, il peut soit conserver le même costume, soit en changer, soit échanger avec celui d’une amie ; la liberté est totale et le jeu n’en est que plus intriguant. A peine avions-nous tenté de reconnaître un touloulou, avec quelques maigres indices, glanés ça et là, que le samedi suivant, le même touloulou, par ses attitudes et ses gestes, faisait immédiatement s’envoler chacun des indices précieux, scrupuleusement et laborieusement obtenus la semaine précédente. Echanges de tenues, de rôles, de comportements ? Le doute existe et subsiste constamment, mais l’incertitude est la caractéristique première de ce jeu proprement carnavalesque.

Le touloulou maîtrise l’art de jouer de son propre corps, de la fascination, de celui du camouflage identitaire, de la feinte théâtrale et ingénue, de l’artifice illusionniste. Il se fait disparaître à souhait, tel un magicien dans son chapeau.

Ne pas chercher à percer le mystère au détriment de rompre le charme, de détruire l’enchantement, de casser l’envoûtement, et aussi de contrevenir aux règles carnavalesques édictées « tacitement », mais scellées comme un pacte sacré. Tel fut évidement mon choix et ma position scientifique.

Néanmoins, ces règles strictes ont été écrites a posteriori.

Deux tables de règles coexistent, mais qui, en réalité, écrites de manière différente, rappellent les mêmes « grilles » de comportement cadré à adopter.

  • Il est interdit de démasquer un touloulou ou à un touloulou de se démasquer en public.
  • Le touloulou doit tout faire pour préserver son anonymat avant, pendant et après la soirée, sauf si elle doit se prolonger avec son accord.
  • Seul le touloulou féminin a le droit d’inviter à danser les personnes non masquées, et c’est à lui de donner la cadence.
  • Ne peuvent danser ensemble que des touloulous de sexe opposé.
  • Le touloulou féminin ne doit rien dépenser pour s’alimenter et se désaltérer. L’initiative doit toujours venir du cavalier après deux ou trois danses.
  • Il faut éviter d’inviter souvent un même cavalier à danser. Laisser ce dernier mesurer sa popularité, sauf en cas d’accord tacite.
  • Les déplacements dans la salle s’effectuent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.

La seconde grille est répertoriée dans le touloulou magazine n°2 sous le titre : « Les dix commandements du touloulou ».

  1. Pour éviter les mauvaises interprétations : marrainez le touloulou « crèche ».
  2. Que la danse et la musique restent le centre d’intérêt du bal masqué.
  3. Que le masque protège l’anonymat obligatoire du touloulou.
  4. Tu respecteras la liberté des autres pour être libre d’être toi.
  5. La discrétion, la subtilité de tes gestes te rendront hommage.
  6. Le bal masqué ne doit devenir par ton attitude une maison close.
  7. Ne confondez point ces lieux mythiques avec boîtes de nuit ou chambres d’hôtels.
  8. Soyez charmeuses sans être sangsues, le touloulou passe partout, voit tout mais ne doit jamais s’accrocher.
  9. Faites-vous désirer et non détester.
  10. La sagesse nous permettra d’apprécier jusqu’à la fin des temps cette coutume.Atelier Marly, Touloulou magazine, 2002, p. 33.

Il est à supposer également que, chacun des acteurs connaissant de longue date chacune de ces règles, ces recommandations sont alors plutôt destinées aux touristes ou autre novices, nouvellement Guyanais.

La particularité sociale de ce personnage, déguisé et masqué, réside dans son anonymat le plus parfait ; son identité doit en effet demeurer totalement inconnue de l’ensemble des différents participants du bal. La règle fondamentale est donc de camoufler la moindre partie du corps pour ne pas se trahir. La dissimulation intégrale est exigée pour que l’anonymat le plus total soit assuré et également pour tendre le plus fidèlement possible vers la représentation que le touloulou s’est donnée et ce, face à la vive curiosité du cavalier, alors souvent à la recherche du moindre indice.

Il faut en effet observer le regard scrutateur et indiscret des cavaliers pour s’apercevoir de leur recherche rigoureuse de l’indice, du signe, de la trace, de l’indication, si infimes soient-ils, pour reconnaître un personnage : « La couleur des yeux, les sourcils des fois, si on arrive à les voir, même une mèche de cheveux qui dépasse, c’est ça qu’on regarde. (…). Mais ce qui est le plus facile c’est la taille, et aussi la démarche mais elle sont malines, y en a même qui mettent des chaussures qui sont pas à leur taille pour qu’on reconnaisse pas leur démarche (…) y en a qui regardent les paupières mais là faut bien connaître quand même, moi, c’est pas ce que je regarde, des fois le regard aussi, mais là aussi c’est pareil », nous explique en détail un cavalier habitué depuis de nombreuses années à essayer de démasquer les touloulous. « Souvent les touloulous qui nous invitent, nous connaissent, alors c’est un bon indice, mais toi tu connais pas beaucoup de monde ici, ce sera dur pour toi, mais tu refuses pas, t’as pas le droit de refuser, si on vient t’inviter », nous instruit, à la veille de notre premier bals carnavalesque guyanais, un métropolitain installé à Cayenne depuis un an. « Comme t’es nouveau ici, tu sauras que si quelqu’un t’invite, c’est que tu la connais, ou alors c’est qu’elle t’auras déjà vu traîner à la fac », nous avertit, peut-être en guise d'indication personnelle, une étudiante métropolitaine en Arts du spectacle, venue elle aussi étudier de près le système festif carnavalesque guyanais, et active adepte des bals parés-masqués.

Anonymat et représentation sont donc les deux critères fondamentaux et indispensables du personnage carnavalesque central en Guyane.

L’anonymat des touloulous semble jouir de ce que Rodolphe Alexandre, appelle, une « convention tacite ». Le sujet de son ouvrage, la révolte des tirailleurs sénégalais à Cayenne, dont la genèse prend racine dans cette « convention tacite » carnavalesque et proprement guyanaise, en est un parfait exemple : « C’est ainsi qu’au Dancing-Palace, vers 19 heures …un tirailleur probablement éméché, croyant reconnaître son amie, trouva opportun d’arracher le masque d’une danseuse. Cet acte pris l’allure d’un sacrilège 66

Bien que le touloulou apporte un soin particulier à subtiliser à la vue la moindre partie de son corps, la recherche esthétique et harmonieuse de l’ensemble du costume ne constitue pas moins un élément indispensable de son jeu. Le seul critère de beauté est alors ce costume que le touloulou offre à la vue, et qui lui permet de plaire ou de choquer, à la libre convenance du personnage, tout comme il lui autorise des attitudes sans jamais être jugé ni critiqué.

C’est donc l’anonymat qui définit le touloulou et qui lui permet de jouer une double personnalité, la dualité carnavalesque d’être et de paraître.

Il est également une coutume, à présent instituée, dans les soirées carnavalesques, celle qui maintient le touloulou – une femme donc – dans la conduite de la danse et des invitations strictement unilatérales du partenaire masculin, qui quant à lui participe, non déguisé ni masqué, plus passivement aux soirées carnavalesques.

Le touloulou, seul personnage actif des bals parés-masqués, choisit ainsi librement le cavalier, alors attentiste et stagnant. Le rapport de séduction s’opère aussi de façon unilatérale, mais librement, grâce à l’anonymat dont dispose le touloulou.

C’est lui qui invite effectivement son cavalier qui ne peut alors se dérober et c’est lui aussi qui imprime le rythme et la manière de danser à son partenaire.

C’est également lui qui décide de la nature de l’éventuelle relation qui peut naître à la suite d’une danse : recommencer une autre danse, lui demander de lui offrir à boire, ou à l’intérieur du dancing ou à l’extérieur et dans pareils cas, l’extérieur se situe souvent dans la voiture du cavalier, garée à proximité du lieu, qui aura anticipé la demande en se munissant, dans sa voiture, de verres et de boissons diverses.

On ne peut s’empêcher d’attribuer, dans ces conditions et à la vue des ces scènes carnavalesques, un pouvoir indéniable à la femme, pouvoir éphémère certes, mais absolu, comme l’avaient les Rois ou Papes des Fous durant la fête des fous au Moyen Age, ou certains esclaves romains durant les Saturnales.

Il est à noter que le touloulou est exclusivement une femme depuis le milieu des années 50, époque qui correspond à une évolution des mentalités (droit de vote, reconnaissance du droit de travail pour la femme, scolarisation des filles), et à une modification de la situation économique, dans et grâce à laquelle la femme a pris le rôle de chef de famille. Les hommes se sont déplacés en effet vers les sites aurifères au centre des terres amazoniennes guyanaises, les immigrés (en majorités des hommes) ont quitté le département en raison de difficultés économiques, et ceux qui ont survécu à la deuxième guerre mondiale, ont, en nombre, embrassé la carrière militaire. Le pouvoir de la femme s’est ainsi accru en occupant la place laissée vacante par les hommes. Elle maîtrise alors l’exclusivité du choix, la possibilité d’inverser les rôles de dominations, et ce dans un cadre, certes délimité, mais qui reste ludique et festif.

Le désir de revanche peut guider le choix du touloulou, et prendre de « force » et à son insu un plaisir refusé dans le quotidien. Revanche prise alors sur les stigmatisations ou critères sociaux, tels que la couleur de peau, l’âge, l’aisance communicationnelle ou le statut social. Les désirs freinés ou empêchés, dans la réalité du quotidien, peuvent ainsi, suppose-t-on, être réalisés et assouvis librement, sans contrainte ; chacune des barrières sociales semble se dissoudre au moment même où le touloulou rentre dans le dancing ; chacun des conflits sociaux du quotidien paraît alors désagrégé immédiatement.

En somme tous les rapport sociaux sont modifiés par la seule présence du touloulou et de son aura rituelle, de son jeu carnavalesque strict : la liberté est du côté de ce personnage emblématique.

Dans les bals parés-masqués, le pouvoir de la femme semble total : elle paraît audacieuse,et stratégique ; mais ce pouvoir reste provisoire et, éphémère, comme l’est celui du roi carnaval dans les autres carnavals, ainsi plus facilement acceptable par les hommes. Le touloulou constitue donc le véritable roi (reine) carnaval du carnaval de Cayenne. L’élection guyanaise de la reine, survenue tardivement dans l’ensemble rituel, se révèle alors superflue ou encore uniquement esthétique et peu représentative d’un système social de domination.

Mais le secret est précieusement conservé et nourri par le jeu rituel, et seuls ceux qui ont investi un jour ce personnage carnavalesque en connaissent les clés. En qualité de simple spectateur (observateur) ou de cavalier, les interrogations fleurissent durant la soirée et après encore.

Le touloulou fascine par son mystère, son illusion, son secret, il jette le doute, parfois même l’angoisse, mais il demeure le personnage central du bal paré-masqué car c’est autour de lui que se bâtit tout l’environnement de la singulière et unique soirée carnavalesque dans le bassin caribéen et dans le continent américain.

Laissons donc au touloulou la clé de son propre mystère qui est son désir d’être, de paraître et de s’exprimer, le temps d’un bal, afin qu’il continue de susciter la curiosité par son anonymat proprement carnavalesque et que se pérennise son règne éphémère.

Le touloulou dispose en effet de ce pouvoir singulier d’avoir un droit réservé d’éveiller le plaisir, le désir et l’angoisse chez l’autre, qui ne pourra qu’être passif dans la relation.

L’homme devient dépendant de la femme durant la carnaval guyanais, qui quant à elle prend le statut de fantasme.

Ce théâtre réside dans la force du simulacre, du jeu devenu rituel avec le temps.

Notes
63.

Auxence Contout, Langues et cultures guyanaises, Imp. Trimarg, 1987.

64.

Marly, Touloulou magazine, N°2 , 1996, p. 11.

66.

Rodolphe Alexandre, La révolte des tirailleurs sénégalais, Cayenne 24-25 février 1946, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 29.