Danse

À l’ouverture du bal, les touloulous se rassemblent pour former une ronde spectaculaire afin, d’une part, que chacun des cavaliers et des spectateurs puisse admirer les costumes parfois somptueux des touloulous, et d’autre part, que chacun des touloulous puisse repérer les cavaliers ou autres personnes connues.

Certains touloulous, avant même que le bal ne commence passent devant les cavaliers, se pavanent, les taquinent d’un geste, et ces derniers restent de marbre. Mais rapidement les musiciens arrivent sur scène, empoignent leurs instruments, et débutent un morceau rythmé. Les touloulous se déplacent aisément et vivement, tirent par le bras ou la main un cavalier sur la piste, les corps se joignent, les regard se fixent, les bassins ondulent et le jeu carnavalesque guyanais entre alors en action.

Les rôles semblent distribués par avance de manière tacite, mais se jouent spontanément de manière improvisée.

C’est un théâtre culturel et rituel qui se joue, ici, devant moi : chacun son rôle, et personne n’en changera de la soirée, chacun sait ce qu’il doit faire et ne pas faire ; mais la distribution de ces rôles me dépasse, elle parait ancrée depuis de nombreuses générations dans la culture de ces protagonistes.

Je me sens embarrassé, je ne connais pas encore les conventions, les règles de « politesse », de comportements ; je ne sais pas danser, et encore moins ces danses qui pour moi sont « exotiques » et d’autant plus compliquées. Je sais que je ne dois pas refuser si un touloulou vient me chercher pour danser, mais je ne sais pas ce que je ferais, je reste partagé : lui dire que je ne suis là qu’en observateur ou me laisser entraîner.

C’est la première fois que je me sens aussi dérouté, voire incommodé par cette hésitation depuis que je participe ou observe des carnavals. Mes interrogations et mes hésitations s’accélèrent systématiquement à chaque fois qu’un touloulou monte dans les gradins et vient choisir un cavalier dans le public spectateur. Me cacher ou me montrer désireux de danser, je ne sais pas !?

Le public spectateur est majoritairement composé de femmes, et les touloulous ne viennent que si le cavalier est repéré, et non au hasard.

Mais personne ne viendra m’inviter ; ma timidité et mes appréhensions ont dû se lire sur mon visage et mon comportement « métropolitain ». Les touloulous apprécient les bons danseurs et non les novices ou les touristes, et ont pu déceler en moi mon inexpérience affichée et mon par comportement passif au beau milieu des gradins des spectateurs. Je ne fus donc pas convié à la danse et mon rôle se cantonna à l’observation. Je ne voulus pas non plus organiser, ou planifier une future invitation avec les personnes 67 – guyanaises ou métropolitaines – que je savais touloulou afin de ne pas « biaiser » le jeu carnavalesque et laisser tout « pouvoir » ou toute maîtrise de la situation rituelle au touloulou.

J’observe, je vois, je sens et j’écoute mais n’ose pas prendre de note, de peur de « déranger » ou encore d’être observé à mon tour dans mon comportement atypique en ces lieux de fête et de plaisir. Je ne décrirai donc que ce que j’ai vu et non ce que j’ai pu ressentir en qualité de danseur.

L’expression gestuelle et corporelle qui naît et s’exprime, de façon codée, entre le touloulou et le cavalier est souvent vécue, pour chacun d’eux, comme une source de plaisir intense : « On attend avec impatience le moment où on pourra danser avec son patron, avec son voisin, ou avec ceux qu’on connaît mais qui nous reconnaissent pas. C’est un moment, on le vit (…) pleinement, enfin je m’en passerai pas, c’est…enfin moi c’est comme ça que je vois ! » tente de nous expliquer un touloulou que nous avons rencontré en tenue « civile ». « C’est pas comme en boîte chez nous, nous décrit une métropolitaine venue faire une année d’études en Guyane et ayant expérimenté les bals parés-masqués en personnage de touloulou, les relations qu’on a avec le danseur, son partenaire plutôt, c’est… comment dire, on le choisi, c’est plus chaud, chez nous on est plutôt choisit, là c’est différent, (…) c’est un jeu, on le sait (…) mais c’est plus qu’une simple danse, c’est sensuel… ».

Les rapports entre homme et femme semblent effectivement d’une lascivité incomparable et le jeu subtil qui s’ouvre dans la relation chorégraphique parait être objet de plaisir pour chacun des protagonistes.

Le miroir semble constituer un attribut non négligeable, parfois même un partenaire flatteur, dans l’espace du dancing.

Chaque touloulou qui passe devant ajuste, qui le cousin dissimulé sous la toilette qui gonfle exagérément le postérieur, qui un bas qui descend, qui le masque qui glisse avec la transpiration. Il devient même, au fil de la soirée, le passage obligé de chaque touloulou. Il est alors l’instrument fidèle et impartial qui garanti l’anonymat le plus total tout au long de la longue soirée pour celle qui porte le masque.

Mais il devient objet de narcissisme lorsque le cavalier seul, ou le touloulou lassé de son partenaire, prennent plaisir à se mirer ou poser devant, à esquisser des pas de danse, de façon plus ou moins extravagante peut-être pour attirer l’autre dans sa chorégraphie. Chez certains, la parade est même avérée, ressemblant en cela à une parade amoureuse rencontrée chez certains oiseaux ou mammifères, chez d’autres, elle se fait plus discrète ou plus timide. Le miroir rassure chacun des protagonistes danseurs qui tiennent à leur apparence tout au long de la soirée, et ce en dépit de la chaleur, des mouvements du corps, et des grandes dépenses d’énergie.

Son rôle se transforme également en spectateur privilégié, lorsque des couples ne dansent ou n’évoluent que devant lui, en conservant un œil sur cette gigantesque paroi de Narcisse, afin de saisir chacun des mouvements de son propre corps et de celui de son partenaire. Ne voyant qu’eux-mêmes, le miroir semble alors enfermer le couple dans une bulle individuelle, les arrachant des autres danseurs, les dissociant du reste du dancing afin d'accroître le degré d’intimité, de sensualité, de révéler le corps de l’autre.

Mais, objet d’importance capitale, jamais il n’est ignoré, constamment il s’immisce dans le couple, fréquemment il aide à la fonction carnavalesque, intégré en cela à l’espace.

À la fois objet et espace des carnavals guyanais, instrument d’égoïsme et de sociabilité, le miroir des dancings rassure sur l’apparence, développe les sens de la vue et de l’imagination, de la sensualité et de l’érotisme, augmente le champ de vision et amplifie la sensation de masse, déculpabilise la folie des corps, débride les mouvements, les gestes. Il est le carnaval.

Les couples formés de façon unilatérale, se montrent en plein action d’une audacieuse complaisance, l’un envers l’autre, et miment parfois le plaisir sexuel, dans lequel les corps, serrés de très près par leur partenaire, ondulent de façon plus ou moins nerveuse ou spasmodique. Si dans le piké ou le wapé, le déhanchement est constamment de mise, des coups de reins répétés plus ou moins violemment ponctuent ces danses.

Leurs torses semblent rester inertes alors que leurs jambes et leurs bassins se meuvent, endiablés par une cadence subtile qui paraît s’insinuer en eux-mêmes. Leurs têtes dodelinent de manière imperceptible, mais obéissent, elles aussi, comme le bassins des danseurs, à la toute puissance du rythme, rythme libérateur carnavalesque.

Chez certain couple de danseurs, une véritable déclaration d’amour paraît être effectuée en silence et tacitement.

Quelques touloulous, les bras en l’air, au dessus de la tête, se laissent aller dans les bras experts de leurs cavaliers ; seul le bassin, en mouvement, d’avant en arrière, accompagne un subtil frémissement du cou.

Je note également, au bout de quelques temps d’observation, que certains des cavaliers portent, en groupe plus ou moins important, des signes distinctifs sur eux : des T-shirt de même couleur, parfois avec des logos semblables imprimés sur le dos ou sur le devant, des petites serviettes, celles portées autour du cou, de couleur analogue, des chapeaux identiques, ou même des perruques semblables, comme pour afficher une appartenance à un groupe ou à un clan.

Tandis que les danseurs martèlent les planches et ondulent comme des vagues, les musiciens s’expriment : la clarinette agonise, tressaute, le trombone hulule, la batterie bat comme un cœur d’hippopotame, le saxophone imite les pompiers, l’un explose, l’autre gonfle son ventre, ses joues se dégonflent avec la mélodie, le chanteur tourne sur lui-même.

Pas de répit, le saxo et le trombone changent de propriétaire et les danseurs changent de partenaire. Le batteur semble avoir capture le tonnerre et le nouveau trombone courtise la clarinette.

Au bout de quelques heures, je ressens, sur mes bras nus, de fines gouttelettes d’eau tombée d’on ne sait où. Je lève la tête à maintes reprises, et c’est en fixant le plafond que je constate que la densité et la chaleur déployées par les danseurs dégagent une telle condensation qu’elle se fixe au plafond pour retomber en gouttelettes : l’impression est pour le moins déroutante. Plus tard om me confie que les musiciens portent des bérets afin de se protéger de cette inhabituelle « rosée » humaine.

Et, là je comprend là la fonction de la petite serviette de toilette que porte la plupart des cavaliers autour du cou : soucieux de leur confort et de leur apparence, ils épongent régulièrement leur abondante sueur, le front, le cou, le torse et les bras. À l’observer scrupuleusement, on peut s’apercevoir également qu’un cavalier peut changer une ou deux fois de chemise dans la soirée.

« La vigueur pulsionnelle, l’effet libérateur, l’échappement extatique » sont sources de désordres sociaux et moraux pour l’Occident chrétien qui a toujours porté un regard sévère et désapprobateur sur la danse, précise Jocelyne Vaysse. 68

A la sortie des dancings, de nombreux stands-caravanes attendent les danseurs avec boissons chaudes ou froides, alcoolisées ou non, frites et sandwichs, et surtout vendent le blaff de poisson, la soupe créole guyanaise. Les maisons se transforment également en bars occasionnels, et proposent, de même, boissons et plats traditionnels.

Les voitures personnelles des cavaliers font aussi office de bars-buffets privés et conservent même les boissons fraîches dans des glacières, parfois nombreuses. Tous fonctionnent toute la nuit et la fête se déroule aussi bien à l’intérieur des dancings qu’à l’extérieur. J’imagine que l’emplacement du véhicule a son rôle. Stationner non loin de l’entrée du dancing ou dans un coin plus ou moins discret, selon la stratégie du cavalier, doit avoir son importance pour inviter le touloulou dans un endroit plus… intime.

Tout au long de la soirée, chacun devient tour à tour objet de désir, destinataire ou destinateur de la quête de l’autre mais libre de toute contrainte naturelle. Chacun à sa manière peut s’unir, s’exprimer ou parader devant l’autre.

Au petit matin, traditionnellement a lieu le « vidé ». Ce terme venant de l’expression : vider la salle (de bal).C’est donc aux premières lueurs de l’aube que l’orchestre du bal paré-masqué du samedi soir quitte la scène, pour entraîner à sa suite danseuses et danseurs afin d’exécuter dans la rue les dernières notes de musique permettant au dernier carré de danseurs de se disperser dans la ville.

Initialement le vidé se déroulait à pied. Mais les orchestres actuels qui utilisent souvent des instruments électriques, doivent se jucher sur la plate-forme d’un camion pour faciliter leurs déplacements.

Dans le carnaval, la plateforme transporte les orchestres dans la rue les dimanches après-midi. Installée en fin de cavalcade, elles entraînent à leur suite une foule délirante qui s’éparpille dans la nuit naissante pour boire un dernier verre et continuer la fête entre amis.

Compte tenu des violences survenues lors des derniers vidés du dimanche après midi, ils sont désormais frappés d’interdit.

Notes
67.

Que j’avais rencontrées sur place et avec qui j’avais tissé des liens.

68.

Jocelyne Vaysse, La danse thérapie, histoire, technique, théorie, Paris, Desclée de Brouwer, 1997.