Jugement et exécution du roi carnaval

La mise à mort d’un objet rituel et symbolique consacre très fréquemment la fin d’un ensemble festif.

Les cérémonies carnavalesques chalonnaises sont marquées elles aussi par un rite qualifié par les organisateurs de « traditionnel » : le jugement et l’exécution du roi carnaval.

A la suite d’un simulacre de jugement, conduit par un tribunal populaire, le mannequin, personnification du cycle carnavalesque, sera mené joyeusement au supplice suprême par les gôniots eux-mêmes, le dernier jour de la fête carnavalesque, à la nuit tombante.

L’exécution symbolique a lieu à 20 heures sur un pont enjambant la Saône, le pont Saint Laurent, précisément entre le cœur historique de la ville et l’Ile Saint Laurent.

Arrivé juste au début du crépuscule, une lumière incertaine me laisse entrevoir, non sans surprise et effroi, au loin sur le pont, une potence qui surplombe la Saône.

« On fait brûler Carnaval sur le pont Saint Laurent, d’ailleurs c’est marrant parce que, dans le pont, y a des boulons et on peut mettre la potence ; on avait prévu ça parce que dans notre Comité, y a quelqu’un qui était à l’Equipement. Normalement on n’a pas le droit. Il y a un endroit, je sais où qu’ils sont moi, les boulons, on dévisse les boulons, on met notre machine et puis on visse », prévenait le Président du Comité des Fêtes.

Toujours est-il qu’une potence métallique, au XXème siècle, en plein centre ville n’impressionne et me méduse personne.

Mais déjà de nombreux curieux on pris position sur les bords de Saône pour assister à la cérémonie rituelle et me rappellent les films de fiction historique que j’ai pu voir, dans lesquels une foule toujours dense et parfois exaltée, dotée d’une ardente colère, assiste aux exécutions capitales. Ici, il n’en est rien. Point d’excitation, ni d’agressivité, point d’ébullition ni même d’effervescence. Aucune marque d’impatience ne semble frapper le public qui va et vient d’un côté à l’autre du pont, certains d’entre eux sont assis sur le rebord du trottoir. La circulation est fermée aux automobilistes. Seuls quelques pétards éclatent ça et là, sur le pont, en contrebas et au loin, sur le quai Gambetta.

Dès les dernières lueurs de ce soleil printanier, une lumière artificielle s’allume au sommet de la Tour du Doyenné qui domine la Saône sur l’Ile Saint Laurent. Elle représente souvent, comme emblème, la ville de Chalon sur des prospectus destinés aux touristes. C’est une tour étroite, bicolore, en pierre et surplombe superbement, au centre d’une verdure de feuillus, un gigantesque massif floral, visible le l’autre coté du pont.

Tous les regards se braquent en sa direction.

Du pont Saint Laurent on distingue aisément un individu coiffé du couvre-chef doré de la Confrérie Royale de l’Ordre Gôniotique. On aperçoit également sa robe rouge. Puis d’autres confrères le rejoignent et la confrérie apparaît au sommet de la tour au grand complet.

« Le voilà ! », crie une spectatrice, et immédiatement les visages se tournent du côté du centre ville.

Un mannequin de paille et de chiffon, vêtu de rouge et de bleu, vole au dessus de la foule, puis retombe, puis réapparaît en l’air, les applaudissements retentissent. Arrivé au sommet du pont, on peut le voir, plus distinctement, malmené dans sa couverture que quatre gaillards lancent le plus haut possible sous les exclamations du public, le roi carnaval, le même qui l’après-midi et la semaine précédente, était déjà secoué et maltraité en public : « beurdollé à la couverte », dit-on. Il est en effet lancé en l’air à l’aide d’une couverture, ou d’un drap épais, et retombe complètement désarticulé, comme le mannequin qu’il est, soit dans la couverture, soit dans la foule qui s’empresse alors de le relancer à ses « bourreaux ». L’opération est la même lors des défilés dominicaux carnavalesques.

Sous les feux d’un judicieux éclairage, le « tribunal populaire» est à présent au complet au sommet de la Tour du Doyenné. Le Président, à la fois du tribunal et de la Confrérie, que je reconnais à sa voix, après avoir consulté de la tête chacun des membres du tribunal ayant instruit le procès, se lève et d’un air grave s’exclame au micro afin que le peuple entende bien ce qui suit :

« Nous, membres de la Société inébranlable, Camerlingue du Casio, Dauphins de la Mère Folle, Princes des Fous, membres de la Confrérie des Vilains, Grands Dignitaires de L’ordre Royale Gôniotique, détenteurs des traditions des Enfants de Villes et des Gays Gaillardons : l’avons condamné à être berné, beurdollé, gaulé, sauté à la couverte et dansé dans toutes les rues, impasses, coins, places et carrefours de l’ancienne Cabillonum 98  ».

De vifs applaudissements retentissent de la foule amassée sur le pont Saint Laurent comme sur les berges de la Saône en face de la Tour du Doyenné.

Puis, dans un langage rabelaisien, le Président poursuit et lit tous les actes d’accusations du mannequin bouc émissaire, dans lesquels il est chargé de tous les maux et exactions commis par la collectivité locale. On l’accuse en réalité de tous les malheurs tombés sur la ville, de tous les crimes, de tous les scandales survenus durant toute une année, mais aussi et paradoxalement, sous un vocabulaire accusateur, il est le biais par lequel on rappelle les innovations, manifestations et autres améliorations pour la qualité de vie urbaine intervenues également durant l’année.

Voici de quoi il est accusé publiquement en ce carnaval 1997:

Ces griefs chargés d’humour, de jeu de mots et de références à la vie locale, qui sont reprochés au roi carnaval, changent bien évidemment d’une année sur l’autre, selon l’actualité locale et nationale, chaque fois réinventés selon l’humeur du « scribe » officiel de la Confrérie Gôniotique.

Le tribunal en costume d’apparat, du haut de sa tour, l’avertit ensuite que le moment est venu d’expier ses mauvaises actions et la perturbation qu’il a engendrée dans la ville toute l’année. Le Président conclut alors à la peine capitale :

« Pour toutes ces raisons, par nous débagoulées, attendu que le printemps arrive avec le chant des oiseaux.

Etant bien avéré que le Carnaval a cent autres meschiefs sur la conscience : décision de le livrer aux mains de l’exécuteur des Hautes Œuvres de notre bonne ville en requérant contre l’ignoble personnage toutes les foudres de la justice.»

Le mannequin de paille et de chiffon est alors mené à la potence. Ses bourreaux, les mêmes que ceux qui l’ont beurdollé à la couverte, l’attachent solidement à la potence, par le cou à l’aide un fil de fer.

L’heure est alors venue de brûler l’effigie grotesque depuis le pont Saint Laurent.

Pendu à la potence, le roi attend son heure. Un des bourreaux allume une torche. Au loin, dans la foule, on entend quelques : « À mort Carnaval ! Vive Carnaval ! ».

Mais c’est avec quelques difficultés que le bourreau essaye d’embrasser le derrière du monarque, comme si celui-ci, avec une extraordinaire envie de vivre, refusait de se laisser exécuter.

Alors très vite, aspergé d’un liquide très inflammable, le symbole de paille et de chiffon s’enflamme brusquement de tout son corps.

Puis lentement il est descendu le long de l’arche centrale du pont, par un système de poulie, afin que ses restes soient noyés dans la Saône.

Comble d’ignominie, après la pendaison, l’immolation purificatrice et la noyade en Saône, la sépulture lui sera refusée ; la rivière servira de tombeau à ses cendres.

Rapidement, il ne reste plus rien de son existence matérielle.

Carnaval est mort. Le printemps et la nouvelle vie peuvent commencer.

Éclate alors, à la manière d’un rire collectif, un grand feu d’artifice tiré depuis les abords de la tour du Doyenné, d’où le tribunal s’est éclipsé durant l’exécution de la sentence.

Les applaudissements, plus discrets durant l’accomplissement de la justice populaire, retentissent plus nourris à travers la foule du pont et du quai.

C’est à présent un feu de joie qui illumine le ciel et le pare de couleurs artificielles en parfait contraste avec le feu immolateur et purificateur qui fit disparaître de ce monde le monarque qui régna le temps d’une fête collective et locale.

La joie après l’exécution publique, comme le printemps après les rigueurs de l’hiver, circule à travers la foule le temps du feu d’artifice. Les lumières multicolores font face, dans tout le ciel, à la nuit tombée sur la ville.

La transition est faite, le printemps et la lumière vont à présent remplacer l’hiver et l’obscurité. La folie sera aussi supplantée par la quotidienneté et chacun, dès demain, va reprendre sa place.

Mais bien vite les barrières sont enlevées des abords de la potence, la foule, par groupes, quitte à son tour le pont, puis le quai. Les rues se vident petit à petit, la population se disloque, rêvant peut-être déjà aux prochaines réjouissances carnavalesques de l’année prochaine. Chacun, qu’il ait été spectateur ou acteur, retrouvera sa vie quotidienne et reprendra sa place dans la hiérarchie socio-économique établie.

La fête est finie et son univers de déraison avec.

Toute l’effervescence passée s’achève avec la mort du roi carnaval dans des conditions plus que ravageuses.

Quelques cendres flottent encore au dessus de la Saône par des flux contraires de courant d’air ; elles ne semblent en effet pas vouloir disparaître dans l’obscurité de la rivière, montrant peut-être que le roi n’est pas tout à fait mort puisqu’il renaîtra l’année prochaine et s’emparera, une fois encore, des clefs de la ville.

Un vent léger fait tournoyer encore les confettis sur le pont, seuls et uniques témoins des fastes et des éclats surréalistes de la fête carnavalesque chalonnaise, à présent terminée.

Ainsi s’achèvent les divers éléments du scénario populaire du carnaval chalonnais. La tradition, semble-t-il, a été respectée. Chaque scène, chaque rituel, chaque symbole caractéristique qui m’avaient été expliqués, détaillés, ou évoqués auparavant par les membres du Comité des Fêtes de Chalon, ont su encore trouver leur place durant ces fêtes carnavalesques.

Sa Majesté Cabache, roi des gôniots, heureux et satisfait encore une fois de son bon et fidèle peuple lui adresse une communication écrite, parue dans la presse la semaine suivante et publiée à la suite, dans le magazine « Saône et Loire Magazine ».

Voici ce qu’il écrit, bien sûr, dans le langage se son peuple :

‘« Gueurlus, gueurlute ! Merci, merci.’ ‘Z’avez-vu un peu si ça été un biau carnaval que l’97 !’ ‘Z’avez-vu un peu comme on s’est marré de partout, d’la Saône à la rue de l’Obelisque, pis su l’boulevard ?...’ ‘Dieu merci, savez encore vous s’amuser ! Savez encore faire aut’chose que d’vous prendre la tête sur Franc’infos. Z’avez encore pas complètement perdu ce bon sens de la rigolade et c’te belle verve des gars d’la Saône et Loire, qu’ont point la réputation d’avaler des couleuvres à leurs p’tits déjeuners !’ ‘Primo : z’avez arrêté pendant quèques jours de vous mettre la rate au court-bouillon pour ci, pour ça, les z’impots, les z’assédiques, le fric, le boulot, l’estomac qui est trop bas et le fois qu’est pas droit !’ ‘Deuzio : z’avez ben ouvert vos râteaux et suivi mes conseils (…) m’avez fait ben du plaisir à vous gônioter comme y faut pour me faire la cour !’ ‘A plus qu’vous étiez peuh, à plus qu’vous étiez biaux.’ ‘J’peux donc regagner mon île du Moutiau, l’cœur ben joyeux pis l’âme en paix. J’vas tranquillement attendre que l’temps passe en regardant les p’tiots poissons.’ ‘Surtout, oubliez pas d’rigoler l’plus souvent possible 99 ».’
Photos 105-110
Photos 105-110

105. Pont Saint Laurent à Chalon. Lieu d’exécution du mannequin carnaval. Source : photo de l’auteur.

106. Mannequin de paille et de chiffon avant son exécution. Source : photo de l’auteur.

107. Mannequin carnaval pendu par une potence accrochée au pont Saint Laurent. Source : photo de l’auteur.

108. Le feu est mis au postérieur du mannequin carnaval pendu. Source : photo de l’auteur.

109. Embrassement total du mannequin carnaval. Source : photo de l’auteur.

110. Feu d’artifice après la noyade du mannequin carnaval. Source : photo de l’auteur.

Notes
98.

Ancien nom en latin de la ville Chalon-sur-Saône.

99.

Sa Majesté Cabache, Roi des Gôniots, in Saône et Loire Magazine, Mars-Avril 1997, p. 6.