Le carnaval, comme nous venons de le voir, est une fête qui se vit spontanément, esthétiquement, collectivement, use de symboles locaux et historiques que la population reconnaît, de pratiques singulières propres à chaque carnaval et dont le sens et peut-être la fonction se perdent souvent dans les méandres du temps. Et si ce temps carnavalesque pouvait se donner présentement à mes yeux et à mes oreilles…
Avec quelques recherches et questions posées ça et là, j’ai pu découvrir qu’à l’île de La Réunion, dépourvue de carnaval au moins depuis le début du XXe siècle 116 , une telle fête venait tout juste de se créer, de s’inventer puisque la première édition remontait seulement à 1997 et était cantonnée dans une seule ville, touristique, situé à l’ouest : Saint-Gilles 117 .
Il était donc logique, pour parfaire les données concernant ma problématique, d’étudier ethnologiquement la genèse d’un tel phénomène.
Ainsi connaître et comprendre la genèse de ce carnaval devenait aussi précieux pour la cohérence de ma recherche globale sur l’imaginaire des carnavals français que de le vivre de l’intérieur.
Ma décision était prise alors, aidé en cela de ma bourse de DEA, de partir sans plus attendre à La Réunion en 1998 en période traditionnelle de carnaval, c’est-à-dire à la période des mangues et des litchis, dès le mois de décembre.
Je suis parti donc aux premières rigueurs de l’hiver métropolitain, à destination du cœur de l’Océan Indien, dans l’hémisphère sud, et plus précisément dans l’archipel des Mascareignes : sur l’île de La Réunion.
Ma destination carnavalesque était la ville réunionnaise dont un carnaval venait interrompre le quotidien des habitants : Saint-Gilles-les-Bains.
C’est une ville de l’ouest de l’île qui a la particularité d’être, sinon la plus importante, une des stations balnéaires de La Réunion. Elle est parfois appelée trivialement : « Zoreils land » en raison du fort taux de Zoreils 118 dans la population saint-gilloise et de touristes.
Arrivé un matin, à l’aéroport du Gillot, à Saint-Denis, capitale administrative de l’île, après onze heures de vol, j’étais accueilli par Lolita, la sœur d’un ami de métropole. Elle m’a logé amicalement durant un mois, chez elle, à quelques kilomètres de Saint-Denis, et m’a présenté ses amis et les membres de la famille de son mari, Eric qui m’invitaient chez eux régulièrement. J’ai passé ainsi ma première fête de noël sur la terrasse d’une belle maison, en contemplant l’océan en contrebas, et déguisé en Père Noël pour apporter les cadeaux aux enfants et petits-enfants de cette famille si généreuse.
Mes souvenirs et ma gratitude vont en priorité vers eux.
J’ai pu, dès le mois de janvier, intégrer une chambre universitaire à Saint-Denis, grâce aux « grandes vacances » qui débutaient en cette saison cyclonique et laissait de ce fait des chambres vacantes. La résidence universitaire vidée de la plupart des ses étudiants, mes rares voisins de chambre ne comptaient plus que des Mahorais, des Comoriens, des Seychellois, des Malgaches, des Rodriguais, et des Mauriciens qui n’avaient pas les moyens de retourner chez eux pendant les vacances et qui partageaient mon quotidien.
Proche de l’université et de sa bibliothèque ainsi que du centre départemental des archives, j’ai pu ainsi passer de nombreuses heures dans ces lieux.
Avant les vacances universitaires, j’avais rencontré Bernard Cherubini qui m’avait proposé de faire une intervention dans l’un de ses séminaires ethnologique de DEA concernant « la fête ».
Pour me déplacer à Saint Denis, on m’a prêté généreusement un vélo, mais La Réunion étant une île d’origine volcanique, les pentes y sont plutôt raides - mes mollets s’en souviennent encore.
Le bus, celui où il faut claquer dans les mains pour que le chauffeur s’arrête à destination, fut à l’inverse ma navette quasi-quotidienne pour rallier Saint-Denis au nord à Saint-Gilles à l’ouest, également ville de résidence des principaux membres de l’association organisatrice du tout nouveau carnaval.
Avec quelques contacts pris dans différentes communautés culturelles de l’île, j’ai pu assister, entre autres et pour ne citer qu’elles, aux spectaculaires et rituels fêtes tamoules de Pandialé, durant laquelle des hommes marchent sur un brasier, « marchent sur le feu » et celle plus sanglante, à Bois-Rouge, en l’honneur de Kali, durant laquelle un sacrifice votif de plusieurs centaines de coqs et de cabris s’effectue pendant des heures sous un soleil de plomb, mêlant odeurs de sang et de musc animal.
Le 20 décembre, la fête historique de l’abolition de l’esclavage, quant à elle, rassemble toutes les communautés de l’île, noires comme blanches, indiennes comme arabes.
Précisons néanmoins que le carnaval de Saint-Gilles était placé dans le calendrier réunionnais le 21 juin puisqu’il était couplé avec la fête de la musique afin de faciliter les autorisations administratives et aussi pour éviter la période cyclonique qui risquait, à juste titre, de compromettre le défilé.
Cependant, pour des raisons professionnelles et économiques, je ne pouvais me rendre à Saint-Gilles au mois de juin ; mais aux fins d’étudier la genèse d’un carnaval, il était tout autant judicieux et profitable, compte tenu de ma problématique, d’assister aux multiples et longs préparatifs qu’aux défilés eux-mêmes, et ce d’autant que les membres de l’instance organisatrice devaient être plus disponibles pour répondre à mes nombreuses questions.
Ma participation aux festivités carnavalesques réunionnaises se bornait ainsi à l’observation des préparatifs et au recueil de discours sur les raisons et motivations d’organiser, de faire naître, tant matériellement que dans l’idée des habitants peu préparés, un carnaval.
Mon enquête a duré quatre mois, de début décembre 1998 à la fin mars 1999.
J’ai voulu ainsi, non pas embrasser tout le cycle carnavalesque, mais profiter de la rare occasion qui m’était offerte d’observer et de vivre la naissance d’un carnaval pour privilégier et centrer mes recherches sur la période prénatale de celui-ci et sur la finalité ou du moins l’objectif avéré des organisateurs.
Mes contacts et mes relations avec l’instance organisatrice m’ont permis, de manière indirecte, de visionner quelques vidéos et d’examiner des dizaines de photographies du premier carnaval. Je m’en suis fait envoyer postérieurement pour celui de 1999, celui dont j’avais assisté aux préparatifs.
Considérons donc à présent le registre du nouveau phénomène carnavalesque de Saint-Gilles-les-Bains, de La Réunion.
Dans les archives municipales, des photos d’individus masqués et déguisés (Noirs en costumes et casques coloniaux) dans les rues de Saint Denis, datant de 1907, semblent faire penser à une parade carnavalesque.
Depuis, la fête saint-gilloise a fait des « petits » et la Préfecture, Saint-Denis, propose à ses habitants un défilé carnavalesque, le Dimanche Gras, sur le Barachois avec un roi, nommé « Roi Martin ».
C’est ainsi que sont dénommés les Métropolitains par les Réunionnais.