L’expérience vécue des carnavals ressemble quelque peu à une œuvre poétique ouverte, composée instantanément, dans laquelle chacun peut entrer et sortir dans un sentiment que l’on pourrait qualifier de « liberté ». Livré à soi-même et dissimulé derrière un masque, il ne semble y avoir aucune obéissance stricte. Le carnaval somme d’être autonome et de laisser partir tout ce qui peut jaillir ou ce qui peut être freiné par un cadre social édulcorant. Il s’agit simplement d’être dans le ton, dans l’ambiance de l’univers fantastique et irréel proposé. Les réflexes du quotidien peuvent alors être immédiatement éliminés de tout comportement.
Toutefois dans le cas où on se donne pour seule règle de ne rien préméditer, comme cela a été mon cas, dès les premiers pas dans le cortège quelque chose se définit à partir de quoi on va se rendre libre et à partir de quoi on va construire son propre comportement carnavalesque.
Durant le défilé, le temps semble « indéterminé » et l’on se sent alors libéré du temps en brisant toute logique a priori. On n’a pas alors le sentiment de créer ou de produire quelque chose mais plutôt de présenter un objet ou une idée, de les faire admirer de tous.
Libérer le temps, prendre le temps subjectif comme sien, faire coexister des temps différents, c’est le temps carnavalesque.
Cette liberté de temps semble donner l’impression d’une libération plus grande encore que celle acquise par le masque et le déguisement, paraît donner le sentiment d’un temps hors du temps, émancipé de toute périodicité, celle d’un temps multiple, celui de tous réunis autour de nous, ici et maintenant.
Le temps du carnaval privilégie l’instant et non la durée comme le favorise le temps du quotidien, et cette instantanéité abandonne toute prétention à maîtriser le réel pour basculer dans la créativité, l’invention, l’imaginaire, le fantasmagorique.
On se sera alors rendu libre, libre de circuler, de faire un choix de comportement, mais uniquement dans un réseau de circulation donné, qui lui est tout à fait déterminé par avance.
L’univers des carnavals observés, quant à lui, du regard global et direct, est un regard proprement surréaliste : une peinture fantastique illustrée d’annotations quotidiennes. En effet, de prime abord, la fête publique révèle un mélange de détails issus du quotidien avec des créatures extraordinaires et méta sociales et, nous le verrons plus loin, méta sociologiques.
Un bébé de 80 kilos, couché dans une poussette surdimensionnée et poussé par un ancêtre galopant en short et baskets est une vision courante pendant les défilés carnavalesques chalonnais.
Un agglomérat désordonné d’individus affublés de chapeaux fleuris et de maquillages outranciers poussant un autre, grimé de la même sorte, qui use de toute ses forces musculaires et collectives pour freiner le mouvement postérieur peut paraître surprenant mais reste un jeu fréquent lors des rigodons dunkerquois.
Un couple dont l’homme est en robe de mariée et la femme en costume trois pièces, sombre, arpentant la rue principale, bras dessus, bras dessous est même la règle de convenance le mercredi des Cendres à Cayenne.
L’irréalité, tant sociale que naturelle, de ces créatures qui peuplent les rues lors des carnavals exercent une fascination déconcertante mais aiguise sur le spectateur – sans qui rien ne pourrait paraître – un sens acéré de l’imagination.
Le glissement du quotidien vers le fantastique opéré par le phénomène extra quotidien même de la fête n’est pourtant pas obtenu systématiquement par l’intrusion de bizarreries ou d’éléments sociaux insolites, il suffit parfois de la seule modification en surface du visage pour altérer notre perception habituelle.
Et ainsi l’extraordinaire envahit tout.
Il est partout : le quotidien est approprié par des habitants inimaginables. Des êtres curieux peuplent l’espace urbain auparavant familier dans un parfait amalgame entre une beauté esthétique de la forme et une symbolique sociale étrange, le gigantisme – trait caractéristique récurrent et omniprésent – des formes et des personnages soulignent des parodies d’actes banals truffées de symboles.
Les créatures curieuses dont le mécanisme d’assemblage est comparable à celui des associations d’idées, de symboles sociaux, culturelles et autres, à des associations d’images défilent comme sur une toile dont le pinceau aurait pris son autonomie, au gré de l’imaginaire.
Des êtres composites, tel ce cheval-jupon, l’homme cheval ouvrant les défilés chalonnais, mesurent les distances urbaines.
Des personnages hybrides semblent, en somme, reléguer la réalité à une place secondaire, simplement décorative. L’architecture spatiale créée dans l’imaginaire ressemble à celle des hommes qui portent en synthèse le fruit de leurs fantasmes.
Les lieux sont hantés par des présences à la fois inquiétantes et amusantes. La mise en scène exhorte de façon sous-jacente à la rêverie.
Le monde cesse d’être domestiqué. Le paysage devient un lieu de rencontre entre le quotidien familier, l’insolite et le danger chaotique. Les couleurs chamarrées et de préférence vives distinguent le spectateur statique du participant en perpétuel mouvement. Mais les cris, les rires, les chants, les musiques, les danses, les gestuelles, les applaudissements sont en proportions telles que le spectateur est tenté de s’immerger dans cet univers baroque.
Les personnages carnavalesques s’écartent en effet de l’ordre commun, ils impliquent nécessairement une idée de fantaisie imprévisible, matérialisent l’inconcevabilité puisque contraires aux notions préformées de l’ordre cosmique et social, aux règles établies, provoquent un étonnement, une inquiétude ou un blâme, surprennent parce qu’ils sortent de l’usage.
Marqués fréquemment d’extravagance, parfois fantasques, ils paraissent mal à propos, hors du bon sens mais ces compositions extraordinaires, tant spatiales qu’humaines, incarnent un système fantasmagorique, celui propre à l’univers carnavalesque. C’est précisément ce monde infiniment figuratif et profondément surréaliste qui baigne volontairement ou non tout observateur ou participant, car ce réalisme fantastique submerge de manière étonnante autant celui qui l’incarne que celui qui le subit par l’étrangeté, la peur, le fantasme, la violence symbolique, physique ou sociale, la fête tout simplement. Aucune indifférence possible à celui qui croise le regard illuminé d’une créature carnavalesque architecturée par une lente alchimie culturelle.
Ce sont ces regards que nous avons choisis d’interpréter et c’est donc cet univers indomptable unique que nous avons rencontré et dans lequel nous nous sommes plongé à mainte reprise, parfois en spectateur/observateur, parfois en participant, souvent en observateur/participant afin de mettre face à face le pouvoir de l’imaginaire et la conscience de la réalité.
Comment alors saisir et comprendre cet univers qui parait si chaotique, rempli d’éléments étranges ou étranger à notre quotidien, défiant tout entendement établi et conventionnel ?
Systématisation des représentations fantasmagoriques ou actualisation de la démonologie moderne, ne nous y trompons pas, ces démons fantastiques carnavalesques, qui provoquent un trouble manifeste chez le spectateur comme chez l’observateur avisé, sont issus d’une longue tradition figurative culturelle européenne engendrée par un processus dialogique historique et culturel de synthèse.
Ici seraient alors les premiers éléments objectifs qui nous offriraient la possibilité de s’extraire de – et d’interpréter – ce monde spontané et imaginaire.
Les considérations fantasques et fantastiques ne s’associent guère avec une lecture scientifique du phénomène. L’étrangeté n’est certes pas une règle anthropologique mais elle en est une composante, donc une source interprétative inévitable.
Toutefois, l’interprétation de cet univers singulier, constitué d’autres conventions, relève d’un principe singulier, celui de l’analyse d’une synthèse.
Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949, p 186.