Le terme « paré » est polysémique dans la diglossie guyanaise. En effet, le verbe parer, en français, signifie aussi bien porter des vêtements et des attributs ornementaux doté d’élégance et d’opulence que arrêter ou éviter un coup (parer un coup). Dans la terminologie maritime, paré exprime le fait d’être prêt à exécuter un ordre (paré à virer !, par exemple). Dans le parlé créole antillais, paré exprime à la fois ce dernier sens maritime, prêt à exécuter une tâche ainsi que l’idée de parure ou de décoration vestimentaire. On pourrait alors supposer, à l’instar de Aline Belfort-Chanol 134 , que dans l’univers carnavalesque paré signifie être prêt à fêter le carnaval et prêt sur le plan vestimentaire.
« Masqué » rappelle l’attribut essentiel exigé, pour seulement les touloulous aujourd’hui, mais chacune des participant autrefois, aux entrées des bals parés-masqués.
La société esclavagiste guyanaise, jusqu’en 1848, date de l’abolition de l’esclavage, est une société où le loisir n’est pas, ou très peu accordé à la population noire. Chaque manifestation extra quotidienne est alors strictement réglementée et légiférée, et surtout est déterminé par l’organisation raciale séparatiste de la société française d’Amérique du sud. Les « Blancs » se distinguent socialement des « Noirs » et eux-mêmes des « Affranchis ».
Seulement les premiers et les derniers disposent d’un droit légal à s’adonner à la danse. Les Noirs ne peuvent danser, entre eux uniquement, que sous la seule autorisation de leur maître et ce, le dimanche ou jour de fête, autorisation qui est accordé aux maîtres après une demande officielle au « Commissaire-Commandant » de la ville 135 .
Tout rassemblement est en effet perçu, par les colons français, comme source de désordre, ou encore comme menace contre l’intégrité de la société actuelle.
Néanmoins, on suppose que des bals travestis étaient organisés par les esclaves, durant la période festive de carnaval pendant laquelle les maîtres et colons s’amusaient de leur côté. En transposant le schéma européen, les Noirs tournaient alors en dérision les usages des maîtres à l’aide de déguisements et masques confectionnés avec des objets de leur quotidien laborieux.
Ils devaient également et certainement parodier les bals de leurs maîtres tout en s’exprimant à travers leur propre culture musicale et chorégraphique.
Mais seules les personnes de couleurs pouvaient utiliser des membranophones sous contrôle de l’Administration coloniale, ou en marge, les affranchis avec permission expresse du Commissaire-Commandant.
La parodie et la caricature étaient une figure de moquerie, donc une certaine forme de résistance contre l’oppression. La pratique carnavalesque devait ainsi être le premier lieu de transgression et de résistance politique et culturelle à laquelle pouvaient s’adonner les esclaves.
Le temps du carnaval autorise en effet davantage les rassemblements, mais les salles publiques constituent un moyen efficace de « contrôler » chacune des activités s’y déroulant. C’est la période des bals konvwé où l’on y dansait le kaséko 136 animé par des musiciens accompagnés de tambours divers, et des chanteurs qui se lançaient des défis artistiques.
Au XIXe siècle, les musiciens étaient pour la plupart des esclaves affranchis, et les bals donnaient lieu à de véritables concours d’orchestres et de danses. Les musiciens et danseurs étaient habitués à imiter leurs maîtres tant dans la danse que dans la musique. Ils interprétaient admirablement les musiques des colons et les reprenaient dans leurs propres fêtes, mais en y ajoutant le chant et le tambour.
Des bals privés – étrangers aux musiques et danses noires – ou publics, organisées loin du centre ville, fleurissent ainsi à cette période réservée de l’année. En effet, les colons français ne se limitaient pas aux divertissements bourgeois des salons et gagnaient aussi bien les rues que les bals publics. Il était nécessaire néanmoins, pour conserver une apparence d’ordre social, de limiter la promiscuité entre les trois « catégories » sociales d’individus, à laquelle pourtant étaient habitués les petits propriétaires terriens dont l’indigence menaçait la stricte organisation hiérarchique, fondement et cadre structurel cloisonné, essentiel au maintient de la colonie américaine.
Néanmoins, et plus encore après l’abolition de l’esclavage, les grand propriétaires terriens commençaient à se rendre dans ces lieux où l’on pouvait danser des danses plus triviales, bien moins académiques et davantage charnelles et voluptueuses, pour s’acoquiner et se défouler avec une population moins drastique. On y dansait la biguine 137 ou le kasseko bien sûr, danse libre et improvisée, grâce à laquelle les corps se touchent, se croisent, s’entrecroisent, mais aussi des danses de salons, ludiques et joyeuses, telles la polka ou la mazurka.
Mais la grande majorité de cette classe dominante organisait encore les bals travestis dans un cadre privé.
En bon héritier du système politique romain, la mission – politique – délicate du gouverneur était d’entretenir la société en l’état tout en autorisant les divertissements collectifs et populaires qui pouvaient faire naître une rupture de l’ordre établi. Cependant, limiter tout rassemblement massif ainsi que restreindre tout plaisir devait faciliter cette tâche qui tendait néanmoins davantage vers le maintient sévère de l’ordre.
Tout comme il était de bon ton, mais aussi politiquement stratégique, d’interdire le tambour, alors perçu comme une source potentielle de désordre cacophonique et artistique, et de langage non maîtrisée par le colon européen. Objet culturel, souvent noble, tout autant que religieux, spirituel, ou moyen de communication 138 , il était l’une des dernières traces mémorielles des cultures indigènes noires qu’il fallait faire disparaître pour accomplir l’assimilation exigée de la part du régime colonial.
Mais petit à petit les bals konvwé intègrent et mêlent davantage les danses de salons aux danses plus libres, et les percussions ou autre membranophones traditionnels participent indirectement à la structure rythmique des polkas et mazurkas ; les bals bourgeois travestis sortent de leur cadre réservé et la rencontre de deux monde s’opère alors au moment de carnaval.
En exemple, même si les membranophones traditionnels ont disparu des formations musicales des bals carnavalesques guyanais, ses rythmes et tempos se sont maintenus fermement dans la structure rythmique, mais transposés sur d’autres instruments.
Une convergence de classe et de culture en Guyane résulte donc au début du XXe siècle de l’expérience subjective et collective carnavalesque, même si les classes populaires de la Guyane fédèrent en elles, de manière historique, des forces culturelles fusionnelles et créatrices, tendant plus largement au métissage que la rigidité et le conservatisme idéologique des colons blancs.
Le bal paré-masqué, fruit de l’abolition de l’esclavage et résultat d’un syncrétisme socioculturel, était ainsi né en Guyane entre bals travestis et ses parodies contingentes officieuses, entre danses de salons et rythmes africains.
Le bal paré-masqué est une forme urbaine du carnaval guyanais. En effet, l’essentiel des festivités carnavalesques s’est déroulé à Cayenne, et c’est donc dans la capitale que s’est formée la structure actuelle, plus ou moins rigide, des bals et des personnages tels que le touloulou que nous connaissons aujourd’hui, alors même que paradoxalement plus de la moitié de la population guyanaise vivait dans les villages aurifères, à l’intérieur du pays, avant 1950 139 .
La structuration contemporaine et la ritualité moderne de ces bals proprement carnavalesques a eu lieu dans les dancings ; lieu de neutralité sociale dans lesquels le personnage central, le touloulou a imposé et affiné son jeu carnavalesque, accompagné en cela d’un orchestre dont les instruments et les formes rythmiques déterminent ensemble l’originalité carnavalesque guyanaise.
Les tout premiers dancings 140 furent crées avant le XXe siècle. Mais dès 1902, ils portent les noms de « le Casino-théâtre », le « Trocadéro », « le Château », « la Nouvelle cité », « le Petit Balcon » et étaient construit en bois, sur pilotis.
Rapidement ils furent investis par des réunions ou des conférences politiques, et certains d’entre eux, « le Casino », par exemple, était tenus par une conseiller général. Il est rapporté que le succès de ce dancing déclina avec le déclin politique de son propriétaire.
L’entrée des dancings distinguait les touloulous femmes, les touloulous hommes et les spectateurs qui ne payaient alors pas le même prix. Etaient exclus les bagnards et de manière générale les moins de trente ans. Les notables préféraient quant à eux les bals privés ou organisés par la « Loge maçonnique ».
Les orchestres se composaient de six ou sept musiciens et jouaient de la batterie, du tibwa 141 , du violoncelle ou de la contrebasse, du banjo, de la clarinette et du trombone, et plus rarement du piano et du violon.
Chacun des musiciens était capable de maîtriser deux ou plusieurs instruments sur scènes. Les morceaux et les paroles étaient tantôt inspirés des grands standards caribéens, tantôt composés par le groupe lui-même ou un membre du groupe. De grands compositeurs et auteurs se firent ainsi un nom.
Il était une tradition guyanaise qui voulait que tout bal paré-masqué se termine par un vidé. L’orchestre, vers 5 heures du matin sortait en musique de la salle et entraînait avec lui les danseurs et autres spectateurs, il vidait ainsi le dancing de ses occupants et arpentait les rues principales de la ville pour raccompagner chacun des protagonistes chez soi ou dans les bars qui proposaient soupes ou cafés. Parfois il arriva que les orchestres des dancings se rencontrent en pleine rue.
En déclin depuis l’époque de le départementalisation, le vidé fut interdit en 1986, suite à un accident.
A partir des années 1950, les dancings ne servent plus qu’aux bals carnavalesques.
En 1953, ouvre non loin de la « Crique », nom donné communément au canal Laussat, qui sépare la ville de Cayenne, le « Soleil levant », le dancing actuel le plus populaire, créé en accord entre Charles Sébastien dit Tjals, banjoïste dans de nombreux et renommés orchestres de bals et la propriétaire Evelyna Modica. Mais d’autres trouvent également leur place, comme le « Dancing Eloi », le « dancing de Small ».
C’est à cette époque-ci que la composition musicale des orchestres des bals carnavalesques s’enrichit de la trompette, des maracas, du chacha, de la tumba et du trombone. Depuis, le trombone, ainsi que la clarinette et le saxophone sont devenus des instruments indispensables à toute formation carnavalesque.
En 1975, le « Soleil Levant » est le seul a fonctionner ; cette situation de monopole a contribué à supprimer les clivages de classes qu’entretenaient indirectement les différents dancings, dans lesquels se retrouvaient, pendant carnaval, un même type social de public.
La démocratisation du bal paré-masqué était en marche.
L’orchestre « Les Mécènes » arriva au « Soleil Levant » en 1980 et son succès fit celui du dancing. « Les Mécènes » innovèrent et bousculèrent quelque peu la musique carnavalesque guyanaise, en intégrant un chanteur et une chanteuse dans le groupe, en accélérant les rythmes et les tempo des morceaux devenus traditionnels, biguine, mazurka, et rajoutèrent à leur répertoire les meringues, les boléros, les calypso et les slows afin d’accorder aux danseurs une pause. Tous les morceaux deviennent ainsi chantés mais l’improvisation demeure un élément important dans la prestation scénique.
Leur plus gros standard, vendu à plus de 10 000 exemplaires, le Piké Djouk, chanté pour la première fois en 1984, est encore chanté aujourd’hui comme un incontournable. Les paroles sont inspirées d’un fait divers politique.
« Les Mécènes », désignés ambassadeurs de la musique carnavalesque guyanais, sont allé représenter au carnaval de l’outremer à Paris et en Louisiane.
Depuis 1995, ce sont les « Blue Stars 142 » au nombre de seize musiciens, qui occupent la scène « Chez Nana » pendant carnaval. Le chanteur est surnommé « Quéquette ». Chaque samedi, ils portent un déguisement différent.
La musique carnavalesque est jouée uniquement dans ce cadre, mais à partir du dernier quart du XXe siècle, la musique guyanaise se voit marquée par un regain important, et de nombreuses productions locales, souvent inspirées de musiques carnavalesques et festives, s’offrent au public.
Les carnavals guyanais ont ainsi fourni une réponse sociale à une mixité historique tant culturelle qu’économique, sociale que politique en produisant et structurant des repères tangibles et efficaces à toute la richesse de la population guyanaise, en constante et perpétuelle mutation.
L’expression commune et conviviale des carnavals a émaillé une certaine régulation de l’ordre en associant toute les composantes de la société en un même lieu, dans un même temps et pour la pratique de la même fête.
Aline Belfort-Chanol, Le bal paré-masqué, un aspect du carnaval de la Guyane française, Petit-Bourg, Ibis Rouge Editions, 2000, p. 27.
Ordonnance coloniale du 28 juillet 1823, Feuille de la Guyane, N° 30, 16 août 1823.
Ou Kasé-kô, ou encore cassé-cô : rythme de tambour et danse à figures libres, altération et imitation des danses des colons européens, transmis de génération en génération, créant de ce fait une forme originale artistique.
En apportant le chant et le rythme du bèlè à la polka, les musiciens noirs en firent un genre nouveau que l’on classa dans les biguines.Ces biguines étaient au nombre de trois : biguine de salon, biguines de bal et biguines de rue. Les biguines de salon étaient interprétées au piano et au violon. Un violoncelle assurait la ligne de basse. Ce nouveau genre permit d’inclure des chants structurés, avec refrain et couplet, à la manière des chansons françaises. Jouées par un orchestre utilisant la contrebasse à partir de 1860 environ, elles servirent de support à toutes sortes de satires et de campagnes politiques. Se dansant avec beaucoup d’énergie, elle précédait la mazurka , plus reposante. Un troisième type de biguine existe, né du bèlè, franchement satirique et développé vraisemblablement par les Noirs en période de carnaval. Le chant prédomine dans cette forme, et la voix du soliste se devait d’être forte.
Notamment, chez les Bushinenge, population africaine déportée en Guyane comme main-d’œuvre gratuite pour les colons.
Serge Mam-Lam-Fouck, Histoire de la Guyane contemporaine, 1940-1982, op.cit.
Ne porteront ce nom qu’après 1950.
Type de percussion.
Du nom d’une marque de guitare.