Dans la Rome antique, de nombreuses fêtes viennent ponctuer le quotidien de la population. Pas moins de 175 jours de réjouissances sont comptabilisés dans le calendrier au IVe siècle avant l’ère chrétienne et font de Rome une véritable civilisation des loisirs.
Au début de notre ère et pendant les quatre premiers siècles, les Romains de l’époque impériale fêtaient le 5 mars Isis, déesse égyptienne et protectrice des navigateurs.
Le but de cette fête de printemps était de porter à la mer une maquette de navire montée sur un char à roues, le « Currus navalis », en procession d’hommes déguisés et masqués, en offrande à Isis.
Pour tirer ce char, il fallait de nombreux chevaux, qui ouvraient alors le défilé. Dans un rituel précis, en pénétrant dans l’eau, le bateau d’Isis devait symboliser l’ouverture de la saison de navigation et de la pêche.
Claude Gaignebet précise que les fêtes d’Isis s’étendaient de l’empire romain jusqu’en Angleterre 221 .
Doit-on y percevoir à l’instar de Michel Feuillet et de Julio Caro Baroja 222 une explication étymologique du terme carnaval : currus navalis se traduisant par char naval et ainsi les premières apparitions sur la scène publique de chars allégoriques qui firent les succès des carnavals de Nice et de Rio ?
Dans le Tibre, à la fin du printemps, un rite cyclique de purification offert en spectacle au peuple consistait à précipiter un ou plusieurs mannequins de façon très ritualisée par les prêtres-officiants romains.
Ce rite était destiné à purifier la cité toute entière. Chaque mannequin était ainsi offert pour le rachat des citoyens 223 .
On croit que ces mannequins, dont le nombre coïncidait probablement avec celui des lieux saints, y étaient déposés de mars à mai : « La forme des mannequins, stipule J. Le Gall, indique suffisamment qu’ils étaient des substituts de victimes humaines 224 ».
Peut-être trouve-t-on ici une racine latine au sacrifice du roi carnaval, mannequin de substitution utilisé comme bouc émissaire dans les carnavals décrits précédemment.
Sous le règne de l’empereur Honorius, au IVe siècle, les « Saturnales » étaient des cultes voués à Saturne, dieu romain de l’agriculture et du temps. Le culte de Saturne 225 est attesté à Rome depuis la plus haute Antiquité et s’est maintenu assez vivace jusqu’à la fin de l’Empire. Ces fêtes annuelles étaient situées généralement à la fin de l’année civile et débutaient le 17 décembre – au moment de la rupture hivernale – pour se terminer sept jours plus tard, le 23 du même mois ; elles célébraient le renouveau de l’année lunaire 226 .
Hymnes à la liberté, les Saturnales permettaient à la population romaine de retrouver l’Âged’or de Saturne, c’est-à-dire de vivre dans une harmonie de justice, de liberté et d’abondance. Les saturnales sont censées abolir la distance qui existe entre tous les hommes : les hommes libres s’abstenaient de porter leur toge. Tous, libres et esclaves, portaient sur la tête le pileus, bonnet de l’affranchi, symbole de liberté. La noblesse romaine se recevait autour d’immenses banquets pour dialoguer sur la poésie et les anciennes coutumes et il était d’usage d’échanger des cadeaux et de se masquer. Les esclaves, naturellement, ne travaillaient pas : ils avaient licence, ce qui leur était habituellement interdit, de boire du vin jusqu’à l’ivresse et de s’adonner aux jeux de hasard ; on leur concédait une relative liberté de parole. Dans la maison, les maîtres offraient aux esclaves des dapes, repas rituels composés de viande rôtie et de vin, avant de manger eux-mêmes, à moins de partager fraternellement le festin. La nuit, des foules envahissaient les rues pour se livrer à toutes sortes de facéties aux cris rituels de Io ! Saturnalia ! Bona Saturnalia !
La fête des saturnales s’expose ainsi proche, non dans la structure, mais dans l’intention, des carnavals modernes où les hiérarchies sociales et les conventions morales sont bouleversées : les maîtres se mettaient au service de leurs esclaves, et on donnait libre cours à la licence la plus débridée.
Dans un total renversement des valeurs quotidiennes, un roi des Saturnales était élu, choisi parmi les condamnés à mort, auquel était conféré la liberté de commandement et de paroles. Il donnait libre cours à ses passions pendant toute la durée des festivités. Le souverain fictif était décapité au dernier jour, achevant ainsi son règne provisoire. Sans doute un sacrifice humain en l’honneur de Saturne.
Ici, le parallèle avec l’existence, le rôle et la fin du roi éphémère carnavalesque se montre confirmé.
Michel Feuillet y voit également un « prototype antique du carnaval actuel » : « Le port du masque, les jeux d’inversions sexuelles et sociales, la transgression provisoire de la norme, le royaume fou d’un monarque éphémère, la recherche nostalgique d’un âge d’or, les excès de toutes sortes proposent un riche tableau qui fait des Saturnales un modèle proche, un prototype antique du carnaval 227 ». Claude Gaignebet et Olivier Ricoux représentent quant à eux, les Saturnales comme les « origines directes des traditions de fin et de début d’année du calendrier devenu chrétien 228 ».
Claude Gaignebet,Le carnaval, Paris, Payot, 1974.
Michel. Feuillet, op. cit. ; Julio Caro Baroja, Le carnaval, Paris, Gallimard, 1979.
On ne peut s'empêcher d'effectuer ici un rapprochement symbolique et historique entre le Tibre et la Saône, Chalon-sur-Saône étant une antique ville romaine. Les rituels effectués sur le Tibre devaient être transposés – comme l’était la plupart des coutumes romaines dans les pays conquis – sur la Saône par les légionnaires, issus du peuple, et par les marchands romains. La Saône pouvait ainsi jouer un rôle de purification des souillures que les individus ou la ville entière pouvaient avoir subies.
J. Le Gall, Recherche sur le culte du Tibre, p. 87.
Chez les poètes, Saturne est assimilé à un des anciens rois du Latium dont le règne représente la période de l’âge d’or. Il finit par donner son nom à l’Italie, dite « terre de Saturne », pour évoquer sa fécondité naturelle.
Florens Christian Rang situe plutôt les Saturnales à la saison des semailles et non au cœur de l’hiver, suivant l’hypothèse formulée par Frazer.
Michel. Feuillet, op.cit., p. 28.
Claude Gaignebet, Olivier Ricoux, in Carnaval et mascarade, Paris, Bordas, 1988.