Selon les propos de Florens Christian Rang, le carnaval moderne serait d’essence et d’inspiration babylonienne. Chez les Babyloniens, une civilisation du ciel dans laquelle la voûte céleste inspirait la vie quotidienne des gens 245 – civilisation qui a inspiré celles de la Grèce puis de Rome – le changement céleste devait s’accompagner, de manière symétrique, d’un changement des puissances terrestres.
Dans la pensée grecque en effet, le terme astrologie, issu d’astrologos, donne une légitimité rationnelle et une transcendance aux interprétations des astres, c’est-à-dire que la rationalité terrestre est issue des astres. L’ordre rationnel des hommes est donc soumis aux puissances célestes. Ainsi le terme cosmos - Kosmos - avant de désigner l’univers définissait en effet « l’ordre des choses ».
Une pensée qui perçoit le monde comme ordre, et qui se soumet à la volonté de cet ordre, inscrit nécessairement l’ensemble de ses pratiques dans ce même ordre.
Les Saturnales romaines, dans lesquelles les philosophes débattaient de questions d’astrologie et de calendrier, marquaient l’entrée en vigueur d’un nouveau calendrier ainsi que le changement de la configuration du ciel.
Le panthéon grec et latin s’est donc logiquement fondu dans cet ordre des choses. L’universel devint ainsi une harmonie pratique. Les astres sont alors des manifestations des dieux et les calculs des astres, de leur déplacement et de leur distance, sont des interprétations de manifestations divines.
Dans ces conditions, un décalage entre le soleil et la lune, qui se refusent aux mêmes calculs calendaires, devait être le constat d’un aveu d’impuissance mathématique, l’impuissance à harmoniser les cycles divins des deux astres.
Et Florens Christian Rang avance que le carnaval devait « travestir astrologiquement en bouche-trou des calculs calendaires 246 ». Des jours intercalaires ont donc été créés pour correspondre parfaitement à un règlement de la vie quotidienne par rapport aux astres et donc par rapport à l’année solaire, étalon des calculs astronomiques babyloniens.
Ainsi, s’il y a rupture de lois ou de l’ordre dans le carnaval, c’est qu’il correspond à une rupture de calculs astrologiques.
Le carnaval couvre ainsi une période calendaire intermédiaire ou intercalaire. Il se situait donc à sa genèse entre deux années calendaires et concorde alors avec le nouvel an paléochrétien.
Dans cette perspective, le carnaval n’est pas le moment du changement, il est le reflet du changement. Il ne se produit pas automatiquement comme les minuits de la Saint Sylvestre, il est fondamentalement un moment synergique, une pause entre deux ordres, un entracte.
C’est le moment idéal de l’interrègne qui correspond au déclin amalgamé d’un astre, d’un dieu, d’un roi.
C’est pourquoi l’avènement ou la mort d’un monarque sont fréquemment encore aujourd’hui accompagnés d’une procession, reflétant celle des astres, leur marche céleste, leur déplacement dans le ciel. La mort d’un roi ressemble ainsi à la disparition d’un astre avant qu’un autre astre prenne sa place et trône dans le ciel.
La période intercalaire est l’instant où la rationalité astronomique perd pied et où ressurgit le calendrier lunaire, ce temps mystérieux et païen dans lequel peut refluer les angoisses et avec elles les esprits malins, les fantômes, les masques, c’est-à-dire l’irrationalité, le désordre : « C’est par la brèche calendaire du désordre que surgit la cortège triomphal du drame de l’extraordinarité 247 ». C’est aussi le temps de la crainte que la lumière ne réapparaisse plus, qu’elle soit engloutie par les ombres, le temps des vacarmes et des bruits, des musiques cacophoniques pour, à la fois, éloigner les ombres visibles et présents sous la lune, et attirer le soleil, l’astre de lumière.
L’inversion des rôles dans cette période intercalaire est donc le reflet dans le calendrier de la transcendance du ciel sur la terre.
Le carnaval est donc le fruit d’un dogme astrologique.
Dans ces conditions, le carnaval est le reflet de l’image spatiale d’un univers en désordre, de l’image astronomique inversée. Seuls ainsi les peuples qui règlent leur vie sur le calendrier solaire, en décalage avec celui de la lune, peuvent alors enfanter le carnaval.
Le système babylonien était fondé sur le fait que le ciel est l’original et la terre sa réplique matérielle.
Ibidem, p. 28.
Ibidem, p. 39.