4-1 – Métaphysique de la présence

Le masque est un faux visage qui couvre la figure et parfois tout ou partie de la tête, sur lequel on peut imprimer, outre les principales caractéristiques et les symptômes de l’âme, et ce de façon définitive - et en amont, toute forme d’expression humaine et culturelle.

Lever le masque c’est mettre au jour ce qui est caché, paraître tel qu’on est en effet, livrer ses intimes sentiments ou encore parler franchement ; le porter c’est donc l’inverse : se cacher, dissimuler ses traits et ses émotions ou parler indirectement. C’est offrir à autrui une fausse apparence de soi, c’est créer un personnage dont les attributs visuels ne sont que symboliques, sociaux et esthétiques.

Ainsi comme avec le déguisement, de manière temporaire, le masque, qui représente l’identité d’un personnage, permet l’altérité, le changement d’identité.

À l’inverse du monde animal, c’est effectivement par le visage que l’identité individuelle s’objective prioritairement et que les humains se reconnaissent de manière civique et cognitive.

En ce sens, la carte d’identité des pays occidentaux ne conserve, en image, que le sommet du corps, comme si l’identité individuelle ne se résumait qu’à cette partie visible – pourtant facilement muable et modifiable – du corps humain.

Le masque a alors ce pouvoir esthétique de modifier et de dissimuler l’attribut principal de l’identité individuelle humaine.

Toutefois, la notion de personne a longtemps été du seul ressort de la psychologie et de la philosophie : une longue tradition occidentale et judéo-chrétienne s’est interrogée sur la persona, devenue progressivement la catégorie permettant de penser comme indissociables l’âme et le corps, doués de raison et donc fondamentalement perfectibles.

On comprend ainsi comment cette notion possédait déjà un sens politique, du moins dogmatique, c’est-à-dire sans aucune contestation possible 261 .

Le masque rend donc anonyme la notion même de personne. Or, selon l’étymologie traditionnelle, « personne » vient du latin persona, terme lui-même dérivé du verbe personare, qui veut dire « résonner », « retentir », et désigne le masque de théâtre, le masque équipé d’un dispositif spécial pour servir de porte-voix. Persona signifiait donc « masque » mais ce masque était, du moins à certaines époques un amplificateur, et persona apparaissait ainsi comme un terme descriptif et expressif. Persona, qui était le masque de scène, est devenu peu à peu le porteur de masque, l’acteur, puis le personnage joué par l’acteur, le rôle.

Du théâtre, il est passé de l’autre coté de la scène, c’est-à-dire à un rôle social, joué par un personnage social. Ce personnage et son rôle pouvaient être alors considérés soit selon un sens purement sociologique, le rang, la richesse ou la responsabilité par exemple, soit selon la conscience apportée à remplir les devoirs de la charge, à assumer la dignité requise par la fonction ou le statut.

La persona latine constitue donc le rôle social que joue un individu qui est positionné sociologiquement. Le masque, dans cette terminologie, permet ainsi de jouer un rôle, mais un rôle reconnu par le reste de la société.

Loin d’être naturelle et univoque, l’idée judéo-chrétienne et dogmatique de la personne s’est donc progressivement révélée n’être qu’une forme particulière parmi d’autres de la représentation de l’être humain, tant pour les éléments constitutifs de celui-ci que pour son fonctionnement et son insertion dans l’organisation sociale d’un groupe donné.

C’est pourquoi le masque, ou le fait de masquer le visage, symbolise la métaphysique de la présence, et devient ainsi l’outil d’anonymat le plus fonctionnel et le plus usité dans les fêtes carnavalesques. Il bouleverse, en ce sens, un certain ordre, une hiérarchie sociale établie et reconnue.

Porter le masque est donc une expression et un acte politique subversif, en déréglant les références d’une structure admise de la vie sociale et de la notion établie de personne, en s’opposant à son essence même, c’est-à-dire l’ordre politique.

Notes
261.

Cependant, une mise en perspective générale de la catégorie de personne par la prise en compte des différences culturelles fut réalisée par Lucien Lévy-Bruhl, par Marcel Mauss et par Maurice Leenhardt. Ils ont été, par leurs recherches ethnographiques, les premiers à souligner l’étendue des dissemblances entre les représentations occidentales et celles des sociétés traditionnelles.