Improvisation

Ce qui retient notre attention, c’est cette forme d’improvisation théâtrale de la Renaissance italienne que l’on retrouve aujourd’hui dans les rues les jours de défilé carnavalesque avec ses cortèges d’expressions corporelles, de jeux des masques, de vitalité scénique, de pantomimes, de mimiques excessives et artificielles.

Une fiction multiple et discernable effectivement issue de la commedia dell’arte occupe les scènes carnavalesques françaises : une fiction réaliste et satirique inscrite dans la tradition de la farce médiévale 269 , une fiction irréelle qui puise ses fondements dans l’imagination populaire et poétique, une fiction grotesque et caricaturale d’inspiration rituelle et propitiatoire et une fiction qu’on pourrait appeler chorégraphique tant les mimes, pantomimes, acrobaties parfois, et autres danses, semblent chorégraphiés.

Les carnavals modernes renouvellent même cette ancienne faculté créatrice de l’improvisation et de la fiction théâtrale en joignant une dimension plus imaginaire, ou plus surréelle, voire futuriste – ou du moins non calquée sur une réalité quotidienne – aux jeux théâtraux basés sur une révolte contre la discipline morale.

L’improvisation scénique carnavalesque est une improvisation dans le sens romantique du terme, c’est-à-dire proche d’une création spontanée, fruit d’une inspiration liée au contexte. Lorsque le signal de départ du défilé carnavalesque est donné, rien ni personne ne donne d’ordre, de directive stricte. Le ton est donné par le personnage que l’on incarne, les acteurs que l’on croise, les spectateurs qui interpellent ou encore par l’idée proposée par anticipation pour accorder tout un groupe et donner ainsi une impression de coordination unitaire. Et là encore, défiler seul ou intégrer un groupe modifie la perception de l’improvisation spontanée. Pour avoir expérimenté les deux, dans les carnavals, la seconde, qui est aussi la plus courante, en groupes déterminés par avance, se rapproche davantage d’une improvisation jazzistique – que nous développerons plus loin – alors que participer seul utilise les conventions culturelles, les moyens techniques d’expression appris et adaptés à la situation scénique carnavalesque.

En effet dans chacun des carnavals observés, on rencontre aussi bien des acteurs carnavalesques jouant indépendamment ou non tout scénario, soit isolés, soit groupés à deux, trois, quatre, aussi nombreux soit-il, que des acteurs faisant cavalier seul en marge d’un groupe, voire du défilé lui-même.

Une chose est certaine en revanche, et ce quelque soit la manière de participer à un défilé carnavalesque, c’est que la façon de participer déguisé et caché derrière un masque, de jouer à l’improviste – librement – stimule les moyens d’expressions, qu’ils soient gestuels, mimés, dansés ou chantés. La spontanéité donne lieu à une variété de jeux et d’expressions et le sentiment de liberté s’objective. On représente en effet mieux ce que l’on ressent plutôt que ce que l’on emprunte. L’expression se facilite, se dynamise, l’imagination se développe, et tout au long du parcours, elles deviennent plus vives, plus libres, au fur et à mesure que l’on se rapproche de son personnage de fiction.

Le corps tout entier devient rapidement le seul moyen d’expression dans la mesure où la parole ne peut se faire entendre dans le brouhaha tonitruant et polyphonique des musiques, et la conception des défilés carnavalesques vise ainsi l’expressivité totale du corps humain dans l’espace scénique. En raison du port fréquent du masque, ou du maquillage, l’expressivité se situe surtout en dessous du visage. Le masque constitue plutôt un moyen conventionnel et contextuel pour fixer l’expression concrète.

La pantomime carnavalesque s’inspire ainsi davantage des gestes corporels que des mimiques faciales, gênées et retenues précisément, par le port du masque.

Le langage corporel de la pantomime carnavalesque est ainsi autant naturaliste – gestes naturels, spontanés – que symbolique ou abstrait. Il se rapproche donc en cela du langage mimique.

Cette pantomime extravagante, voire parfois érotique et provocante des travestis du carnaval chalonnais et de celui de Dunkerque, illustre ce type de langage proprement carnavalesque.

Elle confère au jeu théâtral carnavalesque toutes les ressources d’expression grotesque, fantasmagorique, d’invention créatrice.

En même temps, elle permet le jeu théâtral concerté et offre à l’improvisation les pantomimes en duos, trios, quatuors ou implique régulièrement plusieurs personnages qui établissent alors et sur le champ une correspondance entre leurs gestes et mimiques corporelles.

Chacun des acteurs, à la fois dissimulé et investi par son personnage tégumentaire carnavalesque concentre toute sa disponibilité inventive dans une suggestion de jeu collectif, spontané, non prémédité, irréfléchi, c’est-à-dire impromptu. Son déguisement et l’esprit carnavalesque offrent conjointement la « direction » du jeu pantomimique. Un couple de chalonnais déguisé lui en religieuse, elle, en moine, oriente effectivement l’improvisation de la pantomime et les danses réalisées à l’improviste, face au public, à chaque applaudissement des spectateurs.

Cette pantomime carnavalesque est basée essentiellement en effet sur la liberté de comportement, de sentiment et d’imagination. L’invention créatrice impromptue amène donc à définir collectivement la matière scénique carnavalesque jouée sur le moment et face, ou dirigée envers un public.

Jouer sur le champ, sans répétition ni contrainte apparente, tel est le jeu carnavalesque théâtralisé.

Si la part de l’improvisation est très importante dans le langage corporel, il n’en demeure pas moins que l’expression corporelle carnavalesque puise aussi dans le répertoire des gestes et signes transmis par la culture et la tradition locale. C’est le cas notamment du « déplacement » chorégraphique guyanais dans lequel, au moment des défilés carnavalesques dominicaux, chacun des participants avance de manière très synchronique dans un mouvement singulier global de la hanche, propre aux cultures caribéennes, que l’on ne rencontre effectivement pas en métropole. C’est un déplacement relativement lent, dansé et synchrone entre tous les protagonistes du groupes, tant musiciens que danseuses ou chanteuses.

Ce déplacement chorégraphique synchronique est fortement suggéré par l’élément rythmique et omniprésent dans chacun des défilés.

Dans les groupes moins structurés et composés d’une population plus jeune – moins de vingt ans – la chorégraphie est plus succincte et plus rapide mais le déplacement reste unitaire et collectif, voire « compact » ; la part de l’improvisation pantomimique est dans ce cas fortement réduite.

En revanche, le jour des « mariages burlesques », le lundi Gras, la pantomime guyanaise est là poussée à son paroxysme, inspirée néanmoins par une trame basique, une règle et un cadre d’improvisation strict, édictés par la tradition locale 270 : les mariages inversés et grotesques. L’homme porte la robe immaculée et la femme, le costume masculin. À partir de cette prescription, tout est permis.

On peut toutefois dégager une constante dans ce jeu théâtral proprement carnavalesque, fondée sur une alternative à la présentation de soi. Soit cette dernière est absolument imaginaire, et ici, le jeu théâtral est issu d’un fantasme aussi bien individuel que collectif (thématique) ou culturel, soit la présentation offre une exhibition concrète des faits de la vie quotidienne mais de manière quasi-exclusivement caricaturale ou satirique, ou du moins déformée de la réalité. La présentation folklorisante de la communauté portugaise à Chalon, chinoise, malgache ou tamoule à La Réunion, chinoise et, dans une moindre mesure brésilienne, à Cayenne, se situe à la fois dans le fantasme collectif et dans la présentation déformée de la réalité.

Notes
269.

En exemple, la figure d’Arlequin, apparaissant sur les scènes italiennes au début du XVIIe siècle, est un personnage réaliste et satirique qui, dans la tradition dell’arte, cherche à compromettre par la dérision le paysan-bourgeois concurrent potentiel des artisans des villes. Le nom d’Arlequin est sans doute issu des diables-bouffons du théâtre médiéval français qu’on appelait Harlequin, Hellequin ou Hennequin. Cette étymologie permet de discerner une composante dérivée du théâtre médiéval français dans la commedia dell’arte. En atteste le masque d’Arlequin où des yeux minuscules percés dans des orbites énormes soulignent des poils qui recouvrent des lèvres ainsi que les arcades sourcilières, qui le rapproche de la bestialité ou du diable de la tradition bouffonne médiévale.

270.

Tradition quasiment unique, dans la mesure où le mercredi des Cendres est, dans le calendrier catholique, le premier jour du Carême, non fêté, et logiquement, le lendemain du dernier jour de carnaval.