Rituel théâtralisé

Bien que d’apparence externe fort semblable, le rituel carnavalesque est multiple et singulier, propre à chaque localité que nous avons étudiée et ainsi parfaitement délimité et reconnaissable puisque circonscrit et cerné spatialement et temporellement.

Mais nous ne ferons pas état ici des caractères et originalités de chacun et nous nous contenterons alors des constantes symboliques de quelques exemples illustrateurs et comparatifs ainsi que de l’orientation ethnologique que nous offre le rituel carnavalesque.

De l’extérieur, le carnaval propose des gestes excessifs exploités jusqu’au paroxysme de leur signification. En effet, le carnaval possède pleinement cette fonction d’emphase, la même que celle du théâtre antique dont les gestes et les accessoires (masques, déguisements, attributs, objets portés, etc.) concourent à l’explication exagérément visible.

Chaque comportement et chaque déguisement doivent signifier la particularité et le ton de la fête d’une part, et exprimer à l’excès l’emploi d’un comportement extra-quotidien d’autre part.

À Dunkerque par exemple, les participants se servent d’une caricature locale particulièrement expressive pour signifier la féminité, mais utilisée comme parangon elle est toute entière rassemblée dans une qualité particulièrement répulsive.

À Chalon, les acteurs du carnaval se construisent une allure tellement péremptoire que les personnages affichent par avance, dans leurs costumes et leurs attributs, le contenu de leur rôle provisoire.

Le carnaval est ainsi comme une écriture diacritique dans le sens où par delà la signification fondamentale, les acteurs et les spectateurs disposent des explications fragmentées du tout continuel, aidant sans cesse la lecture des rituels par des gestes, des attitudes et des mimiques qui portent l’intention à leur maximum de visibilité.

Ainsi durant le défilé carnavalesque, chaque moment devient intelligible parce que ritualisé, du fait justement de sa combinaison alchimique ad hoc associant un ensemble de paroles non verbales et des symboles fondamentaux (gestuelle, manipulation d’objets à valeur symbolique, reconnaissables, banderoles, textes écrits, etc.) collectivement reconnus.

Il est donc une pantomime immédiate, infiniment plus efficace que la pantomime théâtrale car les gestes des participants n’ont besoin d’aucune fabulation, d’aucun transfert pour paraître véritables et véritablement carnavalesques. Chaque moment est une allégorie qui dévoile instamment la relation d’une cause et de son effet figuré.

Certains personnages ou groupes de personnages, à Cayenne ou encore à Chalon-sur-Saône particulièrement, divertissent à l’égal d’un personnage de Molière dans la mesure où ils réussissent à imposer une lecture immédiate de leur intériorité extra-quotidienne ritualisée.

Ce qui est livré au public, c’est donc le grand spectacle du rituel carnavalesque : inversions unilatérales et grotesques pour Dunkerque, représentations subversives et acerbes pour Chalon, mise en scène folklorique et multiculturelle pour Saint-Gilles, ensemble scénique jouant à la fois des corps caribéens et des traditions catholiques européennes pour Cayenne.

Le sens global et constant du carnaval est alors celui de l’amplification rhétorique de l’emphase des passions, le renouvellement des paroxysmes et de l’exaspération des jeux scéniques. Toutefois, la finalité, déterminée par des règles structurées comme un schéma invariant de comportement proprement carnavalesque, aussi précises et clairement identifiables, identifiant un ensemble de figures imposées, exige que chaque comportement soit exactement ce que le public attend. Il faut donc que rien n’existe totalement ni réellement, tout doit être symbole ou symbolisé ou encore allusion ; rien ne doit être donné exhaustivement et en dehors du rituel carnavalesque, ou extrinsèque à l’intelligibilité des symboles.

Le carnaval constitue une intelligibilité idéale et, de fait, une euphorie extra quotidienne soulignée par un temps sacré hors de l’ambiguïté constitutive des situations quotidiennes. L’acte rituel réactualise ainsi de façon périodique et répétitive le système de symboles et de valeurs carnavalesques propre à chaque localité qui est reconnu comme singulier et a fortiori comme référence sacralisée.

De ce fait sont respectés les deux procédés lévi-straussiens qui caractérisent et définissent le rituel : la répétition et le morcellement ; ainsi que les quatre piliers « sacralité, territoire, primat des valeurs et symboles collectifs 272 . »

Le carnaval est un théâtre dont la scène est vaste et délimitée mais qui s’ignore, en principe toute distinction entre acteur et spectateur. Les personnages masqués ou déguisés, chantant, dansant, riant peuvent être rencontrés aussi bien sur les trottoirs, en marge, qu’au milieu des groupes défilant au centre de la rue. Chacun est son propre acteur et son propre spectateur, à la fois son même et son autre. N’est-il pas pour autant spectacle ou représentation ? Et qu’exprime ce théâtre urbain qui mime la vie sans trancher entre un art ou un autre?

Notes
272.

Claude Lévi-Strauss, "L'homme nu", Mythologie IV, Paris, Plon, 1971, p. 601.