Distinction identitaire

Dans chaque carnaval, les groupes, qui rassemblent l’immense majorité des participants, définissent préalablement un type de déguisement qu’ils confectionnent souvent ensemble. Acte autant agrégatif qu’hautement identificatoire par distinction, la désignation du costume de défilé n’est donc pas entièrement laissé au libre choix, d’autant que le concours carnavalesque veille au strict respect des consignes. À Dunkerque, en revanche, la notion de groupe carnavalesque n’est pas marquée par une analogie vestimentaire préétablie collectivement, mais le sentiment d’appartenance est davantage symbolisé par la connaissance des chants entonnés ensemble et à tue-tête lors des rigodons et des défilés. C’est un savoir qui s’acquiert au gré du temps puisque les enfants les répètent ensemble à chaque période de carnaval et ce, dès les premiers cycles de leur scolarisation. Ce sentiment d’appartenance à une communauté est également largement marqué et distingué par « la chapelle ». En effet, « faire chapelle » consiste, les jours de défilés, à ouvrir les portes de son logis pour désaltérer et restaurer les carnavaleux ; mais pas n’importe quels carnavaleux : seulement ceux qui connaissent déjà les lieux et leurs propriétaires. Les défilés font halte régulièrement à des endroits ou des quartiers très particuliers, précisément là où on les attend pour faire chapelle. Ainsi seuls connaissent ces lieux, le Tambour major et les « véritables » carnavaleux, c’est-à-dire les dunkerquois « de souche » et les cercles de leurs amis proches qui, de ce fait, forment communauté en se distinguant de ceux qui ne savent pas. À Dunkerque la distinction identitaire et communautaire à l’intérieur même du défilé s’élabore donc, en priorité, par ce fort sentiment d’appartenance que légitime la connaissance parfaite, à la fois, et des chants, et des lieux, et de ses habitants. Dans ces conditions, il n’est alors pas nécessaire de se distinguer autrement.

Si paradoxalement la distinction identitaire réelle et immanente dans le quotidien se retrouve objective dans une fête telle que le carnaval, c’est que la métamorphose tégumentaire n’est en rien responsable d’un potentiel bouleversement de l’ordre social. Ce ne serait donc manifestement pas le déguisement qui autoriserait un dérèglement profond et momentané de l’organisation sociale, durant le temps festif du carnaval. À Dunkerque, en particulier, s’il y a pourtant bien métamorphose, le déguisement carnavalesque, sinon reproduit, du moins transpose, dans le temps singulier de la fête, un ordre social établi dans le quotidien. Ainsi si le carnaval est dérèglement de l’ordre établi, le costume carnavalesque, à Dunkerque, n’est pas un costume de l’anonymat et n’entre donc en rien dans ce dérèglement. Au contraire, il est reconnaissance, non d’une altérité, mais bien d’une double apparence d’une seule et même personne, et a fortiori d’un groupe. Son double personnage ou sa double identité est ainsi joué sur la scène carnavalesque.

L’identité des individus et du groupe n’étant plus dissimulée, il est à supposer que l’anonymat, ici, n’est pas vecteur de licence. La licence proprement carnavalesque réside donc, dans un autre domaine que celui du jeu de l’anonymat.