Communication

Pour comprendre sur quel fondement s’établit cette métamorphose singulière du carnaval, nous nous appuierons sur une œuvre, celle de Grégory Bateson : La cérémonie du Naven 275 et plus précisément sur sa théorie de la communication inspirée à la fois de la cybernétique et de l’éthologie. Le fait, à l’instar de Bateson, de placer l’élément rituel, au centre d’un système de communication spécifique permet en outre d’analyser le processus de communication en train de se faire dans l’acte rituel lui-même et, de ce fait, de saisir la contradiction entre le message et son cadre d’émission.

Considérons alors le rituel de déguisement comme un processus qui fonctionnerait comme une simple action de communication. Maintenons aussi comme postulat que la surface externe du corps est objet constant d’une évaluation sociale et culturelle. Au-delà en effet des systèmes esthétiques propres à une société donnée, il existe une pensée de la conformité corporelle qui distingue le « normal » et l’« anormal », le carnaval se situant de fait dans l’« anormalité ». Le sens de l’apparence sociale revêt donc des formes culturellement variées qui consistent en un marquage tégumentaire externe. Le corps recouvert d’une peau sociale doit donc être immédiatement signifiant. C’est ce tégument humain qui permet de situer instantanément la position sociale, le sexe, la classe d’âge ou encore l’appartenance ethnique d’un individu mais aussi a fortiori de distinguer les catégories sociales. Tatouages, scarifications, peintures corporelles sont de la même manière des marqueurs tégumentaires internes identitaires aussi bien collectifs qu’individuels qui permettent et acceptent la coexistence de diverses appartenances. Ce système, vestimentaire pour les populations occidentales, révèle un ensemble de signes dont le code est formellement connu et reconnu de l’ensemble du groupe élargi, et autorise ainsi à chacun d’identifier par le simple regard, la vue, tout individu rencontré.

De facto, le rituel de déguisement vise alors à montrer que le sujet qui s’exprime, qui parle à travers son déguisement, son apparence sociale n’est pas celui qui incarne le message envoyé. C’est un message social qui doit donc être émis de façon sociale, c'est-à-dire de manière diligemment désocialisée et impersonnelle, voire neutre et anonyme. Le déguisement est l’outil précisément culturel qui permet à l’individu de donner la preuve de son absence identitaire personnelle et de multiplier les signes de sa non compromission individuelle dans la réalité de la situation sociale. Il est ainsi « autre » et « hors » de la situation précise de communication et du jeu rituel. Ce processus exacerbe alors le caractère éminemment à la fois « alter » et « extra » du rituel de déguisement carnavalesque.

Cependant, cette altérité et cette extranéité, tout comme un système langagier, ne peuvent être adventifs et se doivent a contrario d’être comprises par le ou les récepteurs, que ce soient les spectateurs ou les actifs participants des défilés. Il est nécessaire, dans ce cas, que non seulement les types de déguisement, mais l’ensemble de la pantomime carnavalesque, soient adaptables à la structure culturelle et utilisent des codes précis, culturels donc, qui soient compris et facilement « décodables » par les récepteurs ; en définitive, que le déguisement fasse partie de manière inhérente à un ensemble déterminé et prescrit par le système culturel strict. Il faut ainsi que l’acte soit sensiblement efficace et qu’à partir d’un ensemble de signes, il réponde à une finalité culturelle.

L’expression théâtralisée du déguisement doit, en d’autres termes, créer un espace sémantique proprement social, de nature à opérer, de manière efficiente, un échange communicationnel objectivement impersonnel entre le public et les participants. C’est pourquoi l’exhibition a priori « anormale » carnavalesque de ce marquage tégumentaire, l’acte prosoponique d’une prosopopée.

Les marqueurs individuels carnavalesques ne sont pas anarchiques mais le déguisement reprend à l’inverse les mêmes signes pour leurs qualités avérées « réglementaires » et reconnaissables de tous afin de symboliser un statut déjà signifié. Toutefois, la finalité demeure carnavalesque, c'est-à-dire que la surface externe du corps sert, non pas simplement à masquer ni à désorienter le regard social, mais précisément à inscrire celle-ci dans un autre statut social aisément identifiable, dans un équivalent métonymique.

Le costume rituel carnavalesque dispose alors fondamentalement d’une valeur sociale diacritique.

Le chaos dans le carnaval n’est ainsi pas de l’ordre du social, les jalons sémantiques tégumentaires subsistent fermement même s’ils sont exploités à d’autres fins, davantage métaphoriques. C’est l’univers social du quotidien qui sert de support à la création d’un autre social, alors métaphorisé.

L’acte de communication du déguisement est ainsi un acte à la fois social et politique, ou plutôt l’expression culturelle d’une altérité et d’une extranéité sociale qui dépasse de ce fait son but initial. C’est par ce biais notamment que la pratique subversive de la critique sociale, rencontrée plus ouvertement et explicitement au carnaval de Chalon, peut se légitimer. Le message est social mais le cadre de celui-ci reste et demeure culturel. Le rituel autorise, en ce sens, cet espace lexicologique anonyme, puisque prédéterminé, et permet le passage entre l’acte de communication opéré par la métamorphose et l’acte social.

Notes
275.

Gregory Bateson, La cérémonie du Naven, Paris, Minuit, 1986.