Anonymat idéologique

Dans la métamorphose carnavalesque, entendue comme représentation, la règle est d’être autre ou encore de se faire passer pour autre, de profiter de la licence sociale carnavalesque pour endosser une autre identité sociale, elle-même résultat du fait que le déguisement dissimule le personnage social.Pourtant, l’acteur ne cherche pas à faire croire qu’il est réellement le personnage qu’il incarne. Mais alors, quelle est cette personnalitési ce n’est pas celle qui porte le déguisement ?

Il y aurait donc une autre personnalité carnavalesque par opposition à un personnage social, ou identifié socialement.C’est le même processus qui délimite la scène du jeu carnavalesque, en cernant la représentation dans un temps et un espace proprement théâtralisé.

Si ainsi le propre des déguisements carnavalesques est de créer une structure sociale alternative métaphorique, une méta-structure, dont les fondements sont réels, dans un temps et un espace délimité, plutôt que de renverser celle qui est en vigueur dans le quotidien, se pose effectivement le problème de l’identification de l’individu qui a recours paradoxalement au déguisement et par extension, de l’identité même du groupe qui se met en scène.

L’élucidation en est sommaire dans la mesure où le carnaval ne touche qu’à l’appartenance sociale et non à l’appartenance ethnique du groupe ou de l’individu. Les déguisements carnavalesques n’ont de sens que s’ils troublent une structure sociale et non la notion d’ethnicité qui est en même temps facteur et vecteur d’identité. L’identification a, en ce sens, une double valeur symbolique et effective.

La notion d’ethnicité n’est bien évidemment pas à prendre dans son acception première, mais plutôt dans un contexte de groupe, qu’il soit d’ordre effectivement ethnique comme plus que particulièrement à Saint Gilles ou d’ordre communautaire, ou micro communautaire, tels les regroupements de quartiers, comme par exemple à Chalon, de familles étendues, comme on peut le voir à Cayenne, de cercles plus ou moins fermés d’amis comme il est notoire à Dunkerque, ou encore d’ordre associatif. L’appartenance ethnique est donc conservée comme identification et identité du groupe.

Nous pouvons en déduire que dans une recherche d’anonymat, c’est uniquement un anonymat social qui est employé dans le carnaval et que l’identification ethnique, elle, demeure présente et même, est rendue de ce fait d’autant plus visible. Il y aurait donc acte politique de légitimation ethnique.

Postulons alors que ce type d’anonymat ou d’altérité est d’ordre doublement idéologique puisqu’il identifie et stigmatise à la fois un groupe.

Le creuset culturel dans lequel est puisé un panel de critères carnavalesques tégumentaire est bien évidement distinct d’un groupe à l’autre, et c’est donc celui-ci qui aurait cette fonction identificatrice. C’est entre autre ce qui est avancé comme outil distinctif et singulier dans chacun des carnavals mais de manière différente. Les vieux oripeaux caractérisent les gôniots chalonnais, l’exposition ostensible des costumes carnavalesques « traditionnels » de Cayenne, la féminité décrépite pour les carnavaleux dunkerquois, le vêtement folklorique pour les diverses ethnies participant au carnaval de Saint-Gilles.

Mais à l’intérieur de chacun des carnavals, la distinction ethnique est d’autant plus présente que l’identification des groupes est grande.

À Cayenne, les groupes brésiliens dans les défilés sont d’une part, en règle générale, disposés en fin de cortège, mais surtout d’une évidence distinctive telle qu’on pourrait discerner la co-existence temporelle et spatiale de deux carnavals différents. Les groupes chinois, souvent identifiés par la « sortie » de leur dragon métaphorique, rentrent également dans cette catégorie « ethnique » d’autant, qu’ils ne peuvent gagner les concours carnavalesques 276 .

Les Créoles quand à eux se distinguent plutôt par quartiers et participent pleinement aux concours carnavalesques puisqu’ils en respectent les critères dans la mesure où ils sont organisés et réglementés par cette même communauté.

En revanche, il est une constante discursive proprement carnavalesque omniprésente dans chacun des carnavals observés qui rappelle que l’anonymat social est la première des règles. « Dansé avec mon propre patron », « côtoyé des gens d’autres quartiers », « m’habillé comme mon médecin et défilé avec lui », « partagé le temps du carnaval avec les autres communautés », « paradé juste derrière le groupe des (…) avouez que ce n’est pas donné à tous le monde » sont en effet des phrases qui reviennent, sous différentes formes, régulièrement dans les propos de l’ensemble des individus actifs lors des différents carnavals. Chacun met l’accent sur l’anonymat social. À l’inverse rien n’est exprimé, sur les critères et les valeurs symboliques identificatoires si ce ne sont des regrets de quelques membres du Comité des fêtes chalonnais en ce qui concerne un subjectif manque « d’unité » tégumentaire gôniotique.

Les bals masqués, primordiaux et fondamentaux dans l’ensemble rituel carnavalesque de Cayenne et de Dunkerque, renchérissent davantage sur cette idée d’anonymat social. Il est vrai que pouvoir danser avec son – ou sa – chef de service ou avec son ou sa responsable hiérarchique est souvent avancé comme un élément essentiel du carnaval.

La structure sociale est donc seule à être dérangée au profit d’une identification ou d’une stigmatisation ethnique. C’est au contraire un moyen pour quelques groupes ethniques 277 de s’offrir une scène et c’est aussi pour cette raison que leurs déguisements carnavalesques restent proche de la réalité stigmatisée ou folklorisée du quotidien.

En effet, une sorte d’affirmation de la réalité de l’existence d’une identité ethnique transparaît perceptiblement dans les défilés carnavalesques. Le carnaval est alors utilisé comme moyen et comme droit de se maintenir et s’épanouir en tant que communauté. Les folklores stéréotypés brésiliens ou chinois à Cayenne, portugais à Chalon ou malgaches, tamouls et chinois, entre autres, à Saint-Gilles témoignent de cette volonté identificatrice des différentes communautés ethniques.

Notes
276.

Cf. infra 3e Partie.

277.

Nous entendons par ethnie tout groupe réel ou communauté reconnue comme telle et conscient de l’être.